Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
Plus nous avançons dans l'usage des technologies numériques en santé, en particulier dans l'usage des pratiques de télémédecine et de télésoin (télésanté), plus nous avons besoin d'apporter des preuves de l'amélioration du service médical rendu (ASMR) aux usagers de la santé et/ou de l'amélioration du service attendu (ASA) par ces usagers. Les deux méthodes d’évaluation les plus connues et les plus couramment utilisées depuis 2009 sont le Modèle d’évaluation des applications de télémédecine (MAST) (1) et le cadre des normes de données probantes pour les technologies de santé numériques de l’Institut national anglais pour l’excellence de la santé et des soins (NICE) (2). Ces méthodes sont utilisées dans de nombreuses études publiées au cours des dix dernières années.
(1) Validity of the Model for Assessment of Telemedicine: A Delphi study. Kidholm K, Jensen LK, Kjølhede T, Nielsen E, Horup MB.J Telemed Telecare. 2018 Feb;24(2):118-125. doi: 10.1177/1357633X16686553. Epub 2016 Dec 26.PMID: 28024442
(2) National Institute for Health and Care Excellence (NICE) Evidence standards framework for digital health technologies. National Institute for Health and Care Excellence (NICE); 2021. Apr 23, [2021-07-27]. https://www.nice.org.uk/corporate/ecd7/resources/evidence-standards-framework-for-digital-health-technologies-pdf-1124017457605.
L'implication des patients dans les démarches de prévention, de diagnostic et traitement conduit à prendre en compte dans les études scientifiques, d'une part les résultats que le patient rapporte lui-même (PROM pour Patient-Reported Outcome Measures), d'autre part l'expérience vécue pendant une intervention de soin qu'il rapporte également lui-même (PREM pour Patient-Reported Experience Measures), PROM et PREM étant obtenus par des mesures rigoureuses. Une excellente mise au point sur l'usage des PROM et des PREM pour évaluer les applications de télémédecine vient d'être publiée par une équipe de chercheurs allemands de l'Université de Dresde, dont nous rapportons et commentons les principaux messages dans ce billet.
Use of Patient-Reported Outcome Measures and Patient-Reported Experience Measures Within Evaluation Studies of Telemedicine Applications: Systematic Review. Knapp A, Harst L, Hager S, Schmitt J, Scheibe M. J Med Internet Res. 2021 Nov 17;23(11):e30042. doi: 10.2196/30042.PMID: 34523604.
C'est la position en France de la HAS depuis 2018, qu'elle rappelle dans une récente table ronde qui s'est tenue aux Ateliers de Giens (2021) consacrée à la place des patients dans l'évaluation des dispositifs médicaux numériques (DMN).
Place des mesures rapportées par les patients (PROMS/PREMS) dans l’évaluation et la valorisation des technologies de santé en France. Roussel C, Chassany O, Durand-Zaleski I, Josseran A, Alter L, Auquier P, Bourguignon S, Cachoux J, Desforges C, Fernandez J, Gaudin AF, Germe AF, Haenel E, Olivier P, Maillard N, Naïditch N, Nguyen T, Péan C, Rumeau-Pichon C, Sales JP, Schmidely N, Tuppin P, Vray M. Therapie. 2022 Jan-Feb;77(1):89-102. doi: 10.1016/j.therap.2022.01.007. Epub 2022 Jan 13.PMID: 35115142.
CONTEXTE
Les études utilisant MAST fournissent les éléments suivants dans le cadre d’une évaluation multidisciplinaire des applications de télémédecine : efficacité clinique, expérience du patient, sécurité d'usage, aspects économiques, aspects organisationnels et aspects socioculturels, éthiques et juridiques. Le point de vue du patient est évalué par les mesures des résultats rapportés par le patient (PROM), telles que la qualité de vie liée à la santé (QVLS) ou les résultats sur le comportement de l'usager, ces derniers étant pertinents lorsqu’on se concentre sur l’efficacité clinique.
De plus, l’expérience vécue par les patients (PREM) fait partie de l’évaluation afin de connaître la satisfaction et l’acceptation, la compréhension de l’information, la confiance dans le traitement, la capacité d’utiliser l’application de télémédecine, voire son autonomisation.
Le cadre NICE (National Institute for Health and Care Excellence) fournit des normes minimales de preuve et des normes de meilleures pratiques pour l’évaluation des technologies de santé numériques en fonction du degré de traitement. Parmi eux figurent, par exemple, la démonstration de l’efficacité, l’utilisation de techniques de changement de comportement et les aspects économiques. Il recommande également l’évaluation des résultats centrés sur le patient dans les technologies de santé numériques complexes et indique spécifiquement que bon nombre de ces résultats devraient être mesurés à l’aide de PROM.
La Food and Drug Administration des États-Unis se réfère aux PROM comme « toutes données provenant directement des patients sur la façon dont ils vivent ou se sentent par rapport à un état de santé et à son traitement, sans interprétation des réponses du patient par un clinicien ou quelqu’un d’autre »
Les PROM et les PREM sont utilisés pour l’évaluation des applications de télémédecine. Cependant, à notre connaissance, il n’existe à ce jour aucune revue systématique de l’utilisation des PROM et des PREM dans les études qui évaluent les applications de télémédecine, quel que soit le type d’application et l’objectif médical.
METHODES
Nous avons effectué une recherche documentaire systématique dans les bases de données MEDLINE et Embase, et inclus des études publiées depuis leur création jusqu’au 2 avril 2020. Nous avons inclus des études évaluant la télémédecine avec des patients comme principaux utilisateurs. Ces études ont rapporté des PROM et des PREM dans des essais contrôlés randomisés, des essais contrôlés, des essais non contrôlés et des essais de faisabilité. Seules les études publiées en langue anglaise et en langue allemande ont été retenues.
Deux reviewers (AK et LH) ont effectué cette recherche documentaire. AK a passé au crible tous les papiers et LH a examiné un échantillon pour valider le dépistage d’AK. L’appariement entre les évaluateurs était de 82,3 %, ce qui, selon les lignes directrices AMSTAR 2 (A Measurement Tool to Assess Systematic Reviews) légitime l’examen d’un échantillon seulement par un deuxième évaluateur.
Sur les 2671 études identifiées, et après avoir éliminé les doublons, 2136 articles étaient retenus. 627 (29,35 %) qui avaient un texte intégral ont été sélectionnés, sélection qui pouvait être effectuée par un seul évaluateur (AK) en raison des critères d’inclusion et d’exclusion strictement formulés.
Finalement, 303 études (11,34 %) ont été incluses dans cette revue. Sur les 303 études, 67 (22,1 %) étaient des études de faisabilité, 70 (23,1 %) étaient des essais non contrôlés, 20 (6,6 %) étaient des essais contrôlés et 146 (48,2 %) étaient des essais contrôlés et randomisés (ECR). Ces études étaient des applications de télémédecine dans les domaines de la prévention primaire, du vieillissement et du bien-être. 75 (24,8%) concernaient la téléconsultation.
Cette revue avait pour objectifs de répondre à 5 questions : 1) dans quels scénarios les PROM et les PREM ont-ils été collectés à des fins d’évaluation ? 2) Quels domaines de résultats PROM et PREM ont été couverts et à quelle fréquence ? 3) Quels OME ( Outcome Measures in Effectveness) ont été utilisés et à quelle fréquence ? 4) La sélection et la quantité de PROM et de PREM diffèrent-elles entre les types d’études et les types d’application ? 5) L’utilisation des PROM et des PREM dans les études d’évaluation a-t-elle changé au fil du temps ?
RESULTATS
Si l’on considère toutes les études repérées, les PROM (881/1114, 79,08 %) ont été utilisés plus fréquemment que les PREM (233/1114, 20,92 %). L’analyse de corrélation a indiqué qu’avec un nombre croissant de PROM, le nombre de PREM a diminué (r = -0,23). Dans toutes les études retenues, 21,4 % (64/303) des PROM et 22,3 % (68/303) des PREM étaient auto-développés par les patients (Self Management).
La distribution des PROM était la suivante (par ordre décroissant) : QVLS (qualité de vie liée à la santé) (310/881, 35,2 %), fonction émotionnelle (244/881, 27,7 %), observance des traitements (103/881, 11,7 %), SELF_PROM (77/881, 8,7 %), fonction physique (57/881, 6,5 %), fonction cognitive (38/881, 4,3 %), littératie en santé (35/881, 4 %), fonction sociale (9/881, 1 %) et effets secondaires des traitements (8/881, 0,9 %).
La distribution des PREM était la suivante (par ordre décroissant) : satisfaction générale (98/233, 42,1 %), SELF_PREM (84/233, 36,1 %), tolérance aux traitements (29/233, 12,4 %) et adhésion aux technologies (22/233, 9,4 %).
Les OME développés spécifiquement pour des applications de télémédecine n’ont pu être identifiés que pour les PREM. Les 6 OME spécifiques étaient ; la mesure d’acceptation de la téléconsultation (3/233, 1,3 %), l’échelle d’évaluation des applis mobiles (1/233, 0,4 %) , l’évaluation de la communication par les patients pendant la téléconsultation (1/233, 0,4 %), un questionnaire d’acceptabilité des technologies pour les utilisateurs de services de télémédecine (1/233, 0,4 %), un questionnaire sur la perception de la télémédecine en général (1/233, 0,4 %) et un questionnaire sur l’utilisation de la téléconsultation (1/233, 0,4 %). Les questionnaires spécifiques à la télémédecine n’ont été utilisés que dans 3,4 % (8/233) de tous les PREM.
DISCUSSION
Le nombre d’études de télémédecine qui ont recueilli des PROM et des PREM a augmenté en moyenne au fil du temps. En outre, la proportion d’études présentant des preuves élevées, en particulier les ECR, a également augmenté. Il a été démontré que dans les années où la proportion d’études à forte teneur en données probantes était élevée, le nombre de PROM était considérablement plus élevé que le nombre de PREM.
Cela pourrait être dû à la reconnaissance et à la mise en œuvre plus larges des PROM et des PREM avec un taux de croissance des études utilisant des PROM et des PREM beaucoup plus élevé que le taux de croissance des articles de télémédecine dans MEDLINE. La tendance à l’utilisation accrue des PROM et des PREM est également évidente dans plusieurs disciplines médicales, telles que l’oncologie et l’orthopédie, ainsi que dans les études à des fins réglementaires pour les dispositifs médicaux.
En outre, les directives qui recommandent l’utilisation de PROM et de PREM publiées ces dernières années (MAST 2012 et NICE framework 2019) ont pu promouvoir l’utilisation accrue des PROM et des PREM au fil des ans. Ces directives recommandent également l’utilisation de plans d’étude à haute teneur en preuves. Une utilisation accrue des ECR a été observée depuis la publication de ces directives.
Quels que soient les outils d’évaluation de la télémédecine utilisés, des variations peuvent être observées entre les pays pour la mise en œuvre des PROM et des PREM, les types d’utilisation des données, les conditions et les domaines thérapeutiques, ainsi que les défis et les facteurs de succès pour l’utilisation des PREM et PROM. Par conséquent, les aspects régionaux et culturels doivent être pris en compte lors de l’élaboration, de la traduction et de la mise en œuvre des PROM, en particulier s’ils sont mesurés à l’aide d’outils électroniques (enquêtes en ligne). En outre, ces aspects doivent être pris en compte lors de l’évaluation des scores PROM et PREM et de leur comparaison entre différents pays.
Le rapport entre les PROM et les PREM dépend également du type d’étude et du niveau de preuves. Bien que dans les études à faible teneur en données probantes, la fréquence des PREM était presque égale à celle des PROM, la fréquence des PREM a diminué avec l’augmentation du niveau de preuves. Parallèlement, davantage de critères de jugement ont été enregistrés à des niveaux de preuves élevés. Cela pourrait être lié au cycle de développement des technologies de télémédecine. Les PREM n’ont joué aucun rôle dans les essais cliniques avec des niveaux de preuve élevés. Les PROM ont clairement dominé dans les ECR en nombre relatif et absolu.
En Allemagne, une étape clé dans la mise en œuvre des PROM et des PREM dans les études d’évaluation des interventions de télémédecine a été obtenue en 2020 avec la loi sur les soins numériques. Une innovation importante est que les coûts d’utilisation des applis de santé dites numériques seront remboursés par l’assurance maladie. En conséquence, depuis octobre 2020, environ 90% de la population a droit à un large éventail d’applis de santé mobiles dans les domaines de la télé réadaptation, de la télésurveillance et de l’autogestion numérique.
La force de la revue est qu'à notre connaissance, il s’agit de la première revue systématique examinant les caractéristiques de l’utilisation des PROM et des PREM dans les études d’évaluation de la télémédecine, couvrant tous les types d’applications à des fins médicales.
CONCLUSION
Il y a de plus en plus d’études, en particulier à preuves élevées, qui utilisent des PROM et des PREM pour évaluer la télémédecine. Les PROM sont aujourd'hui utilisés plus fréquemment que les PREM. Avec la maturité croissante des applications de télémédecine et avec un niveau de preuves de plus en plus élevé, l’utilisation des PROM a augmenté conformément aux recommandations des directives sur l’évaluation en santé. La qualité de vie liée à la santé (QVLS) et la fonction émotionnelle ont été mesurées dans presque toutes les études. D’autres efforts devraient être poursuivis pour normaliser la collecte des PROM et des PREM dans les études qui évaluent la télémédecine.
COMMENTAIRES. En décembre 2017 nous publiions sur ce site un billet intitulé : " En télémédecine comme en santé connecté, n'est-ce pas le patient lui-même qui doit évaluer le service médical rendu ou attendu ?", et nous citions dans ce billet, la très belle thèse de sciences réalisée au CHU de Nantes en 2014 sur la préférence des patients transplantés vis à vis de la téléconsultation ou de la consultation présentielle dans le suivi des greffes de reins.( file:///C:/Users/pierr/Downloads/houdardMED14.pdf) La méthode des choix discrets était utilisée pour connaitre les préférences individuelles. Les patients de cette étude choisissaient la téléconsultation à un taux très significatif. (http://www.telemedaction.org/422084427)
Dans un billet plus récent (1er février 2022), nous rapportions cette étude australienne utilisant également la méthode des choix discrets, dans laquelle les patients préféraient avoir une consultation médicale ( téléconsultation ou consultation présentielle) plutôt que ne pas avoir de consultation du tout, qu'ils préféraient les solutions les moins coûteuses, en particulier celles leur faisant perdre le moins de temps possible dans leurs activités habituelles, et enfin, qu'ils préféraient par ordre décroissant une téléconsultation spécialisée dans le cabinet du médecin généraliste ou à l'hôpital local proche de leur domicile, une téléconsultation au domicile et, en dernière solution, une consultation spécialisée en présentiel. (http://www.telemedaction.org/451611071)
Toutes ces études et d'autres montrent qu'il est désormais nécessaire de s'appuyer sur les résultats et expériences rapportés par les patients eux-mêmes (PROM/PREM) pour évaluer les nouvelles technologies et organisations en santé numérique. C'est le message principal que nous donne cette excellente revue de la littérature scientifique, réalisée par une équipe de chercheurs allemands de l'Université de Dresde. A une période où les études contrôlées et randomisées (ECR) apportent de plus en plus de preuves de non-infériorité des pratiques de télémédecine par rapport aux pratiques médicales en présentiel, la présence de PROM dans ces ECR renforce indiscutablement le niveau de preuves.
Enfin, cette étude encourage les médecins opposés aux innovations technologiques et organisationnelles du 21ème siècle à mettre de côté certaines convictions issues de la médecine du 20ème siècle et à s'engager avec rigueur dans des études contrôlées et randomisées qui prennent en compte les résultats obtenus (PROM) et l'expérience vécue (PREM) par les patients.
7 juin 2022