Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
On ne peut s'empêcher d'être frappé par la similitude du fonctionnement des plateformes de téléconsultation (TLC) ponctuelle avec celui de la plateforme publique "Centre 15" des SAMU (Service d'aide médicale urgente).
C'est Simone Veil qui met en place en 1979 les centres 15. A cette époque, l'accidentologie routière était très élevée. Les autorités sanitaires souhaitaient permettre aux citoyens, témoins ou victimes d'accidents ou d'affections soudaines en état critique, d'appeler directement le médecin régulateur du Samu, ce dernier déclenchant l'envoi d'un service mobile d'urgence et de réanimation (Smur), suivi, si nécessaire, d'une ambulance de réanimation.
L'objectif du Centre 15 était alors d'avoir une réactivité immédiate pour se rendre auprès de la victime en état de risque vital, de lui administrer les premiers secours et de la mettre en conditions d'être transportée à l'hôpital afin de prévenir la mortalité au cours du transport.
L'évolution du Centre 15 au cours des 15 dernières années
A partir des années 2002-2003, suite à la longue grève des médecins généralistes qui ne voulaient plus être dans une situation d'interrompre leurs consultations pour se rendre immédiatement au chevet d'un appelant (obligation d'assistance à personne en danger), le centre 15, tout en conservant sa mission première vis à vis des urgences vitales, est devenu le moyen pour les citoyens français de recueillir un conseil médical immédiat donné par la permanence de médecine générale auprès du médecin régulateur du SAMU.
Le nombre d'appels au Centre 15 pour conseil médical n'a fait que progresser au cours des 15 dernières années, alors que les appels pour une urgence vitale ont diminué, en partie à cause de la baisse significative de l'accidentologie routière. Quand on interroge les médecins généralistes qui font ou ont fait des permanences au SAMU, il y a unanimité dans le constat : hors des urgences vitales, les appels au Centre 15 relèvent dans leur grande majorité de simples conseils médicaux qui rassurent l'appelant ou qui lui indiquent de voir le médecin traitant dans les jours suivants ou si nécessaire de se rendre aux urgences de l'hôpital.
Il y a aujourd'hui environ 30 millions d'appels par an au Centre 15 pour seulement 700 000 appels pour urgence vitale et 20 millions de venues aux urgences dont seulement 20% justifient une hospitalisation immédiate. Les médecins urgentistes ont considéré que les appels au Centre 15 étaient des "urgences ressenties" et que leur expérience de l'urgence vitale leur permettait de faire le tri entre ce qui nécessite un examen médical physique de ce qui n'en nécessite pas.
En 2009, lorsque le décret de télémédecine était en construction, les responsables de la Société Française de Médecine d'Urgence et du SAMU demandaient aux autorités sanitaires qu'on reconnaisse l'appel au Centre 15 comme une TLC médicale. Il s'agissait à l'époque de quelques 20 millions d'appels/an. La CNAM s'y est opposée, considérant qu'une telle reconnaissance allait aggraver immédiatement le déficit de la Sécurité sociale de plusieurs centaines de millions d'euros. De là est née la méfiance de l'Assurance maladie vis à vis de la télémédecine, jusqu'à l'élection présidentielle de 2017.
Lorsque les plateformes de TLC ponctuelle sont nées à partir de 2011, essentiellement en Ile de France (voir le billet "TLC ponctuelle" dans la rubrique "Edito de semaine"), ce sont des médecins urgentistes qui en ont été à l'origine, convaincus qu'ils étaient que la télémédecine pouvait se développer dans le secteur privé sur le modèle du Centre 15.
Comment les médecins urgentistes voient-ils les besoins de télémédecine dans l'"urgence" ?
L'auteur de ce billet fonde son analyse sur des données factuelles et son expérience hospitalière.
Il nous faut d'abord définir l'"urgence médicale". En juillet 2008, le président de la Commission nationale garde et urgence du CNOM donnait la définition suivante. « Dans la tradition française, l’urgence se définit par la mise en danger à brève échéance – l’heure ou la demi-journée – de l’intégrité physique, voire de la vie d’une personne. Dans d’autres pays, notamment en Amérique du Nord, on lui accorde un périmètre beaucoup plus large, puisqu’on l’étend à tout ce qui est ressenti comme une urgence par le patient. Malheureusement pour les services d’urgence, les Français commencent à s’identifier aux Américains et à prendre les centres 15 pour un secrétariat spécialisé susceptible de répondre à tous les maux grâce au recours au médecin de garde". On peut dire que 11 ans plus tard, les médecins urgentistes et les citoyens français ont bien adopté la définition américaine de "l'urgence ressentie".
Aujourd'hui, les besoins de la télémédecine dans l'urgence ressentie sont présentés par les médecins urgentistes de la manière suivante (voir l'image du billet) : lorsqu'il y a un plateau médical limité, pour avoir une réponse immédiate, pour suppléer aux déserts médicaux, pour augmenter la performance (médicale), pour réduire les venues aux urgences hospitalières.
Si une réponse médicale immédiate se justifie pour une urgence vitale, ce à quoi les médecins urgentistes sont formés, on comprend moins l'application de ce principe d'immédiateté à une affection bénigne, à une urgence "ressentie" par le patient comme non vitale ou à un patient qui présente des symptômes secondaires à sa (ses) maladie(s) chronique(s), sauf à considérer que la médecine du XXIème siècle doit devenir une médecine de l'immédiateté répondant à la demande des citoyens et non à des besoins médicaux jugés par le médecin (voir les billets "Besoins et demandes" dans les rubriques "Edito de semaine" et "Articles de fond").
Développer des plateformes de téléconseil médical pour réduire ces appels au Centre 15 ou les venues aux urgences, c'est ce qu'ont mis en place de nombreux pays (Royaume-Uni, Suède, Suisse, etc.) pour faire un premier tri des demandes de santé des citoyens, pour les rassurer, mais aussi pour les orienter dans le parcours de soin coordonné par leur médecin traitant (voir les billets sur le "téléconseil médical" dans la rubrique le "pratico-pratique"). C'est même dans cette première étape de sélection des demandes de santé que peut se développer l'IA au sein de robots comme des "Chatbots", dotés d'algorithmes autoapprenants construits à partir des demandes de santé immédiates des citoyens (voir le billet "Chatbots et TLM" dans la rubrique "On en parle").
Si on préfère maintenir le dialogue humain, cette mission de téléconseil médical peut être assurée par des professionnels médicaux d'expérience en médecine de soins primaires, comme par exemple des médecins généralistes expérimentés par plusieurs années de pratique professionnelle, voire par des médecins retraités, ou des infirmières en pratiques avancées particulièrement formées à cette mission difficile et risquée.
Quant à promouvoir cette "télémédecine d'urgence" pour augmenter la performance, il faut savoir de quoi on veut parler. En dehors des urgences vitales (accidents et catastrophes de la voie publique, AVC, IDM, OAP, etc.), la performance de la médecine ne peut être jugée dans l'immédiateté d'une réponse ou d'un diagnostic. La pratique des urgences hospitalières montre que le premier diagnostic évoqué par le médecin urgentiste peut être erroné a posteriori. C'est dans une médecine pluriprofessionnelle et de parcours que l'on peut corriger une erreur diagnostique initiale. Le médecin a une obligation de moyens et non de résultats, et les moyens diagnostics à mettre en oeuvre demandent du temps d'intelligence humaine et d'analyse reposant sur les données acquises de la science médicale.
Il n'est cependant pas impossible dans un proche avenir que les IoT et l'IA augmentent la performance du diagnostic médical, mais l'intelligence humaine sera toujours nécessaire pour appliquer tel diagnostic et tel traitement à une personne dans le cadre d'une médecine qui devient de plus en plus personnalisée (voir les billets "IA, TLM et Parcours" dans la rubrique "Edito de semaine" et "Télémédecine (13)" dans la rubrique "Revues et publications").
La TLC ponctuelle est née de cette vision "one shot" de la médecine des urgences ressenties, portée par les médecins urgentistes.
Pourquoi le développement de la TLC ponctuelle "one shot", sans lien avec un parcours de soin, est un contre sens à l'ère des maladies chroniques ?
On assiste aujourd'hui à un fort développement du marché de la TLC ponctuelle, tant au niveau national qu'international. La presse économique s'en est fait l'écho dans les dernières semaines ! C'est l'émergence d'un business de la téléconsultation auquel participent les assureurs et les mutuelles en France et dans plusieurs pays européens.
Cette pratique du "one shot médical" rappelle l'ère des maladies aiguës du XXème siècle. Dans les pays en développement, elle peut contribuer à l'amélioration de l'accès aux soins spécialisés pour certaines infections graves (Sida, paludisme, tuberculose) ou d'une maladie chronique (téléexpertise spécialisée). Le système de santé de ces pays, notamment en matière d'accès aux médecins spécialistes, est jugé faible ou insuffisant dans le classement OMS. Ce sont en particulier les systèmes de santé de la plupart des pays africains (les 40 dernières places du classement), mais également ceux de quelques pays riches.
Dans le dernier classement OMS paru dans The Lancet (18/05/2017), le responsable de l'étude, le Pr Christopher Murray, souligne que "ces résultats sonnent comme un avertissement : l’augmentation du niveau de développement n’entraîne pas forcément une amélioration de la qualité et de l’accès au système de santé“. Ce n'est pas seulement la richesse et le business médical qui améliorent la performance des systèmes de santé. C'est ainsi que les USA sont à la 54ème place et la Chine à la 87ème. Dans ce classement, la France est à la 15ème place, les premières places étant tenues par des pays riches à faible population comme l'Andorre, le Luxembourg, la Suisse et les pays du nord de l'Europe.
La France a toujours porté le modèle d'une médecine clinique, c'est à dire d'une médecine reposant sur un contact direct entre le patient et son médecin dans une relation de confiance réciproque. Cette relation est juridiquement de nature contractuelle, fondée sur des devoirs du médecin envers le patient qui l'a choisi, devoirs qui sont rappelés dans le code de déontologie médicale de l'article 32 à l'article 55. Cette médecine clinique a fait la réputation de la médecine française à travers le monde au XXème siècle.
Prolongeant cette tradition clinique, la télémédecine a été définie dans la loi française comme une forme de pratique médicale qui complète les autres formes de pratique, comme la consultation présentielle et la visite au domicile. A ce titre, une TLC ou une téléexpertise ne peut être réalisée qu'à l'initiative de médecin traitant avec le consentement de son patient.
La TLC ponctuelle "one shot" est d'une autre nature. Elle correspond à un service apporté par des sociétés commerciales privées. Le médecin de ces plateformes contribue au développement commercial du service de TLC ponctuelle. On peut s'interroger sur la conformité de cette activité avec les devoirs généraux des médecins (articles 2 à 31 du code de déontologie médicale), en particulier l'article 19 qui stipule que la médecine ne doit pas être pratiquée comme un commerce, d'autant que le médecin de la plateforme peut contribuer par son activité à la publicité de l'entreprise qui développe ce service. Il n'y a pas de relation contractuelle entre le patient et le médecin de la plateforme de TLC ponctuelle puisque le patient ne connait pas ce médecin et ne l'a pas choisi. Il n'a pu obtenir un consentement préalable du patient reposant sur une information claire et appropriée des bénéfices et des risques de cette pratique de TLC ponctuelle (voir le billet "Téléconsultation (4) dans la rubrique "le Pratico-pratique").
Notre pays a fait sa transition épidémiologique (plus de maladies chroniques que de maladies aiguës) au milieu des années 80. Au XXIème siècle, plus de 70% des dépenses de l'Assurance maladie sont liées aux maladies chroniques. Par définition, la maladie chronique nécessite que le patient choisisse un médecin traitant qui assure la coordination du parcours de soins avec tous les professionnels de santé impliqués dans ce parcours. C'est ce que l'Assurance maladie a mis en place dès 2004 et qui est repris dans l'avenant 6 de la convention médicale 2016 sur les pratiques de la téléconsultation et de la téléexpertise (voir le billet "Téléconsultation (5) dans la rubrique "le Pratico-pratique").
Comment la TLC ponctuelle peut s'intégrer au parcours de soin coordonné par le médecin traitant ?
Comme nous l'avons expliqué dans un précédent billet (voir le billet "TLC ponctuelle" dans la rubrique "Edito de semaine"), on ne peut ignorer les problèmes spécifiques à la région francilienne, à l'origine des nombreuses plateformes qui se sont développées depuis 2013 avec l'accord de l'ARS Ile de France. Dans cette région, pour des raisons multiples, une partie de la population n'a pas ou n'a plus de médecin traitant.
Bien que cette région représente environ 1/5 de la population française, les solutions qui y sont développées ne peuvent être la seule référence pour l'organisation des soins primaires dans les autres régions françaises. Un jacobinisme numérique dans le domaine de la santé serait mal compris.
L'avenant 6 peut être compatible avec la pratique d'une TLC ponctuelle si celle-ci s'intègre dans le parcours de soins coordonné par le médecin traitant. Le médecin traitant peut déléguer à un autre médecin la mission de réaliser une TLC pour une personne de sa patientèle. Le plus souvent, il s'agit du médecin correspondant.
L'article 28.6.1.1 de l'arrêté du 1er août 2018 précise que le téléconsultant doit être un médecin exerçant une activité libérale conventionnée, quel que soit son secteur d’exercice et sa spécialité médicale..... Le patient doit être connu du médecin téléconsultant, c’est-à-dire avoir bénéficié au moins d’une consultation avec lui en présentiel dans les douze mois précédents afin que celui-ci puisse disposer des informations nécessaires à la réalisation d’un suivi médical de qualité.
Ce même article prévoit des exceptions. L’exigence de respect du parcours de soins coordonné ne s’applique pas aux patients, dès lors qu’ils sont dans l’une ou l’autre des situations suivantes : ne disposent pas de médecin traitant désigné ou dont le médecin traitant n’est pas disponible dans le délai compatible avec leur état de santé. Dans ces deux dernières situations, le médecin téléconsultant de premier recours n’a pas nécessairement à être connu du patient.... Le recours aux téléconsultations est assuré dans le cadre d’une organisation territoriale ...
C'est donc au niveau territorial que doit être réalisée la TLC ponctuelle. Le médecin traitant peut confier à cette plateforme territoriale d'appui (PTA) la mission de réaliser des téléconsultations ponctuelles pour sa patientèle lorsqu'il n'est pas disponible dans le délai compatible avec l'état de santé de l'appelant.
S'il travaille déjà avec un pharmacien d'officine pour des TLC programmées dans le parcours de soin, notamment pour sa patientèle qui n'a pas accès à internet, il peut donner mission à ce pharmacien, équipé pour réaliser des TLC, d'organiser des TLC ponctuelles avec la PTA, lorsqu'il n'est pas disponible immédiatement en semaine pour répondre à la demande de son patient, voire pendant les Week end si la (les) pharmacie(s) que fréquente sa patientèle est de garde ou tout simplement pendant ses absences ou congés s'il n'a pas de médecin remplaçant. Le pharmacien d'officine aura toujours reçu préalablement du médecin traitant la mission de gérer les problèmes de sa patientèle.
Si le patient n'a pas de médecin traitant, le savoir-faire du pharmacien peut être utile pour demander une TLC ponctuelle auprès de la PTA si une consultation présentielle ne peut être obtenue auprès d'un médecin du territoire, notamment dans une MSP ou un ESP.
Ces PTA doivent être mises en place par les CPTS (voir le billet "Téléconsultation (5)" dans la rubrique "le Pratico-pratique"). Bien évidemment l'usage du DMP par le médecin téléconsultant, lorsqu'il n'est pas le médecin traitant, devient incontournable pour la traçabilité de l'acte réalisé et la qualité de la TLC.
23 mars 2019