Une revue exhaustive de la littérature médicale sur l'usage de la Santé numérique et de la Télémédecine chez les patients atteints d'un cancer

Une revue exhaustive de la littérature scientifique médicale sur l'usage de la Santé numérique et de la Télémédecine chez les patients atteints d'un cancer, réalisée par une équipe de chercheurs américains, vient d'être publiée dans la revue The Lancet Digit Health. Nous en faisons un résumé dans ce billet.

Digital health and telehealth in cancer care: a scoping review of reviews. Shaffer KM, Turner KL, Siwik C, Gonzalez BD, Upasani R, Glazer JV, Ferguson RJ, Joshua C, Low CA. Lancet Digit Health. 2023 May;5(5):e316-e327. doi: 10.1016/S2589-7500(23)00049-3.PMID: 37100545.


CONTEXTE


Avant la pandémie COVID-19, la santé numérique et la télémédecine étaient rarement utilisées dans les soins oncologiques à l'échelle mondiale. En recherche clinique, on s'intéresse depuis plus d'une décennie à l'utilisation des technologies numériques pour accroître l'accessibilité, l'évolutivité et la rentabilité des soins.

Les interventions par téléphone et par Internet (appels téléphoniques, vidéoconférences, applications mobiles et pages Web) peuvent réduire le temps professionnel consacré au traitement du cancer et élargir l'accès à des interventions prouvées scientifiquement sur la prévention et le contrôle du cancer, la surveillance de son évolution, les soins de soutien aux aidants, la prise de décision thérapeutique, etc.

Alors que la recherche clinique sur les soins distanciels chez les patients atteints de cancer a connu une croissance rapide au cours de la dernière décennie (voir le tableau ci-dessous), et une accélération majeure pendant la pandémie, nous avons cherché dans cette revue de la littérature à connaître l'état actuel des preuves scientifiques en faveur de l'usage de la santé numérique et de la télémédecine en oncologie. Pour atteindre cet objectif, nous avons réalisé une revue exhaustive de la littérature médicale touchant à ce domaine.

Les définitions de la santé numérique sont multiples et souvent se chevauchent. La santé numérique est définie comme l'utilisation de "technologies numériques" pour la santé. La télémédecine est définie par la Health Resources and Services Administration des États-Unis comme "l'utilisation des technologies de l'information et des communications pour réaliser des soins de santé cliniques à distance, ainsi que l'éducation des patients et des professionnels de la santé, et pour améliorer la santé publique et la gestion administrative de la santé » Office of the National Coordinator for Health Information Technology HealthIT.gov. Oct 17, 2019. https://www.healthit.gov/faq/what-telehealth-how-telehealth-different-telemedicine.

La télémédecine est plus adaptée pour décrire les interactions synchrones entre les professionnels de santé et les patients, comme lors de téléconsultations ou d'organisations de télésurveillance.

Dans cette revue, les termes « santé numérique » et « télémédecine » sont le plus souvent confondus pour représenter l'ensemble des interventions numériques dans les soins distanciels oncologiques.


METHODES


Une recherche documentaire exhaustive a été effectuée dans les revues évaluées par les pairs, et publiées depuis la création de la base de données jusqu'au 1er mai 2022. Le protocole a été enregistré (protocole INPLASY 3635) et nous avons adhéré aux directives méthodologiques de PRISMA (Preferred Reporting Items for Systematic Reviews et Meta-Analyses).

Les revues incluses devaient répondre à des critères d'admissibilité : littérature anglaise ou traduite en anglais, publiée dans une revue avec comité de lecture et répondant aux critères de population, d'intervention, de comparaison, de résultat et de conception de l'étude. Il n'y avait pas de critères d'exclusion fondés sur le lieu géographique, le sexe ou l'âge des participants.

Pour les critères de population, le centre d'intérêt était le cancer, que ce soit en tant que personne à risque de cancer, patient recevant des soins contre le cancer, patient en rémission du cancer, aidant familial à la personne atteinte de cancer ou professionnel de santé participant à la prestation de soins contre le cancer. Les études axées sur des problèmes de santé, autres que le cancer, ont été exclues de la recherche.

En ce qui concerne les critères d'intervention, étaient incluses toutes les études qui évaluaient une intervention ou une pratique de soins avec la santé numérique ou la télémédecine, telle que définie par la Health Resources and Services Administration des États-Unis.

Les études axées sur les technologies qui recueillent et transmettent des données de santé (c.-à-d. la surveillance à distance des patients) sans qu'il y ait de lien explicite avec un impact sur l'amélioration des résultats des soins en santé ont été exclues. En ce qui concerne les critères de comparaison et de résultats, il n'y avait aucune restriction (p. ex. les essais pilotes à un seul bras étaient admissibles à l'inclusion).

Nous avons limité notre recherche aux seules revues systématiques qui respectaient les guidelines de PRISMA. Cependant, afin d'identifier les revues résumant plus largement la littérature pertinente sur la santé numérique et la télémédecine dans les soins contre le cancer, nous avons choisi d'inclure toutes les revues qui précisaient une stratégie de recherche clinique dans ce domaine.

Les bases de données consultées ont été PubMed, Cumulative Index to Nursing and Allied Health Literature, American Psychological Association PsycINFO, Cochrane Reviews et Web of Science. La documentation a d'abord été consultée jusqu'au 1er septembre 2021, puis une mise à jour a été effectuée le 2 mai 2022 pour inclure les articles publiés après septembre 2021.

Chaque étude a été confrontée aux critères d'admissibilité à l'aide de Rayyan10,, outil d'évaluation en ligne. Les codes n'étaient pas masqués pour les revues ou leurs auteurs pendant la sélection. Avant le premier tour de sélection, un guide a été créé pour former tous les auteurs évaluateurs aux critères d'admissibilité. Au cours du premier tour, les titres et les résumés des études ont été examinés par deux des trois codeurs (KMS, RU ou JVG). Les divergences entre les codeurs ont été résolues par consensus. Toutes les revues qui répondaient initialement aux critères ont été incluses dans une deuxième tour où la sélection ne concernait que des articles en texte intégral. Les articles en texte intégral ont été examinés par deux des huit auteurs (KMS, KLT, CS, BDG, RU, JVG, RJF ou CAL), les divergences étant tranchées par KMS ou RU. Les motifs d'exclusion au cours de l'étape de l'examen du texte intégral ont été consignés. La majorité des études consacrées à l'usage de la santé numérique et de la télémédecine chez les patients atteints de cancer ont été publiées après 2016 (voir tableau ci-dessous)










RESULTATS


L'ensemble des revues concernait non seulement les patients (95,4%), mais également leurs familles (13,4%) et les professionnels de santé (3,7%).

Les cancers étudiés étaient soit spécifiés, comme le cerveau (0,7%), le sein (12,7%), le colorectal (3,7%), gynécologique (5,2%), hématologique (3%), poumon (2,2%), prostate (3%), peau (4,5%), soit multiples ou non spécifiés (70,9%). Les soins administrés étaient préventifs (3,7%), diagnostiques (9%), thérapeutiques (35,8%), palliatifs (1,5%), liés à une rémission (21,6%) ou de nature multiple ou non spécifiée (41,8%).

Les interventions distanciels avec la santé numérique concernaient la téléconsultation (58%), l'envoi de texte par chat (26%), l'usage de courriel ou de messagerie sécurisée (29,1%), la e-santé (sans autres précisions) (64,9%), une application mobile sur smartphone (58,2%).

Les interventions via le numérique visaient un changement de comportement (17,9%), un soutien psycho-social (13,4%), la détection ou la prise en charge de la maladie (10,4%), la prise de décision médicale (1,5%). Ces interventions pouvaient être multiples ou non spécifiées (54,5%). Un professionnel de santé était directement impliqué lors de l'intervention dans 6,7% des études, mais l'intervention pouvait être automatisée ou autoguidée dans 0,7%. L'implication pluriprofessionnelle était largement majoritaire (92,5%).

Des informations sur la mise en oeuvre des interventions numériques figuraient dans 39% des études : acceptabilité (26,9%), adoption (6,9%), faisabilité (23,9%), le coût (6%).

Dans 9 méta-analyses sur 29, les interventions de santé numérique et de télémédecine ont été comparées aux soins habituels. Par exemple, une méta-analyse a comparé le conseil génétique par téléconsultation au conseil génétique en présentiel. La méta-analyse a montré que le conseil par téléconsultation n'était pas inférieur au conseil en présentiel sur les deux critères de jugement évalués : la détresse du patient et ses connaissances sur le cancer (Agboola SO, Ju W, Elfiky A, Kvedar JC, Jethwani K. The effect of technology-based interventions on pain, depression, and quality of life in patients with cancer: a systematic review of randomized controlled trials. J Med Internet Res. 2015;17:e65. [PMC free article] [PubMed] [Google Scholar].

L'impact des technologies numériques sur la qualité de vie était souvent examiné : 11 méta-analyses ont rapporté des effets positifs des interventions de santé numérique par rapport à une population contrôle bénéficiant d'une prise en charge traditionnelle, et six ont rapporté des résultats non inférieurs.

Les méta-analyses ont également rapporté les résultats positifs des soins distanciels sur la dépression (neuf effets positifs, quatre effets nuls), l'anxiété (huit positifs, trois nuls), l'auto-efficacité (cinq positifs, aucun nul), l'activité physique (quatre positifs, un nul) et les dépistages du cancer (quatre positifs, aucun nul). Les preuves étaient cependant mitigées pour d'autres résultats, comme la fatigue (cinq effets positifs, cinq effets nuls), la douleur (trois positifs, quatre nuls) et la détresse morale (deux positifs, deux nuls).

L'évaluation de la mise en oeuvre n'a été faite que dans le tiers des études de la revue. Pour celles qui ont fait cette évaluation, 26,9% jugeaient que la nouvelle organisation avait bien été acceptée par les patients. Dans 23,4%, la faisabilité était retenue et dans 21,4% la pérennité.


DISCUSSION


Cette revue de la littérature médicale internationale est la première à faire un état des lieux "exhaustif" sur l'usage de la santé numérique et de la télémédecine dans le parcours de soins des patients atteints d'un cancer. Cette revue permet aussi de mettre en évidence des lacunes dans les soins distanciels offerts à ces patients. La plupart des études concernent les phases de traitement actif où la téléconsultation et les applis numériques sont utilisées, ainsi que les phases de rémission du cancer.

Il existe des lacunes dans les applications de la santé numérique et de la télémédecine en oncologie. Par exemple, aucune des études de cette revue ne s'est consacrée spécifiquement à la population âgée de 65 ans et plus, alors qu'elle représente la majorité des cancers et que l'appétence de cette population pour la santé numérique progresse (Faverio M. Share of those 65 and older who are tech users has grown in the past decade. Jan 13, 2022. https://www.pewresearch.org/fact-tank/2022/01/13/share-of-those-65-and-older-who-are-tech-users-has-grown-in-the-past-decade/). L'accès des personnes âgées aux technologies numériques est certes plus difficile que dans une population d'adultes jeunes. Cependant, les personnes âgées vivent plus souvent en zones rurales et sont aussi plus pauvres que les personnes plus jeunes qui vivent en zones urbaines (O'Brien E, Wu KB, Baer D. Older Americans in poverty: a snapshot. April, 2010. https://www.giaging.org/documents/2010-03-poverty.pdf).

Une étude portant sur des patients atteints d'un cancer génito-urinaire montre un intérêt similaire pour la surveillance à distance des patients par des technologies numériques, entre les patients plus âgés et les patients plus jeunes, les patients plus âgés déclarant même être disposés à s'engager avec les technologies numériques dans le cadre d'essais cliniques, plus fréquemment que les patients jeunes. Rodler S, Buchner A, Stief CG, Heinemann V, Staehler M, Casuscelli J. Patients' perspective on digital technologies in advanced genitourinary cancers. Clin Genitourin Cancer. 2021;19:76–82.e6. [PubMed] [Google Scholar].

Trois études étaient consacrées aux interventions de télémédecine chez les patients atteints d'un cancer à un stade avancé ou en fin de vie. Il est important de caractériser l'utilisation et les avantages des interventions de santé numérique et de télémédecine dans ces populations, car de nombreux patients atteints d'un cancer en phase terminale et leurs familles préfèrent les soins palliatifs dispensés au domicile, plutôt que dans un établissement de santé (Cai J, Zhang L, Guerriere D, Fan H, Coyte PC. Where do cancer patients in receipt of home-based palliative care prefer to die and what are the determinants of a preference for a home death? Int J Environ Res Public Health. 2020;18:235. [PMC free article] [PubMed] [Google Scholar]). Bien que les soins de deuil aux familles soient traditionnellement une composante des soins palliatifs et qu'ils sont inclus dans plusieurs programmes de soins palliatifs qui utilisent la santé numérique et la télémédecine, aucune étude dans cette revue ne portait sur l'accompagnement des aidants au moment du deuil. Ce constat reflète une absence de considération vis à vis des aidants familiaux qui accompagnent leurs proches atteints de cancer, alors que la santé numérique et la télémédecine peuvent ont été utilisées pour les soins de deuil en dehors de l'oncologie, notamment au cours de la pandémie Covid-19 (Laranjeira C, Moura D, Salci MA, et al. A scoping review of interventions for family bereavement care during the COVID-19 pandemic. Behav Sci. 2022;12:155. [PMC free article] [PubMed] [Google Scholar]. Il nous semble nécessaire d'explorer la disponibilité, l'efficacité et l'acceptabilité des interventions de santé numérique et de télémédecine lors de la survenue d'un deuil lié au cancer.

Les interventions de santé numérique et de télémédecine peuvent avoir des objectifs variés pour soutenir « les soins de santé cliniques à distance, l'éducation des patients et des professionnels de la santé, la santé publique et l'administration de la santé ». La plupart des études de la revue portent sur les soins distanciels dans le cancer, l'éducation des patients et la santé publique (c'est-à-dire les interventions de prévention du cancer), tandis que moins d'intérêt est porté sur l'éducation et la formation des professionnels de santé. Les services de téléconsultation pour les soins à distance chez les patients atteints de cancer ont peut-être été sollicités, en raison d'un historique de remboursement avant (et d'un élargissement pendant) la pandémie de COVID-19. Dans l'exemple des États et territoires américains, les services de téléconsultation avant la pandémie étaient remboursés par les payeurs d'assurance maladie gouvernementaux et privés, bien qu'ils soient aussi assortis d'exigences telles que les patients devaient avoir reçu préalablement des soins dans un établissement de santé agréé par l'assureur. Ces exigences ont été en grande partie abandonnées pendant la pandémie COVID-19, et les politiques de remboursement continuent aujourd'hui d'évoluer. Le suivi des changements de politique de remboursement des professionnels de santé sera crucial pour optimiser l'utilisation et la diffusion des services de téléconsultation à l'avenir.

Peu d'études comprenaient des interventions avec des technologies émergentes (p. ex., les serious games et la virtual reality) ou avec l'Internet des objets (p. ex., les wearables devices et les smart speakers). Une exception notable a été l'étude d'Albino de Queiroz et collègues (Albino de Queiroz D, André da Costa C, Aparecida Isquierdo Fonseca de Queiroz E, Folchini da Silveira E, da Rosa Righi R. Internet of things in active cancer treatment: a systematic review. J Biomed Inform. 2021;118 [PubMed] [Google Scholar) , qui a décrit de manière exhaustive l'utilité et les résultats de l'usage de l'Internet des objets dans les soins contre le cancer. Compte tenu de l'évolution rapide des technologies de la santé numérique et de la télémédecine, la mise à jour continue de cette littérature sera cruciale pour que ce domaine reste à jour et identifie les nouvelles possibilités d'amélioration des interventions de santé numérique dans les soins délivrés aux patients atteints d'un cancer.


COMMENTAIRES. Cette revue de la littérature médicale consacrée aux applications de la santé numérique et de la télémédecine en oncologie, publiée en mai 2023 dans The Lancet Digit Health et assortie de 165 références, méritait d'être rapportée. Elle est d'une grande exhaustivité lorsqu'on voit le nombre de références. Le lecteur intéressé par le sujet pourra lire in extenso cette revue, le billet n'en donnant que quelques extraits choisis. Tout d'abord, la méthodologie suivie par les auteurs est d'une grande qualité. Ensuite, le champ de la revue est large puisqu'il intègre l'ensemble des solutions numériques distancielles appliquées au parcours de santé et de soins des patients souffrant d'un cancer. Enfin, les auteurs mettent en évidence dans la discussion certaines lacunes qui ouvrent la porte à de nouvelles études de recherche clinique en oncologie.


15 novembre 2023