Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
Le 2ème Forum International de la santé numérique s'est tenu à Tunis les 2-4 février 2017, co-organisé par le groupe presse Réalités et la Société Tunisienne de Télémédecine et de la e-santé (STTes). Plusieurs représentants des pays d'Europe (France, Belgique), du Maghreb (Maroc, Algérie), de l'Afrique sub-saharienne (Côte d'Ivoire, Mali, Sénégal) et d'Asie (Inde) étaient présents. La Société Française de Télémédecine (SFT-Antel) participait à ce forum dans le cadre de son partenariat formel avec la STTes (voir sur ce site le billet "TLM en Tunisie" dans la rubrique "On en parle").
Quatre leçons peuvent être tirées du développement actuel de la télémédecine et de la santé connectée dans ces pays d'Afrique francophone.
1) La pratique de la télémédecine nécessite la mise en place préalable d'un réseau numérique haut débit.
Cela paraitra à certains relever de l'évidence... Mais le sujet n'est pas simple lorsque l'intérêt économique des opérateurs réseaux privés ne coïncide pas avec les programmes de santé publique des Etats. Les gouvernements veulent prioriser les programmes de télémédecine et de santé connectée dans les régions où les populations sont isolées et où l'accès aux soins doit être amélioré alors que pour les industriels des réseaux numériques, il faut prioriser ces technologies dans les villes où la consommation assure les profits attendus.
Cette problématique d'intérêts divergents entre les industriels et les pouvoirs publics n'est pas propre aux pays en développement. On la rencontre partout, notamment en France où la dynamique portée en 2011 par le Grand emprunt d'Etat pour équiper les zones les plus désertifiées en fibre optique n'a pas encore abouti à la suppression de toutes les zones "blanches" sur notre territoire. Il y a eu certes quelques progrès, mais il y a encore à faire et le Conseil stratégique en Santé numérique qui vient de se mettre en place aura, dans ce domaine, un rôle essentiel à jouer.
la problématique est identique en Afrique francophone. Dans la plupart des pays concernés par ce billet, le réseau internet 3G ou 4G et/ou la fibre optique se trouvent dans les villes et moins ou pas du tout dans les zones les plus désertifiées où l'amélioration de l'accès aux soins est une réelle nécessité sanitaire. Pour les opérateurs privés, il n'y a pas encore de modèle économique qui leur permettrait d'équiper ces zones.
C'est donc aux agences publiques de télécommunication d'agir dans ces zones désertifiées. C'est ce que réalise la puissance publique en Côte d'Ivoire qui a confié à l'ANSUT (agence nationale des systèmes universels de télécommunications) le déploiement d'une anse de fibre optique de 7000 km remontant jusqu'au nord du pays ( Korhogo), et qui vient compléter les réseaux privés qui existent dans les zones les plus peuplées. La puissance publique algérienne a, quant à elle, mis en place un réseau de fibre optique de 78 000 km dans ce pays de 40 millions d'habitants répartis sur une surface de 2,4 millions de km2 (5 fois la superficie de la France). Ce sont également les zones les plus peuplées qui ont été équipées. Le Maroc déclare avoir une infrastructure en réseau numérique parmi les plus avancées d'Afrique avec un accès à la fibre optique dans les régions les plus isolées. Plus de la moitié de la population marocaine vit dans les zones rurales. En 2015, le gouvernement du Mali (14 millions d'habitants répartis sur 1,25 millions de km2) a confié à la société chinoise HUAWEI la construction de 1300 km de fibre optique de Bamako à Tombouctou. Ce programme est piloté par l'Agence Nationale de Télésanté et d'Informatique Médicale ou ANTIM. Le Sénégal possède aujourd'hui 3000 km de fibre optique déployés essentiellement sur la côte entre Dakar et Saint Louis, zone la plus peuplée. Par contre, dans l'intérieur des terres où se trouvent les villages les plus isolés, le déploiement de la fibre optique n'est qu'à l'état de projet, porté par l'Agence de l'Informatique de l'Etat (ADIE). En Tunisie, la fibre optique est installée à Tunis, Sousse et Sfax et commence à se déployer vers d"autres villes. Les villages du sud, les plus isolés, n'ont pas accès à internet. Là encore, le modèle économique a du mal à être trouvé car des abonnements de 30 dinars (15 euros) par mois pour 30 à 100 Mbits/sec sont considérés comme trop élevés pour la majorité de la population tunisienne.
A ce jour, dans la plupart de ces pays africains, la fibre optique ou l'internet 3G n'atteint pas les populations les plus isolées, alors que ce sont elles qui en ont le plus grand besoin pour améliorer l'accès aux soins et donc l'accès à des solutions de télémédecine.
2) Le développement des systèmes d'information, notamment du dossier médical informatisé, est un des premiers objectifs des programmes de santé connectée.
La priorité des programmes de santé connectée dans tous ces pays est la mise en place d'un système d'information reliant toutes les structures sanitaires (SIH), avec la création d'un dossier patient informatisé unique (DPI).
Le Sénégal développe un vaste programme de santé connectée sur près de 10 ans (2017-2025), programme qui touche plusieurs domaines des SI : la mise en place d'une plateforme nationale de gestion des dossiers patients, la mise en place d'une carte de santé universelle et sécurisée, le développement de la téléradiologie (transfert d'images pour la téléinterprétation), la mise en place d'un dispositif de contrôle des médicaments contrefaits, la mise en place d'une plateforme d'urgence pour le suivi des femmes enceintes et des patients atteints de maladies sévères. Le coût de ce programme est estimé à 55 millions d'euros.
La Côte d'Ivoire a expérimenté depuis quelques années dans les hôpitaux du sud un dossier patient et administratif appelé e@voire. Il doit être déployé prochainement sur l'ensemble du territoire. Il permettra ainsi de déployer le plan national de télémédecine à partir de 2018, notamment le plan qui vise à réduire la mortalité maternelle et infantile à la naissance.
La Tunisie amorce un vaste programme de santé connectée avec l'aide financière (500 000 euros) de la France (Agence Française de Développement) appelé "Tunisie Digitale 2020". Ce programme est prévu sur deux ans. Il vise à mettre en place au niveau national le dossier médical informatisé, un PACS radiologique, un archivage numérisé des dossiers médicaux et administratifs, la numérisation des services de la CNAM avec notamment la création d'une carte vitale. L'agence publique "Expertise France" et le CATEL assurent la coordination et l'animation des experts français mobilisés (ARSIF, AP-HP, ASIP, CNNUM, CNAMTS) auprès de l'administrration tunisienne.
Le Maroc a développé en 2016 au niveau de tous les hôpitaux du royaume une application "Rendezvous", primée au sommet de Dubaï de 2016 dans la catégorie des "guichets uniques". Il va favoriser la fluidité des consultations hospitalières et des hospitalisations.
3) Beaucoup de projets pilotes de télémédecine, financés par des bailleurs de fonds étrangers, se sont arrêtés au bout de deux à trois ans, faute de financement relais pour rendre le projet pérenne.
Ces pays en développement connaissent les désillusions que d'autres pays ont connu avant eux, notamment la France. Des sommes d'argent très importantes, venant de divers bailleurs de fonds nationaux et étrangers, sont données pour développer des projets pilotes de santé connectée et/ou de télémédecine. Ces projets durent en moyenne deux à trois ans. Lorsque l'argent a été consommé, le projet s'arrête par faute de relais de financement pérenne par les gouvernements de ces pays.
On parle alors d'un modèle économique à trouver pour justifier un financement pérenne. Un des facteurs d'arrêt de ces projets est aussi l'absence de financement des professionnels de santé engagés dans ces organisations et pratiques nouvelles de télémédecine.
C'est une position qui devient de plus en plus insoutenable pour les professionnels
de santé de ces pays, eu égard aux sommes considérables accordées à l'investissement en équipements numériques, lesquels ne seront in fine que peu ou pas utilisés. Ces erreurs
stratégiques dans le déploiement de la santé connectée et de la télémédecine sont retrouvées dans de nombreux pays à travers le monde. Nous l'avons connu en France avec le plan e-santé
2000 marqué par 25 millions d'investissemens et aucun financement du fonctionnement. Nous l'avons retrouvé dans le plan quinquennal 2011-2016 où 500 millions d'investissements ont été attribués par l'Etat aux industriels,
alors que les professionnels de santé ont été oubliés ...jusqu'en 2016 (voir sur ce site le billet "C'est dévéerrouillé" dans la rubrique "Edito de semaine"). Nous avons à plusieurs reprises
sur ce site dénoncé ces stratégies de "mise de la charrue devant les boeufs" (voir le billet "médecine en ligne" dans la rubrique "Edito de semaine").
En fait, le modèle économique de la santé connectée et de la télémédecine doit prendre en compte les deux principaux métiers engagés dans ces innovations technologiques et organisationnelles : les ingénieurs de l'informatique et autres technologies du numérique, et les professionnels de santé médicaux et paramédicaux qui assurent la prise en charge des patients par ces nouvelles technologies. Jusqu'à présent, on a surtout assuré le financement des premiers et on a oublié celui des seconds. En Côte d'Ivoire, le modèle économique du télé-ECG est particulièrement exemplaire. Il assure le financement des ingénieurs qui ont en charge la maintenance des technologies et celui des cardiologues du CHU de Bouaké qui interprètent. Les résultats sont remarquables en terme de service médical rendu à la population ivoirienne.
De telles erreurs stratégiques expliquent beaucoup d'échecs de la santé connectée et de la télémédecine dans tous les pays à travers le monde. On les retrouve en Afrique, mais il y a des exceptions comme la Côte d'Ivoire.
La plupart des études médico-économiques réalisées dans les pays développés n'ont pas montré les réductions des dépenses de santé attendues et même souvent une progression due pour une grande part à une meilleure prise en charge des patients. Attendre immédiatement, en quelques mois, une réduction de ces dépenses est illusoire, car cela signifierait que le niveau de prise en charge est de qualité égale pour tous les citoyens et que les TICs vont agir seulement sur la dépense sans modifier la qualité de prise en charge. Or dans la plupart des projets lancés par les professionnels de santé, la santé connectée et la télémédecine sont censées améliorer les prises en charges des personnes qui ont des pertes de chance liées à des difficultés d'accès aux soins. Le téléAVC en est une belle illustration. On ne peut donc, dans un premier temps, qu'augmenter les dépenses de santé. Il faut accepter d'attendre plusieurs années avant de voir les effets bénéfiques sur les dépenses de santé d'une meilleure prise en charge des citoyens par les solutions numériques.
4) La mise en place d'un cadre légal et réglementaire de ces nouvelles pratiques est la préoccupation initiale de la plupart de ces pays.
Sur ce thème, il y a un réel consensus dans tous les pays. La plupart des pays africains francophones ont élaboré des lois et réglements assurant la protection des données de santé à caractére personnel. La démarche éthique des nouvelles pratiques de télémédecine est un point sensible dans ces pays en développement, portée à la fois par les juristes et les conseils des ordres professionnels.
Les professionnels de santé de ces pays ne se plaignent pas d'un excès de réglementation. La responsabilité médicale engagée par ces nouvelles pratiques est un point très sensible. La réglementation rassure les professionnels de santé. C'est un point commun aux professionnels de santé de nombreux pays développés et en développement de réclamer cette protection juridique vis à vis des risques encourus par ces nouvelles pratiques.
Si on doit résumer les idées forces qui ont marqué ce Forum international, deux nous semblent avoir dominé les débats :
1) revoir les modèles de financement de la santé connectée et de la télémédecine dans les pays en développement en assurant la pérennité de ces financements, notamment du fonctionnement et donc celui des professionnels de santé,
2) investir massivement dans les réseaux numériques haut débit afin que les zones isolées soient rapidement couvertes, ce qui nécessite une gouvernance nationale de la santé connectée et de la télémédecine définissant les priorités sanitaires.
Il est en effet illusoire de vouloir développer la télémédecine pour les populations les plus nécessiteuses en l'absence de réseau numérique.
10 février 2017
HEDREVILLE
15.02.2017 08:31
Article intéressant
Pierre Simon
15.02.2017 08:39
Merci de ce retour sur l'expérience africaine Toutes mes félicitations pour votre expérience de la télé-échocardiographie en Guadeloupe.