Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
Les maladies de la rétine, y compris la rétinopathie diabétique (RD), la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA), les membranes épirétiniennes (ERM), le trou maculaire, etc., sont les principales causes de déficience visuelle et touchent des centaines de millions de personnes dans le monde. La prévalence croissante des maladies de la rétine existent en particulier dans les populations vieillissantes âgées de plus de 50 ans. Ces maladies du vieillissement représentent une charge de plus en plus importante pour les ophtalmologistes. La détection précoce et l’orientation dans le parcours des soins visuels sont nécessaires pour prévenir la perte de la vision. Ainsi, il est recommandé aux personnes âgées d'avoir un dépistage régulier des maladies rétiniennes.
La pénurie importante en ophtalmologistes dans le monde, en particulier dans les pays en développement, et la concentration de ces professionnels de santé dans les établissements aggravent l'accès aux soins visuels.
Le dépistage des maladies rétiniennes dans des structures de soins primaires est aujourd'hui possible grâce à l'usage de plateformes de télémédecine équipées d'appareils d'OCT (Tomographie par Cohérence Optique binoculaire) et d'intelligence artificielle (IA).
Une étude prospective réalisée en Chine vient d'en montrer l'intérêt.
Evaluation of an OCT-AI-Based Telemedicine Platform for Retinal Disease Screening and Referral in a Primary Care Setting. Liu X, Zhao C, Wang L, Wang G, Lv B, Lv C, Xie G, Wang F. Transl Vis Sci Technol. 2022 Mar 2;11(3):4. doi: 10.1167/tvst.11.3.4.PMID: 35254422
METHODE
Une plateforme de télémédecine équipée d'OCT-AI a été déployée dans quatre structures de soins primaires situés dans le district de Jing’an, à Shanghai, pour détecter les maladies de la rétine dans la population et les référer ensuite au dixième hôpital populaire de Shanghai (TENTH Hospital). Deux ophtalmologistes ont évalué conjointement l’ensemble de données recueillies à partir de cette application pilote, puis les performances de cette plateforme ont été analysées sous de multiples aspects.
RESULTATS
Cette étude a inclus 1257 participants entre juillet 2020 et septembre 2020, dont 394 avaient des pathologies rétiniennes et 146 considérés comme des cas urgents par les ophtalmologistes. Les modèles OCT-AI ont atteint une sensibilité de 96,6 % (intervalle de confiance [IC] à 95 %, 91,8 %-98,7 %) et une spécificité de 98,8 % (IC à 95 %, 98,0 %-99,3 %) pour la détection des cas urgents et une sensibilité de 98,5 % (IC à 95 %, 96,5 %-99,4 %) et une spécificité de 96,2 % (IC à 95 %, 94,6 %-97,3 %) pour la détection des cas non urgents. Couplée à l’IA, cette plateforme a réduit la charge de travail de la consultation en face à face de 96,2% pour les cas normaux. Les maladie détectées par la plateforme ont reçu une orientation médicale en ligne dans un temps moyen de 21,4 heures.
CONCLUSIONS
Cette plateforme de télémédecine a permis d'identifier automatiquement les patients atteints de maladie de la rétine avec une sensibilité et une spécificité élevées, permettant une consultation ophtalmologique en présentiel en temps opportun et la mise en place des traitements.
Cette étude pilote a fait l'objet d'un éditorial dans The Lancet Global Health du 22 janvier 2023, dont nous rapportons les principales conclusions, en particulier l'impact médico-économique du dépistage en soins primaires des maladies de la vision.
AI telemedicine screening in ophthalmology: health economic considerations. Teo ZL, Ting DSW. Lancet Glob Health. 2023 Jan 23:S2214-109X(23)00037-2. doi: 10.1016/S2214-109X(23)00037-2. Online ahead of print.PMID: 36702140.
CONTEXTE
En ophtalmologie, les modèles d’apprentissage profond ( Deep Learning) ont montré d’excellentes performances diagnostiques dans le dépistage des maladies de la vision, telles que la rétinopathie diabétique, la cataracte ou le glaucome. Néanmoins, la mise en œuvre clinique généralisée de ces technologies d’IA est souvent entravée par des freins de nature éthique et de responsabilité juridique, les difficultés administratives et de la rareté des analyses économiques de la santé pour accompagner leur mise en œuvre au niveau des politiques de santé.
Avec l’avènement des technologies de santé numériques, on peut se demander si ces interventions sont vraiment plus efficaces que le dépistage en présentiel. Les impacts médico-économiques peuvent être évalués par le rapport coût-efficacité, l’analyse coût-utilité, l’analyse de minimisation des coûts et l’analyse coûts-avantages.
METHODES
Hanruo Liu et ses collègues évaluent le rapport coût-efficacité et l’utilité du dépistage simultané de cinq grandes maladies de la vision (DMLA, rétinopathie diabétique, glaucome, cataracte et myopie) particulièrement fréquentes en Chine. Les auteurs comparent les couts de trois méthodes de dépistage en milieu rural et urbain : l'examen en présentiel, l'examen par télémédecine sans IA, l'examen par télémédecine avec IA. Un modèle de Markov est utilisé pour l'analyse décisionnelle. Les coûts directs et indirects ont été inclus. Les coûts directs comprenant les coûts engagés pour le dépistage, les examens ophtalmiques à l’hôpital, les interventions médicales, la nourriture, le transport et l’hébergement des patients et des membres de la famille qui les accompagnent. Les coûts indirects comprenaient la valeur monétaire de la perte du temps de travail du patient et d’un membre de la famille qui l’accompagnait.
Le rapports coût-utilité différentiel (ICUR) évaluait les années de vie ajustées à la qualité des soins délivrés et le rapport coût-efficacité différentiel (ICER), le coût par année de cécité évitée.
RESULTATS
En milieu rural, par rapport à l’absence de dépistage, la valeur de l'ICUR pour le dépistage en présentiel était de 2494 $ US (2145 €) et pour le dépistage par télémédecine sans IA était de 2326 $ (2000 €). Par rapport à l’absence de dépistage, le dépistage par télémédecine avec IA a été noté comme ayant le meilleur coût-utilité. L'ICER pour le dépistage en présentiel était de 12 487 $ (10 738 €) et celui du dépistage par télémédecine sans IA était de 11 766 $ (10 119 €). Le dépistage par télémédecine avec IA a de nouveau dominé les deux autres méthodes de dépistage.
En milieu urbain, par rapport à l’absence de dépistage, l’ICUR pour le dépistage en présentiel était de 624 $ (537 €), pour le dépistage par télémédecine sans IA de 581 $ (500 €) et pour le dépistage par télémédecine avec IA de 244 $ (210 €). L’ICER pour le dépistage en présentiel était de 7251 $ (6 236 €), pour le dépistage par télémédecine sans IA de 6920 $ (5 951 €) et pour le dépistage par télémédecine avec IA de 2567 $ (2 208 €).
CONCLUSIONS
Le dépistage par télémédecine avec IA était la stratégie dominante dans 90% des cas en zones rurales et 67% des cas en zones urbaines, sur la base des seuils de volonté à payer les soins de dépistage. Les auteurs ont évalué les intervalles de dépistage de 1 à 5 ans et ont montré que le dépistage annuel avec l’IA était l’intervalle de dépistage optimal tant pour les milieux ruraux qu'urbains.
COMMENTAIRES
Selon les auteurs de l'éditorial du Lancet, ces études ont plusieurs points forts. Tout d'abord, les analyses coût-efficacité et les analyses coût-utilité ont été comparées en milieu rural et en milieu urbain. Ces deux milieux présentent souvent des différences dans les coûts directs et indirects, les seuils de volonté à payer (willingness to pay) et la prévalence de la maladie, facteurs importants à prendre en compte dans les analyses. Ensuite, contrairement au dépistage par télémédecine d’une seule maladie (comme la rétinopathie diabétique), le dépistage simultané de plusieurs maladies visuelles par les solutions de télémédecine ressemble davantage à un examen clinique ophtalmologique en présentiel où des découvertes fortuites peuvent être faites lors de l’évaluation d’une affection spécifique. La majorité des études de dépistage avec IA sont des études de précision diagnostique visant à évaluer la capacité du modèle d’IA à détecter une seule maladie. L’évaluation de modèles de dépistage de plusieurs maladies simultanément et l'impact médico-économique qui en découle représentent une nouvelle étape vers une application clinique de la télémédecine en ophtalmologie.
Enfin, bien que la démonstration de l’utilité et de l’efficacité du dépistage par télémédecine (avec ou sans IA) dans les cinq affections visuelles peut justifier la mise en œuvre d'un tel mode de dépistage, il demeure des défis à relever avant qu'une adoption par l'ensemble des professionnels de la santé visuelle soit possible. Les résultats des analyses médico-économiques pour une même intervention peuvent aussi varier d’une population à une autre suivant la prévalence de telle maladie visuelle, les coûts de dépistage et les stratégies de traitement. Par exemple, le dépistage de la myopie pathologique pourrait être considéré comme rentable en Chine compte tenu de la prévalence élevée de cette maladie chez les personnes d’Asie de l’Est, mais elle pourrait ne pas l’être dans les populations occidentales blanches chez lesquelles la prévalence de la myopie est considérablement plus faible.
En France, le dépistage des maladies visuelles par télémédecine commence à se développer (https://telemedaction.org/422885857/t-l-m-decine-56) (https://telemedaction.org/422885857/telemedecine-57). Nul doute qu'il continuera à progresser dans les prochaines années, en particulier dans les zones où l'accès aux soins visuels est difficile, soit du fait de l'éloignement du spécialiste, soit à cause de délais de rendez-vous trop longs qui créent une possibilité d'une perte de chances. Des équipes de soins spécialisés en santé visuelle (ophtalmologiste, orthoptiste, opticien-lunetier, voire IPA en santé visuelle) pourraient appliquer le modèle du dépistage en soins primaires, rapporté par les équipes chinoises de la santé visuelle.
4 février 2023