Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
La relation entre le passé et l'avenir a donné lieu à de nombreuses réflexions philosophiques et sociologiques, traduites dans des citations devenues célèbres,
telles celle de Victor Hugo ("l'avenir est une porte, le passé en est la clé") ou celle d'Alexis de Tocqueville ("quand le passé n'éclaire plus l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres").
Notre préférence va à la citation de Tocqueville, philosophe politique du 19ème siècle, qui vit dans la Révolution française de 1789, non pas une rupture avec l'Ancien Régime, mais l'accélération
d'une évolution déjà engagée avant la Révolution, préférant ainsi le terme de continuité plutôt que celui de rupture.
Après la seconde guerre mondiale, la France a connu les "trente glorieuses", c'est à dire une transformation économique et sociale rapide de la société au cours de la seconde partie du 20ème siècle : l'arrivée du téléphone et de la télévision, la transformation de l'habitat privé avec la cuisine "équipée", le boom de l'industrie automobile et aéronautique, une consommation de plus en plus grande de produits manufacturés, etc. Après la pandémie de la Covid-19, certains pensent que notre pays connaîtra également les "dix ou vingt glorieuses" avec une accélération de la transformation de notre société par le numérique, transformation déjà engagée depuis le début des années 2000.
En matière de santé, les "trente glorieuses" ont été marquées par le formidable développement de l'industrie pharmaceutique. Ce fut l'ère de la médecine pharmacologique avec la production de nombreux médicaments, certains laboratoires pharmaceutiques français cherchant à devenir des leaders mondiaux de leur production. Une armée de "visiteurs médicaux" présentait régulièrement les nouveaux médicaments aux médecins pour qu'ils les prescrivent, stratégie reposant sur la conquête de clients médecins et la distribution de cadeaux pour les fidéliser. C'était un business model efficace.
Le désenchantement arriva vers la fin du 20ème siècle avec le mouvement de l'evidence based-medicine (la médecine par les preuves), porté en France par la revue médicale "Prescrire", un médicament ne devant être prescrit à un patient que si son rapport bénéfices/risques a été étudié préalablement par une méthode scientifique. Le service médical rendu (SMR) aux patients devait passer par cette attitude professionnelle jugée plus "éthique" que la pratique d'une médecine sans preuves scientifiques. Enfin, le business model reposant sur la conquête d'une clientèle médicale par des "cadeaux" ou des offres de formation continue fut progressivement modifié par les lois successives de 1993 (Bérégovoy), 2011 (Bertrand) et 2016 (Touraine).
Cinquante ans après l'explosion de la médecine pharmacologique, on fit le constat que parmi les quelque 5000 médicaments qui figuraient dans le "Vidal" (répertoire des médicaments) à la fin du 20ème siècle, seule une centaine apportait un réel SMR aux patients. Le déremboursement progressif des autres médicaments fut engagé par l'Assurance maladie. De nombreux médicaments sans SMR avaient eu des effets néfastes chez les patients, comme l'illustra le récent procès du Médiator. Tous les procès des dernières années touchant aux effets délétères de certains médicaments, procès appelés par les médias "scandales sanitaires", ne sont en fait que quelques arbres qui ont caché la forêt.
L'auteur de ce billet, néphrologue, peut témoigner de nombreux médicaments, prescrits pendant cette ère pharmacologique, qui ont abimé ou même détruit les reins. Les pharmacologues de l'industrie pharmaceutique ne voulaient certainement pas nuire, ils étaient simplement convaincus que tout médicament était bon pour la santé d'un patient, sans qu'ils en aient apporté une quelconque preuve scientifique. L'autorisation de mise sur le marché (AMM) d'un médicament, créée en 1941, n'exigeait pas à cette époque le niveau de preuve scientifique d'un rapport bénéfices/risques favorable pour son usage chez un patient. Le business model qui prévalait à cette époque était de pouvoir financer la recherche sur des molécules majeures (dont le SMR devait être démontré à la fin du 20ème siècle), par la production de médicaments de grande consommation dans la population, comme les antalgiques, les tranquillisants, les laxatifs, les veinotoniques, les médicaments coupe-faim, certains antibiotiques, etc. Ce qui valut à la France d'être considérée comme le plus grand consommateur de médicaments des pays européens. Rappelons que l'abus d'antibiotiques pour toute fièvre ou pour de simples maux de gorge a contribué à l'apparition de résistances à de nombreuses bactéries.
Dans les années 80, les antalgiques qui contenaient de la phénacétine, lorsqu'ils étaient pris pendant de nombreuses années (pour de simples maux de tête par exemple), étaient responsables dans certains pays européens de 20 à 25% des causes de destruction des reins, c'est à dire d'insuffisance rénale terminale nécessitant la dialyse ou la greffe (12% en France). On pourrait également citer les sels d'aluminium ou de bismuth, prescrits pour de simples problèmes fonctionnels digestifs, qui ont été responsables d'encéphalopathies dégénératives de type Alzheimer. Dans la deuxième partie du 20ème siècle, le "bon" médecin pour les patients était celui qui prescrivait de longues ordonnances de médicaments. Ne rien prescrire à la fin d'une consultation médicale était considéré par le patient comme la marque d'un médecin moins compétent ou ignorant.
De nombreux acteurs de la santé publique, à la fin du 20ème siècle, ont démontré que la médecine pharmacologique n'avait contribué qu'à 10% de l'allongement de l'espérance de vie (une quarantaine d'années), alors que l'hygiène et la vaccination étaient responsables de 80% de cet allongement de la vie. Rappelons que c'est l'introduction du frigidaire dans les ménages qui a fait disparaitre le cancer de l'estomac !
Mais la recherche pharmacologique a eu aussi ses lettres de noblesse comme la découverte des médicaments agissant sur le système rénine-angiotensine, qui a permis de transformer le pronostic vital à court terme de nombreuses maladies cardiovasculaires ou les médicaments anticancéreux qui ont contribué à l'augmentation de l'espérance de vie de nombreux patients atteints de divers cancers ou les médicaments immunomodulateurs qui ont permis le formidable développement de la greffe d'organe.
Pourquoi avoir fait cette longue introduction sur l'ère pharmacologique du 20ème siècle ? Nous pensons, comme Tocqueville, que si le passé n'éclaire pas l'avenir, nous continuerons à marcher dans les ténèbres. Appliqué à l'ère du numérique en santé au 21ème siècle, c'est à dire à la médecine algorithmique, les "algorithmologues de la santé" devraient éviter d'avoir les mêmes convictions que celles qu'avaient les pharmacologues au 20ème siècle, autrement dit considérer que les services de l'e-santé et les algorithmes de l'IA qu'ils produisent seront tous bénéfiques à la santé de nos concitoyens, sans apporter la moindre preuve scientifique d'un SMR aux patients. Ce nouveau billet complète le précédent consacré au même thème. (http://www.telemedaction.org/449438546)
Ne pas confondre les services d'e-santé avec les pratiques des professionnels de santé
La confusion dure depuis le début des années 2000. Le terme e-santé fut créé en novembre 1999 à Londres au congrès international de télémédecine. Son auteur, l'informaticien australien John Mitchell, voulait remplacer la télémédecine. Il définissait l'e-santé comme "l’usage combiné de l’internet et des technologies de l’information à des fins cliniques, éducationnelles et administratives, à la fois localement et à distance ». Il ajoutait: "l’e-santé pourrait être considérée comme une industrie de la santé relevant du e-commerce porté par des non-professionnels de santé, alors que la télémédecine est portée uniquement par les professionnels de santé médicaux". (http://www.telemedaction.org/422886029)
Il existait en 2004 plus de 40 définitions de l'e-santé dans la littérature scientifique internationale, ce qui amena l'OMS à donner en 2005 une définition plus consensuelle : « L’e-santé consiste à utiliser les TIC à l’appui de l’action de santé et dans des domaines connexes, dont les services de soins de santé, la surveillance sanitaire, la littérature sanitaire et l’éducation, le savoir et la recherche en matière de santé. » En avril 2017, l'OMS simplifiait sa définition de l'e-santé : "les services du numérique au service du bien-être de la personne".
En introduisant dans cette nouvelle définition de l'e-santé le "bien-être" de la personne, l'OMS reprenait sa définition de 1945 : "la santé est un état complet de bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement à une absence de maladie ou d'infirmité".
On peut désormais dire que les services d'e-santé sont "des services numériques au service d'un état complet de bien-être physique, mental et social, incluant également les maladies et les infirmités". Ces services visent à améliorer l'état de santé des personnes lorsqu'ils sont intégrés à certaines pratiques professionnelles, en particulier à distance, mais aussi en présentiel.
L’article 90 du traité de l'Union Européenne (UE) donne la définition suivante d’un service, "une activité de service marchand remplissant des missions d'intérêt général, et soumises de ce fait par les Etats membres à des obligations spécifiques de service public.". Les services d’intérêt général sont des services considérés par les autorités publiques des pays membres de l’UE comme étant d’intérêt général et faisant par conséquent l’objet d’obligations de service public spécifiques. Ils peuvent être fournis par l’État ou par le secteur privé.
Enfin, les services d'e-santé peuvent rejoindre le cadre des services sociaux d’intérêt général : "ils répondent aux besoins des citoyens et se fondent sur les principes de solidarité et d’égalité d’accès. Ils peuvent être de nature économique ou non économique. Il s'agit par exemple des systèmes de sécurité sociale, des services de l’emploi ou des logements sociaux" .
Ne pas reproduire à l'ère numérique les erreurs de l'ère pharmacologique.
Quelques similitudes peuvent être soulignées :
Comme l'était l'innovation pharmacologique au cours des trente glorieuses, l'innovation numérique va marquer les dix à vingt glorieuses qui vont suivre la pandémie à la Covid-19. Les pharmacologues étaient persuadés que les médicaments qu'ils découvraient avaient un effet bénéfique sur la santé des personnes. C'était la médecine pharmacologique. A l'ère de la médecine algorithmique, les "algorithmologues" de la santé sont souvent convaincus que les objets connectés (IoT) et les applications mobiles en santé qu'ils produisent avec l'aide de l'IA ne peuvent qu'améliorer la santé des citoyens au 21ème siècle.
Le business model de l'industrie pharmaceutique pendant les trente glorieuses reposait sur la consommation toujours plus grande de médicaments par des prescriptions médicales "acquises". Le business model de l'industrie du numérique en santé ne doit pas refaire les mêmes erreurs, c'est-à dire reposer sur des prescriptions médicales acquises à la diffusion d'un produit dont le SMR n'aurait pas été démontré. Le business model de l'e-santé ne doit pas avoir de lien direct avec les professionnels de santé.
Comme pour les médicaments, dont seulement une centaine sur 5000 avait un SMR démontré, plus de 90% de la production d'IoT en santé par l'industrie et les start-ups visent à améliorer le "bien-être" des citoyens en les amenant à faire du "self-management" grâce à l'IA. Ce marché doit conquérir les citoyens et non les professionnels de santé. La régulation de ce marché qui relève de "services sociaux d'intérêt général" peut se faire par une autorité publique qui vérifie la fiabilité du service et la sécurité des données personnelles qu'il utilise. Les associations d'usagers doivent les valider.
Dix pour cent d'IoT a finalité médicale, l'équivalent de la centaine de médicaments apportant un réel bénéfice aux patients, sont des DM de classe IIa apportant un SMR aux patients, démontré. Ils représentent la véritable médecine algorithmique. Ils peuvent être remboursés par l'Assurance maladie ou une complémentaire santé. Seuls ces IoT, qui sont souvent le produit d'une coconstruction entre professionnels de santé, patients et industriels (le trépied gagnant), peuvent être prescrits par les professionnels de santé, comme des "médicaments actifs" avec SMR (Digital Therapeutics). Seuls ces IoT devraient figurer dans le store de l'espace numérique en santé (ENS) pour que la fiabilité, la qualité et la sécurité du contenu soient garanties par les pouvoirs publics aux professionnels de santé. (http://www.telemedaction.org/447610980)
Comment distinguer le marché de la télésanté des pratiques professionnelles ?
Les plateformes web de télésanté (télémédecine et télésoin) créées par des entreprises ou start-ups du numérique sont des services d'e-santé d'intérêt général, selon la directive européenne de 2000. La crise Covid a révélé une inflation de plateformes de qualité très inégale. Seules 5 sur 144 (3,5%) rassemblaient les 6 fonctionnalités recensées par le ministère de la santé, avec une note de sécurité donnée par l'ANS de 10 pour le respect du RGPD. (http://www.telemedaction.org/445424795)
En reconnaissant au seul professionnel de santé l'initiative des pratiques de télésanté dans l'avenant 6, les pouvoirs publics et l'Assurance maladie ont clairement fait la distinction entre ce qui doit relever des responsabilités des professionnels de santé (la pertinence d'un acte médical ou d'un soin à distance) de ce qui pouvait relever d'un marché de solutions numériques proposées aux professionnels de santé par les entreprises de télésanté.
Pour les professionnels de santé qui sont à l'initiative des pratiques à distance, les plateformes web qui leur sont proposées par les entreprises du numérique sont de type Saas (software as a service), avec plusieurs fonctionnalités, dont la prise de rendez-vous, la vidéotransmission et l'échange sécurisé des données personnelles de santé. Ce type de service est reconnu par l'Assurance maladie comme conforme au cadre juridique de l'avenant 6 (http://www.telemedaction.org/424171961).
Ce qui fait aujourd'hui débat, ce sont les organisations de plateformes web de téléconsultation ponctuelle de type BtoB (service payé par une complémentaire santé) ou BtoC (service payé par l'usager et non remboursé) (http://www.telemedaction.org/446513908). Ces sociétés embauchent des médecins (salariés ou vacataires) qui assurent les actes médicaux sur leurs plateformes. Les entreprises organisatrices relèvent de facto du statut d'établissement de santé, tel que défini à l'art. L6111-1 du Code de la santé publique (CSP).
A ce titre, ces plateformes web de téléconsultation devraient participer à la coordination des soins et à la mise en oeuvre de la politique de santé publique en France. C'est ce que leur propose l'Assurance maladie au niveau d'un territoire de santé. Pendant la période Covid, elles répondent bien à la définition du CSP puisqu'elles délivrent des téléconsultations, téléexpertises et des télésoins. Elles participent ainsi à la mise en oeuvre de la politique française de santé publique pendant la pandémie. Leur prestation est prise en charge par l'Assurance maladie. Qu'en sera-t-il à la sortie de l'état d'urgence sanitaire ? (http://www.telemedaction.org/446283095)
Pour les citoyens qui manquent d'autonomie dans l'usage du numérique, les pouvoirs publics ont autorisé les infirmiers à assister les patients au cours d'une téléconsultation dans leur cabinet ou au domicile, et les pharmaciens à offrir aux citoyens du territoire de santé, en coopération avec les CPTS (http://www.telemedaction.org/444086908), l'organisation d'une téléconsultation programmée ou non programmée, voire d'un télésoin, au sein de leur officine. (http://www.telemedaction.org/449395794)
En résumé, dans le contexte actuel, cette tribune libre fera probablement débat. L'auteur pense, comme Tocqueville ou Victor Hugo, que le passé du 20ème siècle doit éclairer l'avenir du 21ème. La période post-Covid sera marquée par au moins "dix glorieuses", peut-être plus, d'une forte expansion économique grâce au numérique. La France a de nombreux leaders dans ce domaine. Faisons en sorte que la médecine du 21ème siècle ne soit pas directement liée à cette formidable expansion économique qui apportera de l'emploi à nos concitoyens. Cela ne signifie pas que la médecine n'adoptera pas les innovations majeures qui lui permettront d'améliorer la santé des citoyens. Elle l'a toujours fait. Mais ces innovations devront toujours reposer sur un SMR aux patients, démontré scientifiquement.
24 mai 2021