Quelles sont les responsabilités des professionnels de santé qui pratiquent la téléexpertise ?

L' histoire de la téléexpertise en France, pratique montante de la télésanté, est assez singulière. Autorisée par le décret du 19 octobre 2010 et financée dans le droit commun de la sécurité sociale, pour le secteur libéral, à compter du 11 février 2019, cette pratique de la télémédecine fut boudée par les professionnels médicaux libéraux à qui elle s'adressait, en raison de la complexité de sa mise en œuvre et d'une rémunération par l'Assurance maladie jugée insuffisante (https://telemedaction.org/432098221/446370112).

Les conditions cliniques et financières s'améliorèrent après la pandémie Covid-19 dans l'avenant 9 à la convention médicale nationale signé avec l'Assurance maladie le 30 juillet 2021 pour une mise en application au 1er avril 2022. Ce furent alors les établissements de santé qui s'approprièrent cette pratique simplifiée pour développer leur collaboration avec la médecine de ville (https://telemedaction.org/432098221/tel-expertise-4). Le Think Tank Télésanté et Numérique en Santé en a fait le thème d'un webinaire en juin 2024 (https://telemedaction.org/think-tank/webinaire-du-20-juin).

Le décret relatif à la télésanté du 3 juin 2021 a élargi l'accès à la téléexpertise médicale à tous les professionnels de santé, qu'ils soient médicaux (médecins, sage-femmes, chirurgiens-dentistes) ou non-médicaux (pharmaciens et les 17 professions d'auxiliaire médical). Cette extension de la nouvelle téléexpertise se met progressivement en place et sa rémunération par l'Assurance maladie concerne à ce jour 5 professions d'auxiliaire médical (orthophonistes, orthoptistes, infirmiers, masseurs-kinésithérapeutes, pédicures-podologues). Pour plus de détails sur le contenu des conventions passées avec l'Assurance maladie, se rendre sur le compte Amélie.fr. (https://www.ameli.fr/cotes-d-armor/assure/remboursements/rembourse/consultations-telemedecine/telemedecine/teleexpertise).

Ce décret, à l'évidence, a un impact majeur sur les parcours de soins dits "hybrides" alternant les soins distanciels par télésanté  et les soins présentiels chez les patients atteints de maladies chroniques, ainsi que sur les nouvelles organisations professionnelles.  (https://telemedaction.org/437100423/449653873)https://telemedaction.org/437100423/449707641)(https://telemedaction.org/437100423/449726934).

Devant les initiatives prises par quelques professions paramédicales à la suite du décret du 3 juin 2021, certains professionnels médicaux s'interrogent sur certaines dérives qui pourraient relever d'un exercice illégal de la médecine.

Ce billet est écrit par un médecin juriste qui voit dans le droit de la santé plus une aide aux nouvelles organisations et pratiques professionnelles qu'un frein éventuel. Nous tentons dans ce billet de clarifier les responsabilités engagées aujourd'hui par les professionnels de santé qui pratiquent la télésanté (télémédecine et télésoin), en particulier la téléexpertise, au regard de la législation et de la réglementation actuelles.


QUELLES SONT LES RESPONSABILITES PROFESSIONNELLES EN TÉLÉSANTÉ ?


Les responsabilités professionnelles en télésanté reposent sur des principes similaires à ceux des soins en présentiel, avec cependant des spécificités liées à la pratique à distance.


Responsabilité civile

Les professionnels de santé sont soumis à une obligation de moyens (article L.1142-1 du Code de la santé publique https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000020628252). Ils doivent utiliser des outils numériques adaptés et recommandés par les autorités sanitaires, ainsi que respecter les protocoles médicaux, les recommandations HAS et celles des sociétés médicales savantes pour garantir des soins sécurisés et de qualité.


La responsabilité civile peut être engagée en cas de faute si un préjudice et un lien de causalité sont prouvés. Plusieurs types de fautes professionnelles sont possibles :

Faute de diagnostic : erreur, retard ou absence de diagnostic ayant conduit à un traitement inadapté ou inexistant. En télésanté, l'erreur, le retard ou l'absence de diagnostic peuvent être liés à une mauvaise qualité des pratiques de téléconsultation, de télésoin, de téléexpertise, qui ne respectent pas les recommandations de la HAS ou les guidelines des sociétés médicales savantes, voire liés à un Dispositif Médical Numérique défaillant sur le plan technique (algorithme de l'IA) dans la télésurveillance médicale.

Faute de traitement : administration d'un traitement incorrect ou non conforme aux données acquises de la science. En télésanté, une telle faute peut exister lorsque l'interrogatoire du patient et l'examen clinique sont insuffisants, comme l'absence d'examen physique lorsque les motifs de téléconsultation, de télésoin et de téléexpertise ne sont pas pertinents.

Erreur chirurgicale : opération sur une mauvaise zone, oubli d'instruments dans le corps, technique inappropriée. En télésanté et santé numérique, il s'agirait d'une erreur imputée à un robot chirurgical (télé chirurgie) piloté par l'IA, erreur que le chirurgien qui suit l'intervention sur sa console n'aurait pas prévenue ou vue au nom de l'obligation d'une garantie humaine d'un acte chirurgical piloté par un algorithme.

Erreur médicamenteuse : prescription ou administration incorrecte de médicaments (erreurs de dosage, interactions). En télésanté, une telle erreur pourrait venir d'une prescription médicamenteuse ou d'un renouvellement d'ordonnance sans qu'il y ait eu préalablement une téléconsultation avec le patient ou une téléexpertise avec le pharmacien qui a la coresponsabilité de la prescription médicamenteuse (https://telemedaction.org/423570493/innovation-organisationnelle) .

Manque à l'obligation d'information : défaut de fournir des informations claires et appropriés sur les bénéfices et les risques d'un acte médical en distanciel ou en présentiel pour obtenir un consentement éclairé. Ce sont les mêmes fautes en télésanté.

Négligence post-opératoire : absence de suivi adéquat après une intervention chirurgicale, entraînant des complications. La télésanté peut favoriser le suivi post-opératoire au domicile au décours d'un acte de chirurgie ambulatoire. Ces soins distanciels par des moyen numériques adaptés permettent de prévenir la faute par négligence post-opératoire.

Non-respect des droits du patient : défaut de recueil du consentement, violation du secret médical ou professionnel. Dans les pratiques distancielles par télésanté, le risque de violation des données personnelles est plus grand que dans la pratique présentielle, d'où l'importance d'utiliser des outils dont on peut garantir la sécurité et la confidentialité.

Toutes ces fautes doivent être prouvées, avec un lien direct entre la faute et le préjudice subi par le patient.


Responsabilité pénale.

Elle peut être engagée en cas d'infractions spécifiques comme la violation du secret médical ou professionnel (art.226-13 du Code pénal) ou l'exercice illégal de la médecine.

Les professionnels de santé doivent garantir la sécurité et la confidentialité des données de santé. Un défaut de sécurisation des données personnelles au cours d'une pratique de télésanté peut constituer une infraction pénale.


Responsabilité disciplinaire.

Les professionnels de santé doivent respecter les règles déontologiques de leur profession, comme le secret médical ou professionnel, le devoir d'information des patients et leur consentement éclairé, la continuité des soins. Tout manquement à ces règles peut entrainer des sanctions disciplinaires par leur ordre professionnel (médecins, chirurgiens-dentistes, pharmaciens, sage-femmes, infirmiers, masseurs-kinésithérapeutes, pédicures-podologues). Les ordres garantissent le respect des règles éthiques et déontologiques, assurant ainsi la qualité et l'intégrité des pratiques professionnelles. De même, les ordres imposent des obligations de formation professionnelle continue pour maintenir et développer les compétences de leurs membres.

Les ordres représentent la profession de santé auprès des pouvoirs publics et disposent de moyens pour gérer les conflits ou infractions au code de déontologie, garantissant ainsi une justice interne équitable. Ils permettent d'éviter les dérives commerciales.

A ce jour, seules 4 des 18 professions de santé non-médicales ont un ordre professionnel.


Responsabilité technologique

Les professionnels de santé doivent maîtriser les outils numériques utilisés, garantir leur fiabilité et s'assurer du respect des normes de sécurité et de confidentialité des données personnelles des patients.


QU'EN EST-IL DES RESPONSABILITES ENGAGÉES PAR LES PROFESSIONNELS DE SANTÉ QUI PRATIQUENT LA TÉLÉEXPERTISE ?


Comme nous l'avons rappelé précédemment, le décret relatif à la télésanté du 3 juin 2021 a étendu le champ de la téléexpertise à toutes les professions non-médicales, c'est à dire les pharmaciens et les 17 professions d'auxiliaire médical.


Le modèle de la téléexpertise entre professionnels médicaux, qui s'appuie sur le décret de télémédecine du 19 octobre 2010, n'a jamais soulevé de débat juridique particulier jusqu'à présent : un professionnel médical, souvent le médecin traitant, requiert un avis auprès d'un professionnel médical qui est requis pour sa compétence spécifique; comme l'est un médecin spécialiste d'une pathologie donnée, le professionnel médical requérant ayant la responsabilité de prendre ou non en compte, pour son patient, l'avis donné par le médecin expert requis, lequel peut ne pas connaître le patient. Pour donner son avis, ce médecin expert requis doit s'assurer avoir reçu la complétude des données de santé nécessaires à son avis d'expert, car il engage sa responsabilité pleine et entière (https://affairesjuridiques.aphp.fr/textes/tribunal-administratif-de-grenoble-21-mai-2010-n-0600648-responsabilite-hopital-tele-expertise/).

Si une prescription médicale devait être faite au décours de la téléexpertise sur la base de l'avis donné, elle l'était le plus souvent par le médecin traitant requérant, ce dernier ayant la responsabilité de la conduite des soins chez le patient qui a donné son consentement à la téléexpertise, à l'exception de quelques situations spécifiques (comme un patient greffé) où la prescription ne peut être faite que par le médecin spécialiste requis.


Le modèle de la téléexpertise requise par un professionnel non-médical auprès d'un professionnel médical est une situation nouvelle de coopération interprofessionnelle, qui peut faire débat chez des professionnels médicaux qui se réfèrent au premier modèle décrit précédemment.

Soulignons d'abord les particularités de ce nouveau modèle de téléexpertise entre un professionnel non-médical ayant une compétence propre et un professionnel médical qui a la compétence nécessaire pour répondre :

1) C'est le professionnel de santé non-médical, en contact direct ou présentiel avec un patient ou un usager de la santé, qui ressent le besoin, avec le consentement du patient ou de l'usager, de recevoir l'avis d'un professionnel médical lui-même compétent dans le domaine du soin que réalise le professionnel non-médical.

2) Le professionnel médical sollicité ne peut pas être n'importe quel professionnel médical, mais bien celui qui a la compétence pour répondre à ce professionnel non-médical dont le domaine du soin est spécifique au métier de santé.

3) C'est le professionnel médical sollicité, compétent dans le champ du soin réalisé par le professionnel non-médical, qui juge la demande d'avis pertinente ou non, Lorsque celle-ci est pertinente, le professionnel médical doit alors juger la complétude des données de santé transmises par le professionnel non-médical afin de donner en pleine responsabilité sa réponse d'expert médical.

4) La prescription médicale à un patient ou un usager de la santé d'un soin spécifique au domaine du professionnel non-médical, peut se faire soit au décours d'une consultation présentielle, d'une téléconsultation, voire de la téléexpertise lorsque le professionnel médical connait le patient ou dans certaines situations d'urgence rappelées par la HAS (https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2009-05/teleprescription_-_recommandations.pdf). C'est le professionnel médical qui choisit la solution, présentielle ou distancielle, qui lui paraît la plus pertinente à l'avis qu'il souhaite donner. Le professionnel non-médical ne peut pas faire de prescription, celle-ci étant de la seule compétence du professionnel médical.


Que disent les autorités sanitaires françaises sur la téléexpertise ?

(https://sante.gouv.fr/soins-et-maladies/prises-en-charge-specialisees/telesante-pour-l-acces-de-tous-a-des-soins-a-distance/article/la-teleexpertise#:~:text=Qu'est%2Dce%20que%20la,avis%20sur%20un%20traitement%E2%80%A6).)

La définition actuelle

La téléexpertise permet à un professionnel de santé de solliciter, à distance par messagerie ou tout autre outil sécurisé, l’avis d’un ou plusieurs professionnels de santé médicaux face à une situation médicale donnée (lecture de diagnostic, analyses, avis sur un traitement…). La question posée et la réponse apportée, hors présence du patient, n’interviennent pas forcément de manière simultanée.


Pour quels patients ?

Toutes les situations médicales sont susceptibles d’être concernées par la téléexpertise. Le patient n’a pas à être connu par le médecin requis. Il doit simplement être informé des conditions de réalisation de la téléexpertise et avoir donné son consentement préalable à la réalisation de l’acte.

Depuis le 2èmetrimestre 2022 la téléexpertise est généralisée à tous les patients. Tous les professionnels de santé peuvent solliciter l’avis d’un professionnel médical (décret du 3 juin 2021 relatif à la télésanté), qui peut être un médecin (11 février 2019), une sage-femme (17 décembre 2021) ou un chirurgien-dentiste (1er février 2025), dans le cadre d’un acte de téléexpertise, en raison de leurs formations ou de leurs compétences particulières sur la base des informations médicales liées à la prise en charge d’un patient.


Quelles sont les conditions de remboursement par l'Assurance maladie ?

La téléexpertise n’est pas facturée au patient concerné. Elle fait l’objet d’une facturation directement entre l’assurance maladie par les professionnels de santé qui y recourent, à la fois par le professionnel de santé qui demande un avis (à ce jour uniquement médecins, sage-femmes, chirurgiens-dentistes, orthophonistes, orthoptistes, infirmiers, masseur-kinésithérapeutes, pédicure-podologues), rémunérée à hauteur de 10 €/acte sollicité, et par le professionnel médical (médecin généraliste ou spécialiste, sage-femme, chirurgien-dentiste) qui le donne, lequel acte est rémunéré à hauteur de 20 euros (23 € en 2026)

Désormais, depuis le mois de mars 2022 la téléexpertise est prise en charge pour tous les patients : toutes les situations médicales sont susceptibles d’être concernées par la téléexpertise.

La pertinence du recours à la téléexpertise est appréciée, d'une part par le professionnel de santé requérant et, d'autre part, par le professionnel médical requis. Le patient, s’il n’a pas à être connu par le professionnel médical dont l’avis est sollicité par téléexpertise, doit néanmoins être informé des conditions de réalisation de la téléexpertise et avoir donné son consentement préalable à la réalisation de l’acte.


Quelles garanties de qualité et de sécurité ?

La téléexpertise, comme toute activité médicale, doit être réalisée dans des conditions qui garantissent la sécurité et la qualité des soins.

Elle doit également respecter des exigences spécifiques : compte-rendu par le professionnel médical requis qui doit être versé dans le dossier du patient, ainsi que dans le DMP de MES s'il est actif. Ce compte rendu doit être transmis au médecin traitant et au professionnel de santé requérant qui a sollicité la téléexpertise. Cet acte doit être tracé, comme le précise le décret relatif à la télésanté du 3 juin 2021. Les outils numériques utilisés pour réaliser l'acte doivent être conformes aux différents cadres juridiques applicables aux données de santé.


Ce modèle de téléexpertise requise par un professionnel de santé non-médical peut-il être un exercice illégal de la médecine ?

Les professionnels de santé non-médicaux sollicitent l'avis d'in professionnel médical dans le cadre de leurs compétences et formations spécifiques, sans établir eux-mêmes un diagnostic ou un traitement, compétences réservées aux professionnels médicaux. Un délit d''exercice illégal de la médecine pourrait être constitué si le professionnel non-médical établissait seul un diagnostic ou prescrivait un traitement, situations qui ne seraient pas autorisées par la réglementation en vigueur. 

Toutefois, il faut reconnaître que la réglementation évolue avec la volonté du législateur d'améliorer l'accès aux soins de la population. Des délégations de compétences médicales sur le plan diagnostic et thérapeutique sont ainsi données à des professionnels non-médicaux : diagnostic et traitement d'une angine ou d'une cystite par les pharmaciens, administration de vaccinations par les pharmaciens et les infirmiers, diagnostic de la vision et prescription de lunettes par les orthoptistes, prescription de médicaments non soumis à une prescription médicale obligatoire, de dispositifs médicaux spécifiques, d'examens biologiques et de renouvellement de traitements par un IPA dans le domaine de sa compétence (oncologie, diabète, insuffisance cardiaque, insuffisance rénale et autres pathologies chroniques, etc.), accès direct au kinésithérapeute pour des lombalgies aiguës de moins de 4 semaines où le professionnel MKT peut réaliser un bilan clinique, proposer aux patients des soins adaptés, selon le protocole établi par la HAS en juin 2024. (https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2024-06/avis_n_2024.0049acsbp_du_13_juin_2024_du_college_de_la_haute_autorite_de_sante_du_protocole_de_cooperation__prise_en_charge_.pdf


Dans le cadre du débat actuel sur la télé-prescription de soins spécifiques (et non de médicaments), nous pensons qu'il relève de la responsabilité pleine et entière du professionnel médical sollicité par le professionnel non-médical en téléexpertise de juger si cette télé-prescription d'un soin, spécifique à la compétence du professionnel non-médical, nécessite ou non, préalablement, une téléconsultation ou une consultation présentielle avec le patient. 

Il est vrai que l'évolution rapide des solutions technologiques numériques, dotées de l'IA, ne peut que favoriser le développement de la téléexpertise requise par les professionnels non-médicaux dans les déserts médicaux, en particulier ceux qui concernent certaines spécialités (ORL, dermatologie, ophtalmologie, autres spécialités, etc.)

 

Il faut rappeler, en conclusion de ce billet, que l'élargissement de la téléexpertise à tous les patients et à tous les professionnels de santé vise en premier lieu à améliorer l'accès aux soins des patients et des usagers de la santé, ainsi que la continuité des soins chez les patients atteints de maladies chroniques. La technologie numérique nécessaire à la réalisation d'une téléexpertise est plus simple et de réalisation plus rapide que celle que nécessite une téléconsultation de qualité et sécurisée, obligeant souvent l'assistance d'un professionnel de santé d'exercice libéral (infirmier, pharmacien d'officine). L'application stricte et rigoureuse de la réglementation en vigueur permet d'éviter un exercice illégal de la médecine.


1er mars 2025