La télésanté peut-elle améliorer l'accès aux soins visuels ? (2)

Ce deuxième billet consacré à la télésanté en ophtalmologie vient compléter un premier billet dont le lecteur pourra prendre connaissance avant de poursuivre sa lecture (https://telemedaction.org/422885857/t-l-m-decine-56).

L'article référencé relate une expérience de la télé ophtalmologie en Ehpad (Aptel F, Manoli P, Sellem E, Joos P, Chappuis S. Applications de la télémédecine en ophtalmologie et présentation d'une expérience de télé ophtalmologie en établissements pour personnes âgées dépendantes. Cahiers d'Ophtalmologie, novembre 2022. https://www.cahiers-ophtalmologie.fr/applications-de-la-telemedecine-en-ophtalmologie-et-presentation-dune-experience-en-etablissement-dhebergement-pour-personnes-agees-dependantes.). D'autres études françaises sur la télé ophtalmologie, non publiées ou sur le point de l'être dans la littérature médicale scientifique, peuvent être citées : une revue générale de cette pratique (https://www.leah.care/blog/teleophtalmologie-solution-de-diagnostic-a-distance/#:~:text=La%20t%C3%A9l%C3%A9ophtalmologie%20est%20une%20branche,%C3%A0%20la%20technologie%20des%20t%C3%A9l%C3%A9communications), un think tank  sur ce thème (https://www.teleophtalmologie.info/), une expérimentation conduite à Mayotte à la demande de l'ARS (https://www.mayotte.ars.sante.fr/media/99090/download?inline), une expérimentation de téléconsultation ophtalmologique conduite dans les Hauts de France (https://www.teleophtalmo.com/) (https://www.acuite.fr/actualite/sante/237089/tele-ophtalmologie-franc-succes-apres-1-dexperimentation) correspondant à une volonté de l'Assurance maladie de soutenir le développement de la télé ophtalmologie  (https://www.usine-digitale.fr/editorial/l-assurance-maladie-veut-simplifier-la-tele-ophtalmologie-dans-les-hauts-de-france.N913114).

L'expérimentation que nous résumons dans ce billet a été publiée dans une revue professionnelle à comité de lecture.  Les Cahiers d'Ophtalmologie est une revue française dédiée à la formation et l'information des professionnels de la santé visuelle. En avril 2021, elle avait consacré un numéro dédié en partie à la e-santé en ophtalmologie (https://www.cahiers-ophtalmologie.fr/tous-les-numeros/n0-244-avril-2021/109).



CONTEXTE

La part des sujets âgés de plus de 65 ans représente respectivement 16,5 et 20,3% de la population américaine et européenne, et cette proportion est amenée à augmenter rapidement dans les décennies à venir du fait du vieillissement de la population. L’administration américaine estime que 35% des citoyens américains seront amenés à résider un jour dans des structures dédiées à l’hébergement des personnes âgées. En France, plus de 720 000 personnes étaient hébergées dans un établissement de ce type (EHPAD) en 2015. La plupart des pathologies oculaires cécitantes ont une prévalence fortement liée à l’âge (cataracte, glaucome, DMLA), et elles sont nettement surreprésentées dans ces populations hébergées en EHPAD. Pour différentes raisons, ces populations ont peu accès aux soins ophtalmologiques : déséquilibre entre la démographie médicale et la demande de soins, difficultés de déplacement des résidents, technicité des examens et nécessité d’un matériel complexe et non transportable pour les examens ophtalmologiques, éloignement géographique des centres de soins et concentration des spécialistes dans les grandes métropoles.

De nombreuses études ont montré des performances élevées de la télémédecine pour le dépistage, le diagnostic, le suivi et la prise en charge des principales pathologies oculaires. Une première expérimentation française réalisée dans un cadre hospitalier chez 67 résidents d’un établissement d’hébergement pour personnes âgées en Ille-et-Vilaine a montré que cette nouvelle modalité d’exercice pourrait représenter une solution intéressante pour améliorer l’accès aux soins des personnes hébergées en EHPAD.

Feedback on ophthalmologic telemedicine in a nursing home. Bon V, Ghemame M, Fantou P, Philliponnet A, Mouriaux F.J Fr Ophtalmol. 2020 Nov;43(9):e293-e297. doi: 10.1016/j.jfo.2020.09.002. Epub 2020 Sep 22.PMID: 32977979 Review.

Cette nouvelle étude avait pour objectif d’évaluer la faisabilité (technique, matérielle, humaine et organisationnelle) et l’intérêt (médical, pour le patient et sa famille et la structure d’hébergement) de la réalisation d’examens ophtalmologiques systématiques chez les résidents en EHPAD à l’échelle nationale et dans une organisation impliquant tous types d’établissements (privés/publics) et de professionnels (libéraux, hospitaliers).


MATERIELS ET METHODES

Quarante-cinq EHPAD situés dans 12 départements de France métropolitaine (54% d’établissements privés et 46% d’établissements publics) ont participé à cette expérience de télémédecine. Un orthoptiste se déplaçait pour réaliser un bilan ophtalmologique qui comprenait une mesure de l’acuité visuelle et de la pression intraoculaire ainsi que des clichés rétinophotographiques du fond d’œil (rétinographes Aurora, Optomed et Horus Scope, MIIS ; tono mètre à air Tonocare de Keeler ; réfractomètres SW- 800, Suoer et 2WIN, Adaptica). Les données de l’examen étaient téléchargées sur la plateforme e-ophtalmo (eophtalmo, Lyon) pour une lecture effectuée par un ophtalmologiste à distance et en différé. L’ophtalmologiste lecteur était géographiquement proche, de façon à pouvoir recevoir les patients en cas de pathologie(s) suspectée(s). Neuf ophtalmologistes ont participé aux lectures, 7 libéraux et 2 hospitaliers.

La demande d’un examen ophtalmologique était effectuée par le médecin de l’établissement ou le médecin traitant du patient. Le patient ou son représentant légal devait signer un consentement éclairé. Une dilatation pupillaire était réalisée en instillant 1 goutte de tropicamide (Mydriaticum®), avec surveillance du patient de façon à vérifier l’absence de douleur oculaire, une baisse visuelle ou une céphalée inhabituelle dans les 3 heures qui suivaient la dilatation, symptômes pouvant faire craindre une rarissime crise de fermeture de l’angle iatrogène.

Les actes réalisés par les orthoptistes étaient valorisés par la facturation des actes CCAM en tiers payant Sécurité sociale et mutuelle. La lecture du dossier par l’ophtalmologiste était valorisée par la facturation d’un acte de téléexpertise prise en charge à 100% en tiers payant Sécurité sociale.

Dans le cas d’une anomalie dépistée lors du bilan, le patient pouvait soit bénéficier d’une téléconsultation à sa demande, soit d’une consultation classique chez un ophtalmologiste (avec une garantie de rendez-vous dans les délais préconisés dans le compte-rendu chez un ophtalmologiste lecteur de la plateforme, tout en laissant le libre choix au patient).

Une formation des orthoptistes à l’utilisation du matériel et de la plateforme, et des ophtalmologistes à l’utilisation de la plateforme, était réalisée avant la mise en route de l’étude. Une double lecture de 5% des dossiers, sélectionnés de façon aléatoire, était réalisée par un ophtalmologiste-expert, visant à valider la qualité des interprétations faites par le lecteur.


RESULTATS

Sept cent vingt-deux résidents de 45 établissements ont bénéficié d’un examen ophtalmologique en télémédecine pendant une période de 15 mois. Douze orthoptistes et 9 ophtalmologistes ont été impliqués. L’âge moyen des résidents était de 81 ± 12 ans, avec 31% d’hommes et 69% de femmes. Quarante-cinq pour cent des sujets rapportaient des antécédents ophtalmologiques, dont 74% une chirurgie de la cataracte. En moyenne, les patients bénéficiaires n’avaient pas vu d’ophtalmologiste depuis 6 ± 4 ans. Les examens ont pu être réalisés par l’orthoptiste chez 94% des sujets, et 87% des dossiers ont été jugés de qualité correcte et interprétables par l’ophtalmologiste lecteur. Les bilans ophtalmologiques réalisés ont permis de détecter, en dehors des défauts de correction optique isolés, une pathologie oculaire chez 69% des patients examinés. Huit pour cent des patients avaient une PIO élevée, supérieure à 21 mm Hg. Une prise en charge adaptée a pu être réalisée sans déplacement supplémentaire chez un ophtalmologiste dans 35% des cas. Pour les défauts de correction optique, 45% des patients ont bénéficié d’un changement de correction à la suite de l’examen (envoi d’une ordonnance par l’ophtalmologiste lecteur). Avec une correction optique adaptée, l’acuité visuelle moyenne était de 10/10 pour 17,8% des patients, entre 6 et 9/10 pour 41,3%, et inférieure à 6/10 pour 40,8%. Le délai moyen entre l’examen et la remise du compte-rendu (issu de la plateforme) était de 7 ± 6 jours.

CONCLUSIONS

Cette série réalisée chez des patients résidant en EHPAD par des orthoptistes et interprétée à distance par des ophtalmologistes démontre la faisabilité technique et logistique ainsi que l’intérêt médical de cette modalité de prise en charge ophtalmologique pour cette population. Les examens ont pu être réalisés dans plus de 90% des cas et les données étaient de qualité suffisante pour être interprétées par le lecteur dans presque 90% des cas. Un défaut de correction optique nécessitant une prescription et un changement de correction optique était retrouvé chez 45% des sujets examinés, et une pathologie oculaire autre qu’un problème réfractif chez 69% d’entre eux.

Après une prise en charge adaptée, l’acuité visuelle était supérieure ou égale à 6/10 chez 59,1% des sujets, favorisant pour les résidents en EHPAD concernés la poursuite d’activités sociales variées (lecture, télévision, jeux…). Cela démontre une nette amélioration de l’accès aux soins ophtalmologiques dans cette population spécifique. La qualité du service médical rendu est comparable à celle d’une consultation au cabinet de première ligne sans contraintes de transport des patients. Cette étude corrobore les résultats d’un travail français récent réalisé chez 67 résidents d’un établissement d’hébergement pour personnes âgées en Ille-et-Vilaine avec une pathologie oculaire détectée dans 55% des cas et une prescription optique donnée à 45% des patients. Un déplacement chez un ophtalmologiste a dû être réalisé dans seulement 10% des cas.

L’existence d’un besoin en examens ophtalmologiques chez cette population âgée et la faisabilité comme la performance de l’examen en télémédecine démontrées par ces 2 études suggèrent la possibilité d’un modèle économique dédié à cette population spécifique et destiné à favoriser son développement – prise en charge du prix du matériel, de la formation du personnel, des déplacements et du temps passé. A fortiori, cette modalité d’examen permet des économies de temps médical et paramédical, et une réduction des frais de déplacement du résident. Des études similaires pourraient être réalisées selon des modalités identiques dans d’autres populations telles que les salariés, les enfants d’âge scolaire et les personnes à mobilité réduite. La possibilité de déplacer une équipe mobile permettrait aussi de proposer cette expérimentation aux personnes résidant dans des déserts médicaux et sans cabinet ou centre ophtalmologique proche.


COMMENTAIRES. La qualité de cette étude justifiait qu'elle soit publiée in integrum sur ce blog. Sous l'angle ophtalmologique, le service médical rendu aux résidents d' Ehpads est indéniable. La notoriété des auteurs de l'expérimentation devrait convaincre les ophtalmologistes qui voudraient se lancer dans la télé ophtalmologie pour améliorer l'accès aux soins visuels. Sous l'angle de la télésanté, plusieurs commentaires peuvent être faits. 1) La mobilité des orthoptistes vers les Ehpads est certainement le facteur principal de réussite de cette expérimentation de télésanté, comme l'est la mobilité des infirmières libérales dans l'art.51 en cours dans le Grand Est (Polyclinique mobile TokTokDoc (https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/toktokdoc_arrete.pdf) où ces infirmières mobiles organisent les téléconsultations des résidents d' Ehpads et assurent l'assistance des patients pendant la téléconsultation. 2) Compte tenu que c'est bien la mobilité des auxiliaires médicaux dans le cadre d'une organisation complémentaire avec les professionnels médicaux qui est le facteur de réussite de cette expérimentation, faut-il encore attendre plusieurs années avant que l'Assurance maladie ne prenne en compte le nécessaire financement de cette mobilité ? A un moment où la refondation de notre système de santé est en débat, le financement de la mobilité des professionnels de santé pour que la télésanté apporte un réel service rendu est indiscutablement un sujet d'actualité pour améliorer les difficultés actuelles d'accès aux soins (https://telemedaction.org/422016875/453068582). 3) La collaboration entre professionnels de santé est une des clés pour améliorer l'accès aux soins, en particulier aux soins visuels. Outre la collaboration déjà bien installée entre orthoptiste et médecin ophtalmologiste, ne faudrait-il pas élargir cette collaboration aux autres métiers de la santé visuelle pour faire face aux besoins actuels, comme le suggère le rapport IGAS cité dans le précédent billet ? (https://telemedaction.org/422885857/t-l-m-decine-56) Le télésoin et la téléexpertise en santé visuelle sont des moyens numériques qui facilitent ces nouvelles collaborations (https://telemedaction.org/445927157/448700411)(https://telemedaction.org/445927157/450646742).


2 janvier 2023

Belle année 2023 à tous les visiteurs de ce blog