Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
Certains professionnels médicaux, notamment d'exercice libéral, s'appuyant souvent sur leur expérience de la période Covid-19, estiment que les pratiques de télémédecine sont chronophages, qu'elles nécessitent un temps clinique supérieur à la pratique traditionnelle en présentiel, ce qui serait un frein au développement de telles pratiques en secteur libéral où l'exercice rémunéré à l'acte est à flux tendu par insuffisance de professionnels.
Le temps clinique passé en pratique de télémédecine, notamment en téléconsultation, a rarement été étudiée de manière scientifique. L'allongement du temps clinique serait-il un problème organisationnel ou un problème lié au manque d'agilité des technologies utilisées ? Une équipe de chercheurs suédois, danois et américains (de la Mayo Clinic) ont recherché dans la littérature médicale scientifique les études où le temps clinique médical passé dans les pratiques distancielles de télémédecine a été étudié.
Nous rapportons cet intéressant travail publié en décembre 2023. Cette revue de la littérature suggère que le temps clinique passé en télémédecine, chez les professionnels médicaux qui la pratiquent, n'est pas significativement différent du temps clinique consacré aux soins présentiels.
Telemedicine and the assessment of clinician time: a scoping review. Kidholm K, Jensen LK, Johansson M, Montori VM. Int J Technol Assess Health Care. 2023 Dec 15;40(1):e3. doi: 10.1017/S0266462323002830. PMID: 38099431.
CONTEXTE
La télémédecine, définie comme l'utilisation des technologies de l'information et de la communication pour fournir des services de santé à distance, s'est développée pendant la pandémie de la COVID-19 pour offrir un accès aux soins de santé sans contact direct avec les patients. Au cours des années 2020-2022, les appels vidéo et le suivi à domicile des patients atteints de maladies chroniques ont augmenté à l'échelle mondial.
En Ontario, au Canada, les téléconsultations sont passées de 2 % des pratiques professionnelles avant la pandémie, évaluées au deuxième trimestre de 2019, à 71 % au deuxième trimestre de 2020 en pleine pandémie.
Aux États-Unis, les données des Centers for Medicare and Medicaid Services ont montré une augmentation, dans presque toutes les spécialités médicales, des soins distanciels, par exemple, de la téléconsultation par video et audio, ou par audio uniquement (téléphone), de l'usage du chat pour la prescription de soins, du courrier électronique sécurisé et du transfert à distance de données vitales de surveillance. De 13 000 avant la pandémie, ces pratiques sont passées à 1,7 millions en avril 2020.
En Chine, 95 % des 148 médecins interrogés au sein de 57 hôpitaux de 16 provinces ont adopté des systèmes de télémédecine pendant la pandémie.
Au Royaume-Uni, la téléconsultation a augmenté dans les soins primaires, passant de 30 à 89 % dans les mois qui ont immédiatement précédé la pandémie et en plein confinement, respectivement. De même, l'utilisation du service de SMS par le médecin généraliste pour ses patients a plus que triplé, passant de 23 messages pour 1000 patients en juillet 2019 à 76 messages pour 1000 patients en juillet 2020.
La pandémie a aussi révélé un déficit important de professionnels de santé eu égard aux défis démographiques, ainsi que le risque accru d'exposition des cliniciens aux infections, une demande plus importante de soins de la part des patients et un épuisement professionnel des cliniciens, ce qui a entrainé des cessations d'activité. La Commission des Nations Unies sur l'emploi dans le domaine de la santé et la croissance économique, ainsi que les comptes nationaux de la main-d'œuvre de l'OMS, ont estimé à 15,4 millions le manque de professionnels de santé en 2020 pour faire face à la pandémie, un manque réparti de manière inégale et affectant plus durement les pays d'Afrique et de la Méditerranée orientale que les pays de la région du Pacifique occidental.
Des experts ont fait valoir que la télémédecine pouvait avoir un effet favorable sur la charge de travail des professionnels de santé en réduisant le temps consacré par les cliniciens à la prestation de soins. Par exemple, une lettre à l'éditeur publiée dans le Journal of Clinical Virology soutient que la télémédecine peut être utilisée pour maintenir le bien-être des professionnels de santé en réduisant les consultations inutiles des patients, en favorisant le self-management des patients et en réduisant la surutilisation des services d'urgence, diminuant ainsi la charge de travail des médecins et minimisant le risque pour les professionnels d'être exposés aux infections.
Certaines preuves soutiennent ces hypothèses. Par exemple, une revue systématique comprenant quatorze études sur l'efficacité du "télétriage" des patients a révélé que l'utilisation de la télésanté permettait de trier les patients et ainsi de réduire le nombre de visites inutiles aux urgences, à un niveau de 1,2 à 22,2 % selon les études, avec comme corollaire une diminution de la charge de travail des cliniciens :
The effectiveness of tele-triage during the COVID-19 pandemic: A systematic review and narrative synthesis. Farzandipour M, Nabovati E, Sharif R. J Telemed Telecare. 2023 Jan 23:1357633X221150278. doi: 10.1177/1357633X221150278.
Si la télémédecine réduit le temps clinique médical, elle peut représenter une solution importante aux problèmes de déficit en professionnels de santé qui persistent dans la période postpandémique, eu égard à l'augmentation de la demande de soins de santé, notamment de la part de patients atteints de maladies chroniques.
Plusieurs guidelines pour l'évaluation des technologies en santé (ETS) et pour l'évaluation économique recommandent d'étudier l'impact de la télémédecine sur la performance du système de santé, comme la productivité et l'efficacité, mais ne précisent pas la nécessité d'évaluer le temps clinique médical consacré à ces pratiques.
Un modèle d'évaluation de la télémédecine (MAST ou Model for AssesSment of Telemedicine) ) précise que les ressources utilisées lors de la mise en œuvre d'une application de télémédecine (p. ex., le temps clinique médical) doivent être incluses dans les coûts estimés. Le MAST comprend également l'évaluation des aspects organisationnels de la télémédecine, définis comme « le type de ressources qui doivent être mobilisées et organisées lors de la mise en œuvre d'une nouvelle technologie, et le type de changements ou de conséquences que l'utilisation peut produire davantage dans l'organisation ».
The Model for Assessment of Telemedicine (MAST): A scoping review of empirical studies. Kidholm K, Clemensen J, Caffery LJ, Smith AC. J Telemed Telecare. 2017 Oct;23(9):803-813. doi: 10.1177/1357633X17721815. Epub 2017 Jul 31. PMID: 28758525 Review
Cependant, un examen des évaluations empiriques des technologies de la santé à l'aide du cadre MAST n'a trouvé qu'une seule étude qui évaluait l'effet de la télémédecine sur la charge de travail et le temps qu'y consacraient les médecins et les infirmières.
Large Controlled Observational Study on Remote Monitoring of Pacemakers and Implantable Cardiac Defibrillators: A Clinical, Economic, and Organizational Evaluation. Dario C, Delise P, Gubian L, Saccavini C, Brandolino G, Mancin S. Interact J Med Res. 2016 Jan 13;5(1):e4. doi: 10.2196/ijmr.4270. PMID: 2676417
Ce manque d'intérêt vis à vis de l'impact des pratiques de télémédecine sur le temps des cliniciens peut être dû à un manque de preuves d'un tel effet dans les essais cliniques d'interventions de télémédecine.
L'objectif de cet article est de décrire dans quelle mesure les essais cliniques d'interventions en télémédecine ont évalué l'impact sur le temps clinique médical dans les résultats. Nous espérons que notre étude permettra de convaincre les professionnels de mesurer cet impact de la télémédecine sur le temps clinique médical dans de futures études, afin d'aider à l'identification des technologies qui peuvent contribuer à apporter des solutions organisationnelles aux problèmes liés à la pénurie de personnel dans les systèmes de santé.
METHODOLOGIE
Nous avons réalisé cette étude en effectuant une recherche sur le site clinicaltrials.gov, en utilisant le terme de recherche « télémédecine » et en limitant les résultats aux essais randomisés ou aux études observationnelles. Ces études étaient réalisées et enregistrées entre janvier 2012 et octobre 2023. Nous avons ensuite examiné les données d'enregistrement de ces essais afin de déterminer si l'un des résultats évalués mesurait effectivement l'impact des pratiques de télémédecine sur le temps clinique médical.
Nous avons trouvé 113 études et parmi celles-ci, 78 sur les pratiques de télémédecine qui répondaient aux critères d'inclusion.
RESULTATS
Sur les soixante-dix-huit études, vingt (26 %) ont pris en compte le temps clinique médical (neuf en tant que critère de jugement principal, onze en tant que critère de jugement secondaire, deux en tant que critère de jugement à la fois principal et secondaire), et quatre études ont mesuré directement le temps du clinicien (une en tant que critère de jugement principal et trois en tant que critère de jugement secondaire).
Les critères de jugement principaux comprenaient le nombre d'admission, les réadmissions et la durée du séjour à l'hôpital, de sorte que seules les mesures indirectes du temps des cliniciens étaient prises en compte. La majorité des études (66 études) avaient des mesures cliniques sur la morbidité comme critère de jugement principal, et quelques-unes prenaient en compte des résultats cliniques axés sur la satisfaction des patients (8 études) ou l'observance des traitements (8 études). Onze études comprenaient des résultats secondaires liés au temps passé par le clinicien, par exemple, aux soins de santé (2 études), ainsi que le nombre de visites aux urgences (1 étude), les visites dans les maisons de soins infirmiers (2 études), les hospitalisations (3 études), le temps consacré à la gestion de l'insuline ou le temps consacré aux visites chez le professionnel de santé (3 études).
Quatre études ont réalisé des mesures directes du temps clinique médical, et aucune différence statistiquement significative n'a été constatée entre les groupes de télémédecine et les groupes de soins habituels en présentiel. Sur les seize études évaluant les effets indirects de la télémédecine sur le temps des cliniciens, treize n'ont trouvé aucun effet significatif. Deux études, non encore publiées (https://ClinicalTrials.gov/show/ NCT02585232 et https://clinicaltrials.gov/study/ NCT02528370) ont trouvé une diminution statistiquement significative des hospitalisations en faveur du volet télémédecine, et un essai a révélé que les patients du volet télémédecine assistaient à plus de séances de soins.
DISCUSSION
Les systèmes de santé dans le monde entier sont confrontés à une insuffisance de temps médical, insuffisance due à un manque de professionnels de santé, alors que la demande de soins de santé s'accroit dans la population (liée notamment à la croissance du nombre de patients porteurs de maladies chroniques). La télémédecine (et d'autres solutions numériques) est censée contribuer à résoudre ce problème en rendant les soins plus rapides.
Nous avons constaté que les essais contrôlés et randomisés, ainsi que les études observationnelles des 10 dernières années n'ont généralement pas évalué si la télémédecine faisait gagner ou non du temps aux cliniciens par rapport aux soins habituels en présentiel. Lors de l'évaluation de ces études, nous constatons que le temps clinique médical n'est pris en compte qu'indirectement. Les quelques études qui ont mesuré directement le temps du clinicien passé aux pratiques de télémédecine n'ont montré aucune différence statistiquement significative avec le temps médical passé en présentiel, tandis que seulement trois des seize études réalisant des mesures indirectes ont montré que la télémédecine entraînait, soit une réduction statistiquement significative de l'utilisation du temps médical clinique (deux essais), soit une augmentation statistiquement significative (un essai).
Il convient de noter cependant que toutes les pratiques de télémédecine ne devraient pas avoir d'impact sur l'utilisation du temps médical par les cliniciens. Par conséquent, tous les essais contrôlés randomisés ou les études observationnelles ne devraient pas inclure ce thème comme critère de jugement principal ou secondaire. Certaines interventions distancielles par téléconsultation peuvent tout simplement remplacer une consultation en face à face, sans avoir d'impact sur le temps médical clinique. Hypothétiquement, il se peut que la télémédecine augmente le temps clinique médical si de nombreuses données de santé doivent être interprétées pour des patients en bonne santé. À titre d'exemple, une étude récente sur l'Apple Watch a révélé un problème lié à des résultats de dépistage faussement positifs conduisant ainsi à une surutilisation des ressources humaines en soins de santé.
En outre, la télémédecine peut également conduire à un meilleur accès aux soins, c'est-à-dire à une plus grande proportion de la population éligible à ces pratiques ou à un taux plus faible de consultations en présentiel. Par conséquent, la télémédecine peut nécessiter plus de temps de la part du clinicien que les soins habituels en présentiel. Il est toutefois important de garder à l'esprit que la télémédecine peut avoir plusieurs objectifs : améliorer la qualité des soins, augmenter l'accès aux soins, faire gagner du temps aux patients et/ou faire gagner du temps aux cliniciens. S'il s'avère que la télémédecine améliore la qualité des soins, une demande accrue de temps pour le clinicien par rapport aux soins habituels pourrait très bien être justifiée.
Forces et faiblesses de l'étude.
Notre revue possède la force d'une recherche systématique d'essais randomisés ou d'études observationnelles avec groupe témoin, études enregistrées au cours de la dernière décennie. Ce choix méthodologique a été fait pour inclure les études les plus fiables et les plus pertinentes. Nous avons peut-être raté certaines études, car nous n'avons effectué la recherche qu'en utilisant le terme « télémédecine ». Des combinaisons avec d'autres termes de recherche tels que « télésanté », « santé numérique », « surveillance à domicile », etc., auraient donné lieu à plus d'études et à une revue plus complète.
Les résultats trouvés dans cette revue devraient être validés par des revues systématiques d'études consacrées à l'impact des pratiques de télémédecine sur le temps des cliniciens, par exemple, en examinant les études publiées dans les bases de données MEDLINE, EMBASE, Cochrane, clinicaltrials.gov, etc.
CONCLUSIONS
L'examen de soixante-dix-huit études sur les pratiques professionnelles de télémédecine a révélé que quatre études seulement comprenaient des mesures directes du temps passé par le clinicien et seize études utilisaient des mesures indirectes, prenant en compte les réadmissions et la durée du séjour à l'hôpital. L'évaluation des impacts de la télémédecine sur le temps clinique médical dans les études et dans l'ETS peut accroître le potentiel de développement de la télémédecine pour aider à résoudre l'un des principaux défis auxquels sont confrontés les systèmes de santé aujourd'hui : une pénurie de temps médical pour les cliniciens causée par un manque de ressources humaines en professionnels de santé alors que la demande de soins de santé s'accroit dans la population, notamment à cause des conséquences du vieillissement à l'origine d'un nombre croissant de patients atteints de maladies chroniques.
COMMENTAIRES. Cette revue est intéressante à plusieurs titres.
Tout d'abord, elle reconnait une pénurie mondiale en professionnels de santé dans la période postpandémique. La plupart des pays de la planète sont touchés alors que les populations de plus en plus âgées sont atteintes de maladies chroniques. (https://telemedaction.org/422885857/439232997)
Ensuite, c'est la première fois que des chercheurs font une revue de la littérature sur le temps clinique médical dans les pratiques de télémédecine. En fait, peu d'études se sont intéressées à ce thème, soit de façon directe comme critère de jugement principal, soit de façon indirecte, notamment dans les études qui utilisent la méthodologie MAST (Model for assessment of telemedicine) recommandée en Europe pour évaluer l'impact médico-économique d'une application de télémédecine.
Enfin, la pandémie Covid 19 a favorisé le développement d'outils de télémédecine de plus en plus fiables et agiles et il serait intéressant dans de futures études d'évaluer le temps clinique médical pour confirmer ou non que les pratiques distancielles utilisant les outils de la santé numérique et de la télésanté ne demandent pas un temps clinique supérieur à celui des soins en présentiel.
Faire ce constat serait indiscutablement un facteur de développement des parcours de soins alternant les soins distanciels et les soins présentiels (https://telemedaction.org/422021881/m-decine-hybride-au-21-me-si-cle).
Pour confirmer l'hypothèse que la pratique de la téléconsultation ne demande pas un temps médical supérieur à celui de la consultation en présentiel, des études contrôlées et randomisées doivent être réalisées afin d'éliminer tous les biais liés aux pratiques professionnelles individuelles et à l'évolution des demandes de la population. Il faut ainsi prendre en compte les demandes générationnelles (https://telemedaction.org/422021881/452702488), ainsi que les consultations présentielles évitables comme le soulignent les auteurs de cette revue (https://telemedaction.org/422021881/consultations-pr-sentielles-vitables-2), en particulier pour que la santé contribue à la réduction de l'empreinte carbone (https://telemedaction.org/423570493/sant-et-empreinte-carbone).
2 mars 2024