Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
L'Afrique subsaharienne a besoin de développer la télémédecine pour améliorer l'accès à des soins de qualité, en particulier dans le champ des spécialités médicales. Quelle est la pratique la plus adaptée aux besoins des citoyens africains ? Quels sont les services d'e-santé qui permettent une mise en place rapide des pratiques de télémédecine ? Quel est l'encadrement juridique de telles pratiques ? Quel peut être le modèle économique permettant une transformation pérenne des systèmes de santé africains grâce à la télémédecine et aux services d'e-santé ? Autant de questions auxquelles les gouvernants des pays africains doivent apporter des réponses.
Nous essaierons dans ce billet d'apporter quelques éléments de réponses.
La pratique de la télémédecine en Afrique est dépendante de l'accès à l'Internet.
On distingue dans la plupart des pays développés trois pratiques professionnelles de télémédecine: la téléconsultation, la téléexpertise et la télésurveillance médicale. Ces trois pratiques ont besoin d'un réseau numérique permettant l'accès à l'internet. En 2015, seulement 30% des africains avaient accès à l'internet. Ils seraient aujourd'hui près de 40%, grâce à des programmes ambitieux en cours de réalisation et financés par des institutions internationales, comme la Banque mondiale, la Banque européenne d'investissement, etc.
La Banque mondiale évoque en 2017 une moyenne de 22% d’internautes en Afrique subsaharienne, contre 55% en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, pour une moyenne mondiale de 49% (contre 81% en Europe et 77% en Amérique du Nord). En nombre d’internautes sur la population africaine totale, le Maroc arrive premier dans les statistiques de la Banque mondiale (62%), avant les Seychelles (59%) et le Cap-Vert (57%). L’Afrique du Sud fait partie, avec Djibouti, Maurice et la Tunisie, des quatre pays situés au 4ème rang (56%), avant le Gabon (50%), l’Algérie (48%) et l’Égypte (45%).
Les 10 pays d’Afrique les plus connectés au 30 juin 2019, selon le classement Internet World Stats, sont le Kenya (83%), le Liberia (80,9%), la Tanzanie (71,6%), les Seychelles (70%), la Tunisie (67%), le Mali (63,4%), l'île Maurice (63,2%), le Cap-Vert (62,8%), le Maroc (61,8%) et le Nigeria (59,5%) Les pays les moins connectés sont Madagascar (10%), la République démocratique du Congo et le Congo (9%), le Liberia, les Comores et le Soudan du Sud (8%), avant le Burundi et le Tchad (6%), la République Centrafricaine et la Guinée-Bissau (4%), la Somalie (2%) et l’Erythrée (1%).
Le réseau social Facebook indique, pour 2019, 155 millions d’utilisateurs par mois de ses plateformes (Facebook, Instagram et WhatsApp) en Afrique subsaharienne, sans donner de détail par pays.
Quelle serait la pratique de télémédecine la mieux adaptée aux besoins actuels de l'Afrique subsaharienne ?
La téléconsultation dans les pays développés nécessite l'accès à l'internet. En France, l'usage de la videotransmission est obligatoire depuis 2018. En dehors de quelques grands centres urbains de l'Afrique subsaharienne, il est illusoire de vouloir développer la téléconsultation par internet dans la plupart de ces pays, lorsqu'on souhaite améliorer l'accès au médecin des populations rurales. En Côte d'Ivoire, un citoyen vivant dans les zones rurales voit un médecin 1 fois tous les 2 à 3 ans, alors qu'en Europe le nombre de consultation par habitant est de 6,8. C'est la raison pour laquelle, la téléconsultation par téléphone mobile avec un réseau 3G est aujourd'hui la seule possibilité d'accéder à un médecin dans les zones rurales de ces pays. C'est la solution choisie par le programme national de télémédecine de la Côte d'Ivoire en 2018 (voir le billet intitulé "TLM en Côte d'Ivoire" dans la rubrique "TLM sans frontières").
La téléexpertise vise à mettre en relation un médecin demandeur (ou requérant) et un médecin expert (requis) dans un domaine spécialisé de la médecine. Le patient n'est pas présent. L'expertise se réalise à partir d'éléments cliniques, biologiques et radiologiques du patient transmis au médecin spécialiste expert. Le nombre de médecins spécialistes est très insuffisant en Afrique subsaharienne depuis que ces pays ont réalisé leur transition épidémiologique vers les maladies chroniques, telles que le diabète, l'hypertension artérielle, l'insuffisance cardiaque, le cancer, le sida, etc. L'organisation de la téléexpertise en Afrique subsaharienne doit passer par une mutualisation interrégionale ou internationale des ressources en médecins spécialistes.
La télésurveillance médicale consiste à suivre des patients atteints de maladies chroniques grâce à des objets connectés à finalité médicale (ou dispositifs médicaux). Sans accès à l'internet ce mode de prise en charge ne peut exister. Lorsque l'accès à l'internet est possible, la santé mobile (Mobile Health) avec des applications installées sur un smartphone est une solution adaptée aux pays africains où la mobilité est réduite à cause un réseau routier insuffisant voir le billet "Mobile Health" dans la rubrique "l'édito de semaine") . En dehors des maladies chroniques, la télésurveillance des grossesses par des applis mobiles est aussi possible permettant de mieux suivre les grossesses à risques. Son impact sur la mortalité maternelle et infantile reste à démontrer.
Quels sont les services d'e-santé qui permettent la mise en place des pratiques de télémédecine ?
L'offre commerciale est importante. Il suffit de taper sur Google "plateformes numériques pour téléexpertise" et plusieurs dizaines de propositions apparaissent. Il n'est pas question ici de choisir telle ou telle proposition commerciale. Nous souhaitons simplement donner quelques éléments de choix.
La mutualisation des ressources en médecins spécialistes entre les différents pays de l'Afrique subsaharienne nécessite une plateforme dédiée aux pratiques de télémédecine. La plupart des médecins spécialistes africains étant salariés d'établissements de santé, publics ou privés, ce sont les établissements de santé où sont suivis les patients qui proposent à leurs médecins de réaliser des prestations de téléexpertise entre les établissements de niveau gradué.
Un établissement de santé doit être l'organisateur de la plateforme, assurer sa maintenance technique et garantir la sécurité et la confidentialité des données de santé. Le bouquet de services doit être diversifié, intégrant les annuaires des professionnels, les accès aux bases de données scientifiques, l'accès à des formations par e-learning ou MOOC, une messagerie sécurisée, l'hébergement des données de santé, l'hébergement de l'imagerie numérique, etc. La plateforme doit être évolutive et intégrer à moyen ou long terme les autres pratiques de télémédecine (téléconsultation et télésurveillance) à mesure que l'accès à l'internet sera plus développé au sein des populations.
La téléexpertise entre médecins hospitaliers structure les parcours des patients entre les centres de santé, les hôpitaux locaux, régionaux et les CHU. La téléexpertise peut être synchrone par visioconférence, lorsque le réseau numérique le permet, avec la possibilité de staffs pluridisciplinaires, forts utiles dans des maladies comme le diabète, le cancer ou le sida. Elle peut être aussi asynchrone par l'envoi d'éléments d'un dossier patient informatisé, en particulier d'images numérisées. La plateforme doit offrir une solution de messagerie sécurisée.
Un cadre juridique africain qui permet, pour l'instant, de ne développer que la téléexpertise transfrontalière.
A l'instar de l'Europe, qui développe, grâce à la Directive de 2011, les soins transfrontaliers entre les pays membres de l'UE, l'Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) a ouvert la possibilité d'une libre circulation des services et des personnes au sein de l'Union. L’article 91 du traité de l’UEMOA reconnaît cette liberté de circulation et d’installation dans un pays membre aux ressortissants de l’Union.
Tout médecin ressortissant de l’UEMOA, régulièrement inscrit à l’Ordre National des Médecins d’un pays membre de l’Union, peut librement exercer sa profession dans le pays de son choix. S'il s'établit dans un autre pays de l'UEMOA que celui où il a commencé à exercer, il a l'obligation de s'inscrire à l'Ordre National des Médecins du pays d'accueil. Il ne peut cependant conserver son inscription dans le pays d'origine. Cette règle, qui prévaut également dans les pays européens, est-elle un obstacle au développement de la télémédecine transfrontalière au sein de l'UEMOA ?
C'est un obstacle pour les pratiques de téléconsultation et de télésurveillance transfrontalières puisque la responsabilité médicale vis à vis d'un patient implique que le médecin en charge du patient soit inscrit à l'Ordre National des Médecins du pays où réside ce patient. Cette difficulté pourrait être levée par la création d'une licence d'exercice de la télémédecine attribuée par l'UEMOA, comme cela existe aux Etats-Unis et au Canada pour faciliter la pratique de la téléconsultation entre les Etats fédéraux.
A l'inverse, il nous semble qu'il n'y a pas d'obstacle juridique dans le cadre de la téléexpertise inter établissements de santé. Des conventions de collaboration entre les établissements de santé de pays étrangers sont souvent mises en place. Il suffit d'inclure dans la convention la pratique de la téléexpertise.
Quel modèle économique pérenne pour le développement de la télémédecine en Afrique subsaharienne ?
C'est certainement le problème le plus difficile à résoudre tant que ces pays n'auront pas mis en place une couverture maladie universelle (CMU). Nous avons dans un précédent billet montrer la part du PIB consacrée à la santé dans les pays d'Afrique subsaharienne (voir le billet "Esante/TLM/Afrique" dans la rubrique "TLM sans frontières").
Le panier de soins par habitant et par an est en dessous de 200 euros dans la plupart de ces pays d'Afrique, soit 10 à 15 fois moins que dans les pays développés. L'accès aux soins n'est possible qu'aux citoyens les plus favorisés, vivant dans les grands centres urbains où les infrastructures de soins, plus souvent privées que publiques, permettent une qualité des soins qui s'approche de celle qui existe en Europe. En revanche, dans les zones rurales, le panier de soins n'est que de quelques dizaines d'euros par habitant et par an, valeur insuffisante pour développer une offre de téléexpertise à la charge du citoyen.
Il existe néanmoins des expériences réussies de modèles économiques pérennes (voir le billet "leçons africaines" dans la rubrique "TLM sans frontières"). Ces expériences reposent sur des volumes d'actes de téléexpertise suffisamment importants pour consolider le modèle économique. C'est une voie prometteuse. Une plateforme de téléexpertise qui génère rapidement une activité importante grâce à la mutualisation des ressources de médecins spécialistes entre plusieurs pays africains est une solution d'avenir pour le développement de la télémédecine en Afrique subsaharienne.
27 février 2020