Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
Les accords de Bologne, signés en 1999, ont débouché en France sur l'application du schéma universitaire européen "licence master doctorat" (LMD). Les nouveaux diplômes se fondent sur une approche professionnelle avec validation de l'ensemble des compétences du métier. La réforme LMD est devenue opérationnelle en France à partir du 1er juin 2011.
L'article 119 de la loi de modernisation du système de santé promulguée le 26 janvier 2016 officialise la notion de pratique avancée en soins infirmiers. Cette appellation remplace la notion de délégation de taches médicales validée par la HAS et reconnue par l'ARS, en application de l'article 51 de la loi Hôpital, patients, santé, territoire (HPST) promulguée le 21 juillet 2009. Depuis la réforme LMD, nous allons vers un nouveau statut pour les infirmiers (et autres professions de santé non médicales), qui fait l'objet de réelles attentes au sein de cette profession.
La France a du retard sur l'évolution du statut d'infirmier, alors que les infirmier(e)s des pays de cultrure anglosaxonne ont déjà obtenu le statut de pratique avancée, correspondant à un niveau d'études de Bac+5 ( master), en particulier dans les pays du nord de l'Europe.
Nous rapportons ici l'expérience de la Norvège où la pratique avancée des infirmières et des infirmiers en télémédecine est très développée. Un modèle pour la France.
Barken TL, Thygesen E, Söderhamn U. Advancing beyond the system: telemedicine nurses' clinical reasoning using a computerised decision support system for patients with COPD - an ethnographic study. BMC Med Inform Decis Mak. 2017 Dec 28;17(1):181. doi: 10.1186/s12911-017-0573-7.
CONTEXTE
La télémédecine est en train de changer les soins infirmiers traditionnels et implique que les infirmièr(e)s effectuent des pratiques avancées pour des soins complexes dans un nouvel environnement clinique caractérisé par la télésurveillance des patients à distance. La pratique avancée en télémédecine par les infirmier(e)s nécessite une approche approfondie de la maladie chronique, fondée sur des processus de raisonnement clinique et de prise de décision adaptés. Les systèmes informatisés d'aide à la décision (CDSS) sont de plus en plus utilisés pour faciliter le raisonnement clinique et la prise de décision dans différentes situations pathologiques. Peu de recherches ont porté, jusqu'à présent, sur le raisonnement clinique des infirmièr(e)s reposant sur l'usage d'un système informatisé d'aide à la décision dans un contexte de télémédecine.
La pratique clinique avancée implique que les infirmièr(e)s utilisent des techniques de raisonnement clinique. Le raisonnement clinique des infirmièr(e)s est défini comme "les processus cognitifs et les stratégies que les infirmièr(e)s utilisent pour comprendre l'importance des données des patients, pour identifier et diagnostiquer les problèmes réels ou potentiels des patients, prendre des décisions cliniques pour aider à résoudre les problèmes et atteindre un résultat positif pour le patient ». Ainsi, le raisonnement clinique est la somme des processus de pensée critique et de prise de décision associés à la pratique clinique, où la pensée critique est basée sur des analyses prudentes et délibérées des infirmièr(e)s dans différents contextes.
Les CDSS utilisent des algorithmes pour produire des évaluations spécifiques du patient, et des recommandations pour soutenir le raisonnement, aider les infirmièr(e)s à prendre les meilleures décisions cliniques et améliorer ainsi la qualité des soins. L'utilisation du CDSS a augmenté au cours des dernières années, mais des interrogations demeurent concernant son adoption, sa mise en œuvre et sa fiabilité. Divers facteurs, tels que la familiarité avec le patient, l'état du patient, et la technologie même de CDSS, peuvent influer sur le processus de prise de décision. En outre, l'utilisation du CDSS pour la gestion à long terme des patients implique des prises de décision plus difficiles, qui nécessitent une formation et une pratique avancées, en particulier lorsque le CDSS est utilisé dans un contexte de télémédecine.
Les CDSS sont utilisés en Norvège dans les hôpitaux, dans les structures de soins primaires, pour les soins chroniques et pour le conseil par téléphone. Cependant, peu d'études ont évalué le raisonnement des infirmier(e)s en télémédecine lorsqu'ils (elles) utilisent ces systèmes d'aide à la décision pour gérer les patients atteints de maladie pulmonaire obstructive chronique (BPCO) à partir de structures de soins primaires.
L’'objectif de l'étude est d'explorer le processus de raisonnement clinique des infirmièr(e)s en télémédecine avec l'utilisation d'un CDSS pour la prise en charge de patients atteints de BPCO suivis à distance par un service de télésurveillance.
METHODES
Cette étude a été réalisée à partir d'un centre de télémédecine (TMC) situé dans une municipalité du sud de la Norvège, entre octobre 2015 et février 2016. Le TMC a été créé dans le cadre d'un projet européen de plus grande envergure 'United4Health' (U4H). Le projet U4H a exploré une intervention de télémédecine par les infirmier(e)s chez des patients atteints de BPCO, qui avaient été hospitalisés pour exacerbation de leur maladie, puis renvoyés ensuite à leur domicile.
Les infirmier(e)s concerné(e)s par l’étude étaient employé(e)s au TMC, pour surveiller et évaluer les patients atteints de BPCO. Le TMC employait sept infirmières autorisées à prendre en charge ces patients dans plusieurs municipalités. Le TMC était ouvert de 8 h à 15 h, du lundi au samedi. Un(e) seul(e) infirmier(e) prenait en charge par télémédecine jusqu'à 12 patients par jour.
L'algorithme du CDSS a été développé en coopération (médecins-infirmiers-ingénieurs). Des codes de couleur étaient utilisés pour les alertes, soit vert, jaune ou rouge, indiquant des niveaux de gravité sur l'état de santé des patients et l'aggravation de leur maladie.
Les données ont été collectées à l'aide d'observations participatives (source principale des données), de la technique de réflexion à haute voix et d'un entretien par groupe de discussion. Le travail sur le terrain a permis d'observer les infirmier(e)s lors du raisonnement clinique, de la prise de décision et des consultations vidéo avec les patients. 60 consultations de patients ont été ainsi observées pendant 60 heures de travail. Les observations ont été effectuées entre 8 h 30 et 11 h 30, en semaine.
A la fin de l’étude, une entrevue en groupe de discussion a été menée pour mieux comprendre les expériences des participants en matière de raisonnement clinique et de prise de décision lors de l'utilisation du CDSS. Une approche méthodologique d'entrevue "semi-structurée" a été utilisée. Les questions ouvertes portaient sur l'utilisation du CDSS et sur les processus de raisonnement et de prise de décision des infirmières. Un modérateur était présent pendant la discussion d'une heure et trente minutes, et les données recueillies ont été transcrites textuellement.
Les données ont été analysées à l'aide d’une approche qualitative de l’expression orale des infirmier(e)s, ainsi que d’une analyse du contenu de cette expression. Dans l'analyse de l’expression 1) le texte a été lu à plusieurs reprises pour comprendre la totalité, 2) puis il a été divisé en unités de signification, 3) pour retraduire les déclarations des participants et les données d'observation, 4) les unités de signification ont été ensuite extraites et regroupées en codes avec des dénominateurs communs pour donner un aperçu des données, et enfin 5) les codes ont été organisés en catégories et sous-catégories. L'analyse du contenu impliquait une interprétation de la signification sous-jacente du texte, conduisant à un thème général. Le matériel a été trié en utilisant NVivo 10.
RESULTATS
Deux catégories de résultats ont émergé de l'analyse de cette étude : le processus de raisonnement des infirmières en télémédecine pour évaluer le changement de l’état de santé et l'influence de la télémédecine sur le raisonnement et les processus de décision des infirmières.
Le processus de raisonnement des infirmières en télémédecine pour évaluer le changement de l'état de santé des patients télésurveillés.
Les infirmières ont observé les recommandations du CDSS et ont commencé à détecter les changements de symptômes en fonction de l'état de santé antérieur des patients. Si le CDSS affichait un code de couleur vert, ils (elles) passaient moins de temps à évaluer le patient. Si le CDSS affichait un code de couleur jaune ou rouge, ils (elles) passaient plus de temps à déterminer le type et l'étendue du changement de l’état de santé. Les infirmières ont néanmoins constaté que le CDSS affichait souvent des alertes inexactes. Par conséquent, ils (elles) regardaient souvent au-delà des codes de couleurs pour évaluer les données cliniques (saturation d'oxygène et fréquence cardiaque), les symptômes subjectifs (symptômes auto-évalués basés sur le questionnaire) et d'autres informations sur le patient, indépendamment des recommandations CDSS.
Dans le cadre du processus de raisonnement, les infirmièr(e)s ont trouvé les recommandations du logiciel utiles pour initier le raisonnement clinique (identification des problèmes de santé) et la prise de décision (prioriser les besoins de suivi). Le système a été aussi utilisé pour clarifier les informations cliniques relatives à la santé de chaque patient afin de déterminer la signification de tout changement d’état de santé. Cependant, le CDSS n'était pas suffisamment structuré pour fournir suffisamment d'informations cliniques sur l'état de santé réel de chaque patient. Par conséquent, les décisions du système étaient fréquemment ignorées et des informations cliniques supplémentaires étaient recherchées.
Le raisonnement clinique à partir du CDSS a conduit à la formulation d'une pré-décision concernant les changements d’état de santé des patients. Si la décision préalable était fondée sur la détérioration de l'état de santé, l'infirmièr(e) réalisait une consultation vidéo pour guider et conseiller le patient et obtenir un résultat positif pour le patient. Au cours de chaque consultation, des questions plus approfondies étaient posées pour élargir les connaissances fournies par le CDSS. L'augmentation des connaissances disponibles a conduit à une clarification ou à un ajustement de la décision préalable.
L'impact de la télémédecine sur le raisonnement clinique et le processus décisionnel des infirmlièr(e)s.
Les aspects environnementaux, tels que la fonction et l'organisation du travail de télémédecine, ont influencé les processus de raisonnement clinique et de prise de décision. Les capacités des infirmièr(e)s à interagir avec l'environnement étaient basées sur leur expérience des pratiques de la télémédecine. L'intervention de la télémédecine faisait partie d'un projet nouvellement développé, et les changements liés au développement du projet et l’organisation des nouvelles tâches de travail représentaient un défi pour toutes les infirmièr(e)s.
Cependant, même si les infirmièr(e)s ont trouvé certains aspects du travail en télémédecine difficiles, elles avouaient être intéressés par cette nouvelle approche des soins. L'environnement du travail a fourni du temps et de l'espace pour gérer les patients concernant la planification des soins, la collecte d'information et les consultations. En outre, ce temps pouvait être consacré à conduire le processus de raisonnement clinique sans distractions. De même, le cadre de la télémédecine a permis le développement de solides relations entre les infirmières et les patients au-delà de celles liées à la santé du patient, telle qu'une meilleure connaissance de leurs personnalités et de leurs antécédents de vie.
La technologie de télémédecine permettait de recueillir des informations cliniques et subjectives quotidiennes sur les patients, facilitait la surveillance à distance des patients et facilitait la gestion du suivi continu. Les infirmières de télémédecine ont opéré et géré trois écrans différents représentant différents systèmes informatiques; un pour évaluer les recommandations du système (le CDSS), un autre pour la documentation sur les soins infirmiers et le dossier de santé électronique et un troisième pour effectuer des consultations vidéo en temps réel avec les patients.
Le suivi des consultations par video a souvent été remplacé par des appels téléphoniques, ce qui signifie que les informations visuelles pertinentes utilisées pour les processus de raisonnement clinique et de prise de décision étaient difficiles à mettre en oeuvre. De plus, les problèmes techniques récurrents affectent la vision des infirmières et infirmiers envers leur travail et entrainent une frustration croissante. L'entrevue de groupe de discussion à la fin de l'étude a révélé ces frustrations. Dans certains cas, la technologie est devenue un fardeau plutôt qu'un soutien pour les processus de raisonnement et de prise de décision.
CONCLUSIONS
Dans cette étude, le raisonnement des infirmièr(e)s pris en charge par un CDSS a été activé par un flux continu de données cliniques informatisées, des contacts réguliers par vidéo avec les patients et la prise de décision partagée, toutes renforcées par une connaissance approfondie des patients, agissant en tant que fondement du raisonnement et du processus décisionnel des infirmièr(e)s. Le contact régulier des patients via la télémédecine a favorisé un continuum de soins, soutenant le rôle des infirmièr(e)s de télémédecine dans la prise en charge à long terme de la BPCO. Néanmoins, les infirmièr(e)s ont fréquemment dépassé les recommandations du système algorithmique, ce qui indique que des recherches futures sont nécessaires pour développer des algorithmes plus précis, augmenter la maturité du système et améliorer l'intégration de l'information clinique numérique avec les expériences cliniques. Les services futurs de télémédecine devraient être organisés de manière à maintenir le flux continu de données cliniques,
COMMENTAIRES. Cette très belle étude norvégienne de type "bottom up" appelle quelques commentaires pour la France. Dans le programme ETAPES (voir le billet intitulé "Programmes ETAPES dans la rubrique "On en parle"), la participation des infirmières et des infirmiers à la télésurveillance à domicile des patients atteints de maladies chroniques est certainement une voie d'avenir. Il nous faut néanmoins des infirmiers avec le niveau universitaire des pratiques avancées (Bac +5), tel que défini dans la loi de modernisation du système de santé du 26 janvier 2016. Les infirmières norvégiennes de l'étude avaient ce niveau et ont manifesté des difficultés à s'intégrer dans ces nouvelles organisations. Leurs témoignages sont intéressants. Une deuxième leçon est que le système algorithmique ne peut pour l'instant se passer de l'intelligence humaine. Cette étude est un bel exemple de la complémentarité entre les algorithmes et l'intelligence humaine "métier", les infirmières et les infirmiers ont eu besoin de leur propre intelligence pour prendre les bonnes décisions. Enfin, cette étude montre que, parmi les solutions aux problèmes créés par les "déserts médicaux", il y a certainement celles offertes par l'augmentation des compétences des infirmières et des infirmiers, notamment lorsqu'ils (elles) pratiquent la télémédecine. Une dernière remarque est la qualité de l'analyse des comportements humains dans une pratique de télémédecine. Ces comportements sont modifiés par la technologie numérique environnementale. Il y a de beaux sujets de recherche en sociologie sur l'impact des technologies numériques dans l'exercice des métiers de la santé et sur le rapport humain entre les patients et les soignants.
23 janvier 2018