Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
Il nous arrive en France d'avoir des certitudes sur la nécessité de fermer certains services hospitaliers, comme les maternités, les blocs opératoires ou les services d'urgences, afin d'augmenter la qualité et la sécurité de la prise en charge des patients, une activité insuffisante étant démontrée dans la littérature médicale comme associée à une qualité moindre des soins et à une augmentation du risque de perte de chance.
Nos concitoyens ne comprennent pas toujours ces fermetures décidées plus souvent au nom du principe de précaution que sur la base d'une démonstration scientifique du risque supposé. Il est vrai que dans les pays européens, en particulier en France, l'accès à des services considérés comme très compétents à cause de leur niveau d'activité est facilité par un réseau routier d'excellente qualité. C'est le cas en métropole, mais plus rarement à l'Outre-mer où l'accès aux soins est plus difficile et nécessite des évacuations sanitaires dont le coût élevé n'est pas toujours justifié.
Ce n'est également pas le cas dans certaines régions de la planète, en particulier en Amérique du sud, en Amérique du nord, en Asie ou en Australie, où les délais d'accès à des services spécialisés ne sont pas toujours compatibles avec une égalité des chances par rapport à ceux qui vivent dans les grandes métropoles, proches des centres spécialisés. Ces centres spécialisés deviennent saturés et il n'est pas certain que les dysfonctionnements induits par cette saturation d'activité génèrent des soins de qualité. On le voit en France avec la saturation des services d'urgences hospitaliers.
Le télé-unité de soins intensifs (télé-USI ou tele-ICU en langue anglaise) permet le maintien de services de soins intensifs dans des hôpitaux périphériques grâce à l'intervention à distance, par téléexpertise auprès des médecins urgentistes, de réanimateurs expérimentés exerçant dans des services spécialisés en réanimation lourde.
L'équipe de réanimateurs de la célèbre Clinique Cleveland aux USA fait le point sur cette pratique de télémédecine qui s'est développée aux USA et dans de nombreux pays, présente son modèle organisationnel et analyse les données de la littérature médicale en matière d'amélioration de la morbi-mortalité des patients hospitalisés dans les services périphériques et qui bénéficient du télé-USI.
Chiedozie Udeh, M.B.B.S. ; Belinda Udeh, Ph.D, M.P.H. ; Nadeem Rahman, M.D. ; Christina Canfield, M.S.N., R.N. ; Jack Campbell, B.A. ; J. Steven Hata, M.D., M.Sc. Telemedicine/Virtual ICU : Where Are We and Where Are We Going ? Methodist Debakey Cardiovasc J. 2018 Apr-Jun ;14(2) :126-133. doi : 10.14797/mdcj-14-2-126.
CONTEXTE
Les soins critiques exigent beaucoup de ressources humaines et un contrôle méticuleux des processus de soins. La nécessité du soutenir des unités de soins intensifs (USI) a progressé en raison du vieillissement des populations et des progrès de la chirurgie. Ceci s’est particulièrement amplifié chez les patients atteints de maladies cardio-vasculaires avec le développement de systèmes d’assistance cardio-circulatoire.
Les meilleurs résultats sont attribués à une reconnaissance précoce de la maladie et à la prévention des complications, en même temps qu’à des processus de soins bien définis et de qualité. Les ratios patient-médecin, le moment de l'admission et la dotation en personnel soignant permettent de modéliser tous les facteurs qui peuvent influer sur les résultats. Ainsi, les projections de croissance de la demande en soins intensifs indiquent qu’il existera une offre insuffisante de réanimateurs pour répondre à la future demande.
La recherche clinique a montré des résultats favorables avec des modèles de dotation à des unités de haut niveau et une consultation obligatoire d’un réanimateur vers des unités de soins intensifs périphériques.
Plusieurs études montrent une mortalité hospitalière réduite lorsque la couverture médicale est de haut niveau. Malgré ces résultats, la nécessité d’une couverture 24h/24, 7 jours/7 par les médecins réanimateurs reste controversée. Des études rapportent une amélioration de la qualité des soins et une mortalité ajustée au risque moindre, tandis que d’autres études ne trouvent aucun avantage sur la mortalité par une couverture 24h/24et 7jours/7 par rapport à la seule couverture en journée. Enfin une méta-analyse réalisée en 2017 ne montre aucun bénéfice de survie avec une couverture 24h/24 et 7jours/7. Dans une cohorte de chirurgie cardiaque, certaines équipes ont constaté que la couverture 24h/24 et 7jours/7 (par rapport à la couverture par des médecins résidents avec un soutien des réanimateurs) n'améliorait pas la mortalité ni la durée du séjour en soins intensifs. Cependant, certaines complications comme la septicémie, l'insuffisance rénale aigüe ou l'utilisation des produits sanguins ont été réduits.
Il est possible qu'une couverture 24h/24 et 7jours/7 puisse bénéficier à des sous-ensembles de patients, mais ces contextes restent à définir. Quoi qu'il en soit, la disponibilité limitée de réanimateurs et l'augmentation des coûts peuvent rendre les modèles 24h/24 et 7jours/7 indéfendables. En conséquence, la télémédecine dans les unités de soins intensifs (télé-USI) a été proposée pour augmenter l'accès à l'expertise en soins intensifs. Cette revue examine les preuves en faveur de l'utilisation de la télé-USI, y compris au point de vue de sa structure, des opérations concernées, des résultats et des coûts.
METHODES
Les éléments de preuves ont été extraits d'études et de méta-analyses trouvées dans les bases PubMed, PMC, EMBASE et Cochrane ainsi que dans des revues de pointe, des études d'observation et des publications historiques clés. Les statistiques référencées dans cette revue sont celles de publications originales. Les informations sur le télé-USI pratiqué à la Cleveland Clinic sont incluses pour fournir une perspective pertinente.
Le principe du télé-USI est la visualisation à distance par vidéo des patients, des dispositifs biomédicaux, ainsi que l'accès aux dossiers médicaux électroniques. Cela confère une supériorité du télé-USI par rapport à l’échange téléphonique avec le réanimateur. Les plates-formes de télé-USI s'appuient sur des algorithmes pour optimiser l’examen des données des patients, en combinant les paramètres physiologiques avec les facteurs de risque cliniques, permettant ainsi de prédire la détérioration clinique et de fournir un support décisionnel pour la prévenir. Les informations fournies par ces algorithmes intégrés sur la prédiction des risques et les tableaux de bord de notification peuvent permettre des interventions plus efficaces afin de réduire les risques liés aux soins intensifs. Ainsi, le télé-USI peut assurer sa couverture d’expertise à plusieurs unités de soins intensifs lorsque la compétence requise n'est pas disponible dans ces USI. De plus le télé-USI couvre les ressources pour assurer la permanence des soins nocturnes.
Le nombre d'hôpitaux américains ayant adopté le télé-USI est passé de 16 (0,4%) en 2002 à 213 (4,6%) en 2015, soit 11% des hôpitaux américains non fédéraux, tandis que les lits couverts sont passés de 598 (0,9%) à 5 799 (7,9%). Les télé-USI prennent en charge diverses populations de patients, des patients médicaux, notamment neurologiques et cardiaques, et des patients chirurgicaux dans des environnements urbains et ruraux.
Les interventions en soins intensifs cardiologiques comprennent (1) les diagnostics préhospitaliers d'infarctus aigu du myocarde avec transmission d'électrocardiogramme, (2) la surveillance des patients atteints d'insuffisance cardiaque chronique, (3) l'évaluation / contrôle des appareils à distance (stimulateurs cardiaques, défibrillateurs, oxygénation membranaire extracorporelle, dispositifs d'assistance ventriculaire gauche, et pompes à ballonnet intra-aortique), (4) la surveillance continue et interventions pour les arythmies cardiaques, (5) la transmission d'images échocardiographiques pour consultation spécialisée, et (6) la consultation des patients en ligne et le triage à des niveaux plus élevés de soins. En outre, dans le contexte d'une maladie de grande gravité, le besoin d'intégration des soins et les progrès dans les soins cardiovasculaires spécialisés sont analysés.
Le télé-USI fournit des soins à partir d'un centre de commande distant. Dans sa forme la plus simple, les plates-formes mobiles fournissent une communication audiovisuelle (AV) bidirectionnelle, à la demande, entre les unités de soins intensifs et le centre de télé-USI. L'infrastructure peut être plus complexe en impliquant un système de communication audiovisuelle fixe, un accès aux dossiers médicaux électroniques, de télémétrie et d'imagerie pour la récupération et la documentation des données, ainsi que la stratification des risques et l'aide à la décision médicale par un système algorithmique.
En 2014, la Cleveland Clinic a développé et déployé progressivement sa propre plateforme de télémédecine appelée eHospital. Elle comporte un tableau de bord de stratification des risques avec synchronisation du contexte avec le dossier médical électronique et l'usage de la fonctionnalité audiovisuelle en bidirectionnel. Deux équipes de médecins réanimateurs, d'infirmières praticiennes et d'infirmières en soins intensifs offrent un soutien nocturne à près de 300 lits d'USI de 11 hôpitaux du système de santé américain, y compris pour des patients en chirurgie cardiaque (trois unités de soins intensifs tertiaires).
Le coût est l'un des principaux facteurs qui influence le déploiement du télé-USI. En 2013, les coûts de mise en œuvre et d'exploitation variaient entre 50 000 et 100 000 dollars par lit de soins intensifs pendant la première année. Ces coûts comprennent le matériel, l'installation, les licences logicielles, la dotation en personnel et les autres dépenses opérationnelles. Il y a une hétérogénéité dans les coûts variables allant d'une diminution de 3 000 dollars à une augmentation de 5 600 dollars par patient. Ces considérations financières vont néanmoins changer compte tenu de l'approbation récente du remboursement du télé-USI par la CMS.
RESULTATS
Parmi 6 290 patients de sept USI, l'usage du télé-USI fut associé à une meilleure observance des pratiques, y compris à la prophylaxie de la pneumonie sous ventilation assistée, des infections liées aux cathéters, des ulcères de stress et des thromboses veineuses profondes, avec des résultats similaires tant sur le plan médical, que sur le plan chirurgical et cardiovasculaire.
En 2004, une étude réalisée dans deux USI avec des patients médicaux et chirurgicaux a montré une réduction significative de la mortalité hospitalière (RR 0,73 ; IC 95% 0,55-0,95) et une réduction de la durée de séjour à l'USI, 3,63 versus 4,35 jours (IC 95% 3,93-4,78) chez les patients qui avaient bénéficié du télé-USI.
En 2011, la méta-analyse de Young et al., regroupait 13 études,(Young LB, Chan PS, Lu X, Nallamothu BK, Sasson C, Cram PM. Impact of telemedicine intensive care unit coverage on patient outcomes : a systematic review and meta-analysis. Arch Intern Med. 2011 Mar 28 ;171(6):498-506.) et impliquait 35 USI et 41.374 patients. Dans 30 USI, il a été montré que l'usage du télé-USI était associé à une mortalité diminuée (OR groupée 0,82, IC 95% 0,66-0,97) et à une diminution de la durée de séjour dans l'USI (différence moyenne -1,26 jours, IC à 95% -2,21 à -0,30).
En 2016, l’étude de Mackintosh N, Terblanche M, Maharaj R, et al. Telemedicine with clinical decision support for critical care: a systematic review. Syst Rev. 2016. October 18 ; 5 1: 176, a montré l'impact des programmes de télé-USI avec soutien décisionnel 24 h/24, 7 jours/7. La mortalité hospitalière était significativement réduite chez les patients qui avaient bénéficié du télé-USI (OR ajusté 0,40, IC à 95% 0,31-0,52). Une de ces études rapportait les données de 38 hôpitaux et de 56 USI adultes et constatait que les télé-USI étaient associés à une réduction des durées de séjours en USI et une réduction de la mortalité.
En 2017, une méta-analyse de 19 études, réalisée par Chen J, Sun D, Yang W, et al. Clinical and Economic Outcomes of Telemedicine Programs in the Intensive Care Unit: A Systematic Review and Meta-Analysis. J Intensive Care Med. 2017 Jan 1: 885066617726942, a montré que le télé-USI était associé à une réduction de la mortalité en USI, de la mortalité hospitalière et de la durée de séjour aux soins intensifs, mais pas de la durée globale du séjour à l'hôpital.
L'efficacité a été quantifiée par des années de vie ajustées sur la qualité (AVAQ) cumulatives et acquises sur 5 ans après la sortie de l'USI. Le modèle a estimé le télé-USI à 0,011 QALY (quality adjusted life year) avec un coût différentiel de 516 dollars par patient par rapport aux USI sans télémédecine, ce qui donne un ICER de 45 320 $ par QALY supplémentaire. La fourchette d'IC de 95% de l'ICER (incremental cost-effectiveness ratio) s'établissait entre - 229 016 dollars et 375 870 dollars, ce qui reflète la grande variabilité des résultats parmi les études publiées. Dans un contexte de consentement à payer de 100 000 dollars par QALY gagnée, l’analyse a estimé que l'ICER tomberait sous ce seuil dans 66,8% des simulations. La vaste gamme d'estimations de l'ICER reflète la manière dont les programmes de télé-USI dans différentes populations de patients et différents contextes ont des impacts variables sur les coûts et les résultats.
L'acceptation du télé-USI par les médecins a été étudiée. Une revue systématique par Young et al. (Voir référence ci-dessus) de 23 études sur l'acceptation de la télé-USI constate que 82,3% à 100% des répondants à l'enquête pensent que la couverture de la télémédecine améliore la qualité des soins. En outre, plus de 60% des médecins résidents qui ont reçu une formation en soins intensifs à la suite d'un soutien par télémédecine ont indiqué qu'ils souhaitaient travailler dans des USI avec de tels programmes après leur temps de résidanat.
L'hypothèse en faveur du télé-USI était de permettre aux USI moins dotées en ressources humaines et en compétences de subvenir aux besoins des patients, limitant ainsi le besoin de transferts et de surutilisation des hôpitaux de soins tertiaires. L'expérience conduite par la Cleveland Clinic n'a montré aucune augmentation des transferts d'USI lorsque la couverture était de haute intensité. Pour les patients en USI pédiatriques, le télé-USI semble être un outil important pour la consultation et faire le triage des patients à transférer.
Enfin, les premières données de la Cleveland Clinic montrent une diminution de plus de 60% des plages de nuit et des appels aux médecins de garde dans les hôpitaux couverts. Cela permet de longues périodes de sommeil ininterrompu et une meilleure qualité de vie.
CONCLUSIONS
Le télé-USI peut être un modèle de soins à l'appui d'USI situés dans des hôpitaux ou des cliniques périphériques. Il permet de couvrir les soins intensifs nocturnes. Le télé-USI est associé à une réduction de la mortalité en USI et à l'hôpital, ainsi qu'à une diminution de la durée de séjour en USI, mais pas à l'hôpital. Le télé-USI a des avantages supplémentaires, comme l’amélioration de la morbidité cardio-vasculaire, une réduction des transferts entre les hôpitaux et la satisfaction du personnel soignant. Toutefois la recherche clinique sur les organisations optimales doit être poursuivie pour réduire les écarts entre les résultats obtenus dans les études.
COMMENTAIRES. Cette étude de grande qualité scientifique est certainement utile pour trouver les meilleures solutions organisationnelles des soins intensifs dans les pays où l'accès aux hôpitaux tertiaires (spécilisés en réanimation lourde) n'est pas compatible avec l'égalité des chances lorsque les patients relevant d'une USI vivent dans la Cordillère des Andes, la région amazonienne, dans les régions reculées de la Chine, du Viêt-Nam ou de la Sibérie, et même aux USA comme le révèle l'expérience de la Cleveland Clinic. En Europe, le télé-USI est peu développé, le seul modèle approchant pouvant être le télé-AVC développé par les neurologues vasculaires, mais le patient est transféré après la thrombolyse dans l'unité neuro-vasculaire.
En France métropolitaine, de nombreux services de soins intensifs des hôpitaux périphériques ont été fermés au cours des 15 dernières années. Une organisation du télé-USI repose sur la pratique de la téléexpertise entre un médecin demandeur et un médecin réanimateur expert. Si en métropole, le besoin d'une telle organisation n'a pas émergé, du moins pas encore, elle devrait pouvoir se développer à l'Outre-mer où le transfert systématique dans un hôpital "tertiaire" est quasi systématique sans téléexpertise préalable et sans évaluation des résultats obtenus. Le coût généré par cette absence de triage préalable par téléexpertise est énorme et met souvent les plus gros établissements de santé d'Outre-mer et les caisses d'assurance maladie en grave déficit. L'usage du télé-USI pourrait être une solution à explorer.
Le télé-USI illustre la nécessité d'une recherche clinique en organisation innovante structurée par la télémédecine pour améliorer la performance médicale à distance et les coûts induits par ces nouvelles pratiques. L'usage d'une aide au diagnostic par des algorithmes de l'IA fait certainement partie des progrès attendus et des objectifs à atteindre.
14 juillet 2018