Quelles sont les économies de santé générées par la téléconsultation programmée lorsque la consultation présentielle est considérée évitable par le médecin?

Les analyses médico-économiques sur la télémédecine sont rares dans la littérature médicale. La période pandémique a été une occasion unique d'analyser les coûts évités par la téléconsultation. Une équipe d'oncologues américains vient de publier des résultats intéressants que nous rapportons dans ce billet.

Estimated Indirect Cost Savings of Using Telehealth Among Nonelderly Patients With Cancer.

Patel KB, Turner K, Alishahi Tabriz A, Gonzalez BD, Oswald LB, Nguyen OT, Hong YR, Jim HSL, Nichols AC, Wang X, Robinson E, Naso C, Spiess PE.JAMA Netw Open. 2023 Jan 3;6(1):e2250211. doi: 10.1001/jamanetworkopen.2022.50211.PMID: 36626174


CONTEXTE


Le coût global des soins dans le traitement d'un cancer se caractérise, d'une part par des coûts directs variables en fonction du partage des coûts lié à des franchises plus ou moins élevées, des quotes-parts, la contribution assurancielle, voire le coût total des soins pour les patients non assurés, d'autre part les coûts indirects (perte de productivité et de revenus, coût du trajet pour se rendre aux rendez-vous et en revenir). Les patients atteints de cancer ont des coûts plus élevés que ceux qui n'en sont pas atteints (en particulier à cause du temps passé à se rendre à des rendez-vous fréquents et le temps passé à recevoir des soins médicaux). Des stratégies nouvelles sont nécessaires pour réduire les coûts directs et indirects des soins dans le traitement des cancers.

L'adoption rapide de la télémédecine pendant la pandémie COVID-19 a permis aux patients de recevoir des soins appropriés dans des lieux qui leur convenaient, ce qui a pu réduire certains coûts. À ce jour, il y a eu peu de recherches sur les économies de coûts induits par les pratiques de télémédecine chez les patients atteints de cancer. La pandémie COVID-19 offre une occasion unique d'estimer les économies potentielles dues à la téléconsultation dans le traitement des cancers. Bien qu'il soit bien établi que les patients atteints de cancer doivent subir des contraintes financières importantes, peu d'études ont exploré les coûts indirects auxquels ils sont confrontés. Ainsi, cette étude s'est concentrée spécifiquement sur une population oncologique d'un centre de cancérologie complet avec un échantillon de taille suffisante pour estimer les économies réalisés (coûts de trajet et coûts dus à la perte de productivité et de revenus) générés pat la téléconsultation.


METHODOLOGIE


Il s'agissait d'une évaluation économique estimant les économies réalisées grâce aux téléconsultations effectuées au Moffitt Cancer Center (MCC), le seul National Cancer Institute (NCI)  de Floride. Les données de ces consultations distancielles ont été recueillies du 1er avril 2020 au 30 juin 2021. Tous les patients âgés de 18 à 65 ans qui ont effectué des téléconsultations durant cette période et dont l'adresse postale de la Floride était documentée dans leur dossier médical électronique ont été inclus dans la cohorte de l'étude. Tous les patients se sont vu offrir la téléconsultation si l'équipe médicale la jugeait appropriée. Elle n'a pas été proposée aux patients qui avaient besoin d'examens cliniques au-delà de ce qui peut être réalisé lors d'une téléconsultation en visioconférence. Les patients, qui se sont présentés en présentiel pour une perfusion de chimiothérapie et/ou une radiothérapie, ont été exclus de l'analyse. Cette étude a été exemptée de l'approbation du comité éthique institutionnel du CMC, puisque le consentement éclairé des patients s'appuyait sur un risque faible. Cette étude a utilisé la ligne directrice sur les normes d'évaluation économique de la santé.

En raison de la pandémie COVID-19, la mise en œuvre de la téléconsultation au CMC a été accélérée à partir de mars 2020. La téléconsultation a été définie comme des soins dispensés par l'entremise d'une plateforme de vidéoconférence. Ces téléconsultations ont été classées comme nouvelles, établies ou de suivi. Les téléconsultations chez les nouveaux patients correspondaient à des personnes n'ayant reçu aucun soin médical antérieur par le CMC ; les téléconsultations chez des patients établis correspondaient aux patients qui avaient déjà reçu des soins en présentiel au CMC avant la pandémie et qui relevaient de consultations de surspécialité. Enfin, les téléconsultations de suivi correspondaient à des patients déjà vues au CMC pour un suivi de leur cancer par des cliniciens de la même surspécialité.


RESULTATS


Au total, 25 496 téléconsultations pour 11 688 patients ont été effectuées pour des patients âgés de 18 à 65 ans au cours de la période d'étude. Il y a eu 4525 (3795 patients) téléconsultations nouvelles ou établies et 20 971 (10 049 patients) téléconsultations de suivi. L'âge médian (IQR) était de 55,0 ans (46,0-61,0) pour l'ensemble des patients, avec 15 663  (61,4 %) femmes, 18 443 (72,3 %) bénéficiaires d'une assurance privée et 18 360 (72,0 %) personnes de race blanche non hispaniques.

Pour le trajet, les économies correspondent à environ 3 789 963 milles aller-retour (804 969 pour les téléconsultations nouvelles ou établies et 2 984 994 milles pour les téléconsultations de suivi), ce qui correspond à 75 055 heures de temps de trajet (15 422 heures pour les téléconsultations nouvelles ou établies et 59 633 heures pour les téléconsultations de suivi).

Pour chaque téléconsultation, les économies réalisées étaient en moyenne (ET) de 148,6 (143,7) milles aller-retour et de 2,9 (2,3) heures de conduite aller-retour. L'utilisation de la téléconsultation a permis d'économiser 29 626 heures de consultations en présentiel, soit une économie moyenne (ET) par téléconsultation de 1,2 (0,13) heures.

Pour les téléconsultations nouvelles ou établies, les économies moyennes (ET) par téléconsultation étaient de 177,6 (161,6) milles aller-retour, de 3,4 (2,6) heures de temps de trajet aller-retour et de 1,5 (0,0) heure de temps présentiel. Pour les téléconsultations de suivi, les économies moyennes (ET) par téléconsultation étaient de 142,4 (138,8) milles aller-retour, de 2,8 (2,3) heures de temps de conduite aller-retour et de 1,1 (0,0) heure de temps présentiel.

Pour la perte de productivité, la téléconsultation était associée à des économies estimées à 1 170 160 $ et générées par les temps de trajet, à 467 247 $ en perte de productivité sur le temps de consultation présentielle et à 1 637 407 $ en perte de productivité globale.

Pour les téléconsultations nouvelles ou établies, les économies étaient de 245 113 $ sur la perte de productivité due au temps de trajet, 104 522 $ sur la perte de productivité due au temps de consultation présentielle et 349 655 $ sur la perte totale de productivité.

Pour les téléconsultations de suivi, les économies étaient de 925 027 $ sur la perte de productivité liée au temps de trajet, 362 725 $ sur la perte de productivité liée à la consultation présentielle et 1 287 752 $ d'économies sur la perte totale de productivité.

Les économies moyennes (ET) liées à la perte de productivité dues au temps de trajet, étaient de 45,9 $ (41,5) par téléconsultation pour l'ensemble des patients de la cohorte, de 54,1 $ (47,9) pour les téléconsultations nouvelles ou établies et de 44,1 $ (39,7) pour les téléconsultations de suivi.

Les économies moyennes (ET) par téléconsultation pour la perte de productivité attribuable au temps évité de consultations présentielles étaient de 18,3 $ (5,9) pour l'ensemble de la cohorte, de 23,1 $ (6,9) pour les téléconsultations nouvelles ou établies et de 17,3 $ (5,1) pour les téléconsultations de suivi.

Les économies totales moyennes par téléconsultation découlant de la perte de productivité étaient de 64,2 $ (43,6) pour l'ensemble, de 77,2 $ (50,6) pour les téléconsultations nouvelles ou établies et de 61,4 $ (41,4) pour les téléconsultations de suivi.

Les économies totales sur les coûts de transport variaient de 2 122 379 $ ou 0,56 $/mille à 3 107 777 $ ou 0,82 $/mille. Pour les téléconsultations nouvelles ou établies, les économies sur les coûts de transport étaient de 450 782 $ ou 0,56 $/mille à 660 074 $ ou 0,82 $/mille, tandis que pour les téléconsultations de suivi, les économies sur les coûts de transports étaient de 1 671 597 $ ou 0,56 $/mille à 2 447 695 $ ou 0,82 $/mille.

Selon les modèles d'évaluation des coûts, les économies moyennes (ET) par téléconsultation variaient de 83,2 $ (80,5 $) ou 0,56 $/mille à 122,0 $ (118,0 $) ou 0,82 $/mille. Pour les téléconsultations nouvelles ou établies, les économies moyennes (ET) par téléconsultation variaient de 99,6 $ (90,5 $) ou 0,56 $/mille à 146,0 $ (132,6 $) ou 0,82 $/mille, et pour les téléconsultations de suivi  de 79,7 $ (77,7 $) ou 0,56 $/mille à 116,7 $ (113,8 $) ou 0,82 $/mille.


Selon les modèles d'évaluation des coûts, les économies moyennes totales (ET) par téléconsultation variaient de 147,4 $ (120,1 $) ou 0,56 $/mille à 186,1 $ (156,9 $) ou 0,82 $/mille. Pour les téléconsultations nouvelles ou établies, les économies moyennes totales (ET) par téléconsultation variaient de 176,6 $ (136,3 $) ou 0,56 $/mille à 222,8 $ (177,4 $) ou 0,82 $/mille, et pour les téléconsultations de suivi, les économies totales moyennes par téléconsultation étaient de 141,1 $ (115,3 $) ou 0,56 $/mille à 178,1 $ (150,9 $) ou 0,82 $/mille.


DISCUSSION ET CONCLUSION


Cette étude d'évaluation économique utilise un vaste ensemble de données recueillies dans un centre de cancérologie complet désigné par le NCI pour estimer les économies réalisées chez les patients par l'utilisation de la téléconsultation.

Du 1er avril 2020 au 30 juin 2021, un total de 25 496 téléconsultations a été effectué. La téléconsultation a été associée à une économie totale de 3 789 963 milles aller-retour, ce qui équivaut à voyager 152,2 fois autour de la planète, et à une économie totale de 75 055 heures de trajet aller-retour, ce qui équivaut à 8,6 années civiles.

De plus, 3,4 années civiles (29 626 heures) ont été économisées en consultation présentielle grâce à la téléconsultation. Selon les types de téléconsultations, les économies moyennes en perte de productivité par téléconsultation, attribuables au temps de trajet variaient de 44,1 $ à 54,1 $, les économies moyennes en perte de productivité attribuables au temps de consultation présentielle variaient de 17,3 $ à 23,1 $, et les économies totales moyennes en perte de productivité par téléconsultation variaient de 61,4 $ à 77,2 $. Les économies moyennes par téléconsultation variaient de 79,71 $ à 146,0 $ selon le type de téléconsultation et le modèle utilisé. Les économies totales moyennes par téléconsultation variaient de 141,1 $ à 222,8 $ selon le type de téléconsultation et le modèle utilisé.

Les principaux arguments en faveur de la mise en œuvre de la téléconsultation sont l'amélioration de l'accès aux soins, la commodité pour les patients et les économies de coûts de consultation présentielle dans les cliniques ou établissements de santé. La téléconsultation peut également être l'occasion de réduire les visites aux services d'urgence, les réadmissions et la mortalité des patients. Alors que les coûts financiers des traitements du cancer continuent à augmenter, la téléconsultation peut réduire la charge financière liée au déplacement, y compris les coûts associés au stationnement et à l'hébergement, et la perte de revenus découlant de l'absence au travail.

Les patients atteints de cancer consacrent beaucoup de temps et d'argent à voyager pour recevoir des soins. À l'aide d'un vaste ensemble de données, nous montrons que la prestation de soins contre le cancer par téléconsultation est associée à des économies de temps, de déplacements et de coûts pour les patients, ce qui pourrait réduire la charge financière des soins liée aux cancers. Les études futures devraient explorer d'autres économies de coûts, telles que les économies pour les soignants atteints de cancer et la façon dont celles-ci varient chez ces patients en fonction du lieu où ils vivent, en milieu rural ou en milieu urbain.


COMMENTAIRES. Cette étude réalisée dans un Centre d'oncologie de Floride a un double intérêt. D'une part, les téléconsultations spécialisées correspondent, selon les auteurs, à des consultations présentielles évitables (CPE), seuls certains patients pouvaient relever de la téléconsultation tandis que d'autres devaient continuer à être suivis en présentiel malgré l'état de pandémie. D'autre part, à l'instar de qui a été fait à Singapour pendant la pandémie (https://telemedaction.org/422885857/453472678), chaque téléconsultation était réalisée en visioconférence, ce qui a permis de mieux définir les situations de CPE. Ainsi, après la fin de la pandémie, les oncologues américains ont poursuivi les téléconsultations chez les patients qui ne relevaient pas de consultations présentielles. Dans chaque spécialité médicale, il y a des consultations présentielles évitables qui peuvent être remplacées par des téléconsultations programmées ou des téléexpertises entre médecins.

Comme le soulignent les auteurs américains, les études médico-économiques montrant les économies générées par la téléconsultation sont encore rares dans la littérature internationale. Le système de santé aux Etats-Unis n'est pas celui de la France. Le souci des citoyens américains de faire des économies est plus développé qu'en France, car la charge financière des soins imputée aux patients peut être très lourde, alors qu'en France la quasi-gratuité des soins, notamment pour les plus coûteux comme les traitements des cancers, ne motive guère nos concitoyens à rechercher une meilleure efficience  de notre système de santé. Nous préférons exiger de la solidarité nationale davantage de financement (et d'impôts) plutôt que de rechercher des organisations innovantes en santé qui génèreraient des économies substantielles à la solidarité nationale.

Les organisations de télémédecine font partie des solutions qui peuvent générer des économies et la téléconsultation en particulier. Elle devrait davantage se développer lorsque la consultation présentielle peut être évitée. Les autorités sanitaires, ordinales et l'assurance maladie ont préféré réduire la pratique de la télémédecine en introduisant des quotas et des sanctions plutôt qu'inciter les professionnels de santé à rechercher dans leur activité des pratiques distancielles efficientes et de qualité. Notre système de santé est considéré "à bout de souffle" dans les organisations traditionnelles (hospitalisations, venues aux urgences, arrêts de travail, etc.). Il risque de le demeurer s'il n'y a pas la volonté commune des acteurs de réfléchir à d'autres organisations moins coûteuses, tout aussi efficaces et de qualité pour nos concitoyens malades.

L'étude américaine démontre ainsi que moins de 26 000 téléconsultations en oncologie ont généré en 18 mois au système de santé américain une économie par téléconsultation de 141 à 223 $ (121,3 à 192 €). En France, depuis la fin de la pandémie et du remboursement à 100% (1er octobre 2022), moins de 3% des 250 millions de consultations annuelles de médecine générale remboursées par l'assurance maladie sont réalisées par téléconsultation, soit environ 6-7 millions en 2022. La majorité des médecins libéraux ne réalise aucune téléconsultation et ceux qui voudraient dépasser le quota de 20% sont sanctionnés par l'assurance maladie. D'où la proposition du PR dans ses voeux de 2023 aux professionnels de santé d'augmenter ce quota à 40% pour permettre aux professionnels médicaux intéressés par cette nouvelle pratique de la développer, le besoin n'étant pas uniforme et variant d'une spécialité à une autre, notamment dans la reconnaissance des CPE. Etablir un quota ne repose sur aucune donnée scientifique, mais seulement sur une vision française de la déontologie médicale. (https://telemedaction.org/423570493/452442936)(https://telemedaction.org/423570493/t-l-sant-dans-la-strat-gie-territoriale)

En relevant le quota, on pourrait espérer atteindre 10 à 15% de téléconsultations chaque année, non seulement en médecine générale mais également dans diverses spécialités qui ont trouvé dans la téléconsultation programmée et parfois assistée d'un professionnel une forme d'exercice qui apporte un réel service rendu aux patients (https://telemedaction.org/422021881/t-l-consultation-et-smr), comme en santé mentale, chez les patients atteints de maladies chroniques ou en ophtalmologie dans les départements d'outre-mer souffrant d' une ultra désertification médicale dans de nombreuses spécialités (https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2017/2017_27_deserts_medicaux.pdf). Dans ces territoires de la République, le quota de 20% n'est pas adapté et pose alors un problème éthique.

Aux Etats-Unis, 25% des consultations médicales se font désormais en distanciel depuis la fin de la pandémie. Si les économies générées dans le système de santé américain étaient appliquées au système français, 10% des quelque 350 millions de consultations remboursées chaque année par l'assurance maladie (incluant les consultations externes spécialisées des établissements de santé publics et privés), soit environ 35 millions de téléconsultations, généreraient entre 4,2 et 6,7 Mds d'euros chaque année d'économies pour l'assurance maladie. Dans une étude limitée aux seules consultations du secteur libéral, l'Institut Molinari avait montré que la réalisation de 10% de téléconsultations générerait au moins 1 Md d'économies à l'assurance maladie. (https://telemedaction.org/422016875/451568650?t=1693646150335) L'étude n'avait pas pris en compte les économies générées par les trajets évités.

Alors que les mesures prises en 2021 dans l'avenant 9 de la Convention nationale des médecins constituent manifestement en 2023 un frein au développement de la télémédecine au niveau de tous les territoires français, les pouvoirs publics et l'assureur national devraient mieux prendre en compte, non seulement l'impact favorable de la téléconsultation sur l'empreinte carbone (https://telemedaction.org/423570493/sant-et-empreinte-carbone), mais également les économies de santé qu'elle peut générer à une période où des économies sont recherchées par les pouvoirs publics.


2 septembre 2023