Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
Le 9ème Congrès de la Société Française de Télémédecine (SFT-Antel), qui s'est tenu les 1er et 2 décembre à la Faculté Paris Jussieu, a consacré le 2 décembre une session à l'approche éthique des pratiques de télémédecine.
Une session qui a passionné l'assistance et dont vous voudrions dans ce billet rappeler les moments les plus forts.
La conférence inaugurale fut donnée par Alain Loute, Maitre de conférences en Ethique à l'Université Catholique de Lille.
La révolution numérique dans le champ de la santé suscite à la fois des espoirs et des craintes.
Des espoirs, car indiscutablement la "technomédecine" et la santé connectée vont permettre à des patients touchés par des handicaps sévères ou des maladies
graves de retrouver une vie sociale meilleure. Les paralysés et les amputés de membres, grâce à la mise au point de prothèses intelligentes que le cerveau humain commandera, pourront retrouver une vie active. Les patients
touchés par des maladies génétiques rares espèrent beaucoup de la chirurgie génétique qui sera pilotée par l'intelligence artificielle. Les patients touchés par des cancers espèrent que le traitement
des "big data" de la science médicale (plus de 700 000 publications scientifiques chaque année) par l'intelligence artificielle leur permettra d'avoir un traitement plus personnalisé et efficace. On pourrait multiplier les exemples qui
démontrent ou suggèrent qu'un service médical meilleur sera rendu aux patients par l'évolution de la "technomédecine" numérique.
Des craintes aussi, d'une deshumanisation de la relation médecin-patient, notamment par la télémédecine.
La relation médicale traditionnelle en face à face pourrait être modifiée si, par exemple, les téléconsultations par internet se développent, si la télésurveillance médicale au domicile des
patients atteints de maladies chroniques remplace la consultation régulière auprès de son médecin traitant et le médecin spécialiste d'organe. Le citoyen perçoit les changements organisationnels des soins qui
se profilent à l'ère numérique dans le milieu de la santé, craint l'ubérisation de la santé, c'est à dire une nouvelle inégalité d'accès à des soins qui ne seraient plus totalement
couverts par l'assurance maladie obligatoire mise en place en 1945.
Devant cette "abondance anarchique d'expérimentations" et "une impuissance à mettre en place des solutions utiles, souhaitées et perennes", ne faut-il pas en appeler à un "pilotage par l'éthique" ?
Et Alain Loute de rappeler que le Conseil Européen des Ordres Médicaux (CEOM), dans une déclaration faite à Bari en juillet 2014 sur proposition du Conseil National français (CNOM), considère que "l’usage des technologies de l’information et de la communication dans l’exercice de la télémédecine n’impose pas de dispositions spécifiques dans les codes de déontologie médicale des Etats membres de l’Union, ni dans la Charte européenne d’Ethique médicale puisque les principes éthiques et déontologiques en vigueur demeurent et s’appliquent à cette pratique de la médecine".
Trois points d'attention méthodologique de la réflexion éthique sont dégagés
Tout d'abord, la prise en compte de différents niveaux d'enjeux éthiques de la télémédecine.
Les enjeux éthiques "micro" concernent la relation médicale. Le colloque singulier est modifié en télémédecine, notamment dans la pratique de la téléconsultation et de la téléexpertise. La confidentialité des données personnelles en santé est-elle garantie dans le système d'information médicale ? N'existe-t'il pas un risque de violation du secret médical ou professionnel ? On pense en particulier à l'usage de la santé mobile qui se développe aujourd'hui sans que le secret professionnel soit réellement garanti.
Un point également essentiel de la relation médicale est celui de la transmission par les TICs du langage non verbal d'une consultation en face à face. Ce dernier point est l'objet d'études sociologiques scientifiques conduites dans certaines universités, comme celle de Paris Est, LATTS, avec Alexandre Mathieu-Fritz qui fera état de ses recherches passionnantes dans ce domaine de la télémédecine au cours de cette même session.
Les enjeux éthiques "méso" concernent les nouvelles organisations professionnelles que nécessite la pratique de la télémédecine. La télémédecine, par la mutualisation des savoirs médicaux qu'elle crée entre le médecin généraliste et le médecin spécialiste (la téléexpertise), est porteuse de liens professionnels nouveaux et est la reconnaissance que ces liens améliorent la connaissance et la compétence. C'est la fonction apprenante de la télémédecine. C'est également le concept d'un "hôpital étendu" à la ville, qui permet de sortir de l'ancien concept de l'hospitalocentrisme créé par la réforme Debré en 1960.
D'où la question de savoir qui supporte ces nouvelles organisations, si les coûts qu'elles engendrent et les nouvelles responsabililités qu'elles génèrent sont distribués équitablement.
De même, cette nouvelle collaboration inter-professionnelle, qui est l'essence même de la télémédecine, améliore t'elle in fine la relation médicale (la ré-intermédation par les TICs) ? Le dispositif de télémédecine étant géré par des "tiers technologiques", quelles collaborations, encore inédites, se créent entre le médecin, le patient et les prestataires techniques ?
Il y a enfin le niveau des enjeux éthiques "macro" qui interpellent les politiques publiques. La télémédecine permet de soutenir les politiques publiques, comme elle l'a fait dans le premier plan stratégique (2011-16) pour améliorer 5 domaines où l'accès aux soins avait été jugé inégale par la puissance publique. (voir sur ce site le billet "SFT-Antel 2016 (1) dans la rubrique "On en parle").
"En luttant contre les déserts médicaux, la télémédecine permet d’assurer une « justice distributive » des soins et de réduire les inégalités en termes d’accès aux soins."
Ouvrir la "boite noire" de la technologie est le deuxième point d'attention méthodologique.
Après le "paternalisme médical" du XXème siècle, ne risque t'on pas de voir se constituer un "paternalisme technologique" avec l'emprise que les industries de la santé connectée, dont les GAFA, ont désormais sur le comportement des citoyens, malades ou non, soumis au véritable "tsunami" commercial des objets connectés et applis, notamment en santé ? En fait, bien maitrisée, cette pression technologique peut avoir un effet positif: permettre le renforcement (empowerment) des patients en leur permettant d’exercer un rôle plus actif dans le domaine de la santé.
Les objets connectés peuvent favoriser l’autonomie des patients (quantified self) , mais aussi créer le risque une forme d’« esclavage numérique » lorsqu'ils sont sensés remplacer un autre mode de prise en charge plus classique.
Les formes ont un effet sur le sens et on le constate tous les jours avec l'engouement pour les objets connectés et les applications de la santé mobile.
Alain Loute estime que l'éthique doit s'intéresser au design des objets connectés de santé (ethic by design à côté du privacy by design). On ne peut qu'être d'accord avec lui lorsqu'il promeut les échanges entre professionnels de la santé et ingénieurs, et ce dès le début d’un projet de développement technologique. C'est la position que défend la Société Française de Télémédecine.
Enfin, prendre en compte la temporalité de la technologie comme troisième attention méthodologique.
"Les techniques peuvent transformer les organisations sociales de manière souterraire et pour ainsi dire sismique" (Guchet dans Philosophie des nanotechnologies). Il faut aujourd'hui anticiper les impacts des nouvelles technologies sur le comportement social, c'est à dire quitter l'approche classique de la technology assessment pour faire de l'ethic impact assessment.
Mais ce travail d'anticipation reste difficile à conduire, car le futur peut être colonisé par certains acteurs, notamment ceux qui font du business. On le voit bien aujourd'hui avec les annonces faites par certains membres du GAFA qui prônent le transhumanisme (voir sur ce site le billet "les offres de Google" dans la rubrique "Edito de semaine") avec les promesses de la convergence NBIC (Nanotechnologies, Biologie, Informatique, Sciences cognitives, Intelligence artificielle et sciences du Cerveau) et ses résultats présupposés : la maitrise de toute forme de cancer d'ici une vingtaine d'année, la prévention des risques génétiques grâce à la manipulation du génome, et enfin une possibilitré de vie éternelle...ou du moins une longévité de plusieurs siècles grâce à ce nouvel homme "augmenté". Qui résisterait à de telles promesses lorsque leurs auteurs ajoutent qu'ils mettent des dizaines de milliards de dollars dans cette recherche scientifique ? De telles annonces ont toutefois semblé suffisamment excessives pour que ces mêmes sociétés américaines se réunissent récemment pour établir un code éthique de la communication scientifique.
Il n'est pas éthique de créer des espoirs non vérifiables de guérison chez des patients handicapés par des maladies graves comme le cancer ou une maladie génétique.
Il est vrai que les professionnels de santé qui se lancent dans les nouvelles pratiques et organisations professionnelles de la télémédecine et de la santé connectée doivent acquérir une réflexion éthique médicale au futur et au passé comme le propose Alain Loute dans sa conclusion. Toujours évaluer le service médical rendu aux patients par les pratiques du passé avant d'adhérer à de nouvelles solutions techniques sensées améliorer ce service médical rendu. Il se doit d'évaluer les impacts attendus sur la qualité des soins et les prises en charge.
La télémédecine et la santé connectée doivent avoir comme objectif principal une amélioration du service médical rendu aux patients, l'amélioration éventuelle du service rendu au professionnel de santé ne pouvant être qu'un corollaire du principal objectif.
10 décembre 2016