Quelle est l'influence de la médecine d'urgence sur le paysage de la téléconsultation médicale ponctuelle en France ?

Choisir la première page de l'excellent livre consacré à l'Histoire de la Médecine d'Urgence en Haute-Garonne pour illustrer ce billet ne relève pas du hasard.

Cette région fut le berceau de la médecine d'urgence en France avec la création du SAMU en 1968 par le Professeur Louis Lareng, professeur d'anesthésie-réanimation au CHU de Toulouse. Elle fut ensuite le berceau de la télémédecine française, le Pr. Louis Lareng en étant également le pionnier en France. Il créa cette pratique, innovante pour l'époque, dans la région Midi-Pyrénées en 1989, entre les établissements de santé publics de santé. Il fut le premier à démontrer, au cours des années 90, que la pratique de la téléconsultation/téléexpertise entre les médecins des hôpitaux périphériques de cette grande région et les spécialistes du CHU de Toulouse permettait d'éviter une fois sur deux un transfert du patient vers le CHU et une fois sur cinq de prévenir une perte de chance (https://telemedaction.org/422783742/422886029).

Le Pr. Louis Lareng fut un visionnaire de la médecine au 20ème siècle.(https://telemedaction.org/423570493/un-visionnaire-de-la-t-l-m-decine-nous-a-quitt-s) . Le 21ème siècle bénéficie encore de cette vision.

Continue-t-il à inspirer ses élèves de la médecine d'urgence lorsque ces derniers deviennent les pionniers de la téléconsultation ponctuelle, organisée par les sociétés commerciales de téléconsultation ? Le projet récent de téléconsultation ponctuelle assistée d'une infirmière libérale, dans près de 300 gares SNCF situés dans les zones de basse densité médicale, est porté par une équipe de médecins urgentistes, talentueuse et expérimentée dans l'usage de la téléconsultation ponctuelle assistée  (https://www.lefigaro.fr/societes/la-sncf-va-installer-des-centres-de-telemedecine-dans-300-gares-20231117)

L'intention des promoteurs de ce projet est d'améliorer l'accès aux soins de nos concitoyens et d'éviter qu'ils se rendent dans les services d'urgences hospitaliers dont la saturation chronique fait régulièrement la "une" des médias depuis plus de dix ans.  Parmi les 3.000 gares du pays, celles qui seront sélectionnées seront situées dans les zones d'intervention prioritaires (ZIP) et les zones d'aménagement concertées (ZAC), caractérisées par une offre de soins insuffisante et une difficulté d'accès aux soins". Le choix des 300 sites de téléconsultation ponctuelle assistée d'une infirmière se fera avec l'avis de l'ARS dans un vivier de 1.735 gares potentielles, Peut-on reprocher aux médecins des urgences d'imaginer des organisations innovantes qui améliorent la vie sociale de nos concitoyens ? Peut-on leur reprocher de chercher des solutions qui évitent aux usagers de se présenter dans les services d'urgence hospitaliers et d'attendre plusieurs heures avant de voir un médecin ?


Nous tentons dans ce billet une analyse objective, c'est à dire sans préjugés ni dogmatisme, de cette évolution de l'offre de la téléconsultation ponctuelle laquelle n'est, rappelons-le, qu'une des formes de téléconsultation (https://telemedaction.org/422021881/t-l-consultation-et-smr)(https://telemedaction.org/423570493/442044355). Cette téléconsultation est celle dont on parle le plus dans les médias et qui concerne une population essentiellement jeune et urbaine (https://telemedaction.org/422016875/453185455).

Elle est la forme préférée des médecins urgentistes, formés à distinguer dans leur métier les véritables urgences qui nécessitent une hospitalisation, des demandes immédiates de soin primaire auxquelles la population active d'adultes jeunes, qui n'a pas encore de médecin traitant ou qui peine à en trouver un, a les plus grandes difficultés à trouver des réponses.


La téléconsultation "ponctuelle" est-elle une médecine "hors sol" ?


Des expérimentations autorisées par l'Etat à partir de 2012.

Cette expression de "médecine hors sol" date de septembre 2018 (https://telemedaction.org/432098221/424171961), prononcée par le directeur de la CNAM de l'époque, lorsque les plateformes commerciales de téléconsultation ponctuelle (c'est à dire la téléconsultation non-programmée à l'initiative du citoyen), qui fonctionnaient en grande majorité avec des médecins urgentistes hospitaliers, ont été exclues du remboursement de la téléconsultation dans le droit commun de la sécurité sociale, au motif que ces pratiques ne respectaient pas le parcours de santé coordonné par le médecin traitant, tel que l'avenant 6 de la convention nationale médicale l'avait décrit (https://telemedaction.org/432098221/432375935).

Comme nous l'avons rappelé plusieurs fois sur ce site, les expérimentations de plateformes de téléconsultation ponctuelle à l'initiative du citoyen ont été autorisées par l'Etat (essentiellement l'ARS Ile de France) entre 2012 jusqu'à la révision du décret de télémédecine du 13 septembre 2018, lequel mettait un terme aux autorisations données par les ARS sur les projets expérimentaux de télémédecine. La convention nationale médicale signée le 14 juin 2018 par les syndicats médicaux libéraux avec l'Assurance maladie (AM) refusait d'intégrer cette pratique expérimentale de la téléconsultation ponctuelle dans le remboursement de l'AM, parce qu'elle était jugée "hors sol", alors que la Cour des Comptes en 2017 encourageait l'Etat à moderniser son système de santé et à mieux couvrir sur le plan sanitaire les populations isolées. (https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2017-09/20170920-rapport-securite-sociale-2017-telemedecine.pdf)

En clair, en 2018, l'Etat n'a pas voulu transformer dans le droit commun les expérimentations qu'il avait autorisées et financées. Pourtant, ces expérimentations furent bien utiles pendant la pandémie Covid-19 pour permettre à nos concitoyens d'avoir un accès à un médecin pendant les confinements.


La nécessité d'apporter des preuves sur le service médical rendu (SMR).

Il faut souligner que les médecins urgentistes (et généralistes) qui ont exercé sur ces plateformes n'avaient publié en 2018  aucun travail sur le service médical rendu (SMR) à la population par la téléconsultation ponctuelle, notamment celle qu'elle était sensée servir, c'est à dire la population vivant dans des zones isolées avec une faible densité médicale ou ne pouvant plus accéder à un médecin traitant après un départ à la retraite.

Il faudra attendre les résultats de l'étude observationnelle transversale multicentrique, conduite dans 7 centres de téléconsultation ponctuelle, publiée en août 2023 par certains médecins du LET (Les Entreprises de Télémédecine) (https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/?term=Ohannessian%20R%2C%20&page=2#:~:text=Evaluating%20the%20Impact,PMID%3A%2037643308) pour savoir quels étaient les bénéfices de cette forme de téléconsultation.

L'étude fut réalisée entre le 1er août et le 30 novembre 2021, en fin de période pandémique Covid-19. Elle concernait un échantillon tiré au sort de 84 000 patients. Cette étude montra que 25,1% des patients français qui vivaient en zone d'intervention prioritaire (ZIP), c'est à dire les zones les plus fragiles sur le plan de la désertification médicale, avaient une moyenne d'âge de 30,1 ± 0,08 ans, une incidence de téléconsultation ponctuelle supérieure aux patients qui vivaient dans des zones moins fragiles, classées dans l'étude "non-ZIP", (1 964 pour 100 000 versus 787 pour 100 000 (p < 0,0001)). Ces téléconsultations ponctuelles étaient principalement réalisées en journée (88,6 %) et ont impliqué un médecin généraliste ou urgentiste (89,0 %). Elles furent réalisées en visioconférence (96,5 %). Le délai médian d'accès au médecin était de 60 minutes. Manifestement, cette étude a montré un SMR à la population qui vivait dans les ZIP. Ce SMR était de nature sociale, comme le révèleront les sondages et enquêtes postpandémie (voir ci-dessous).

Comme nous l'avons souligné précédemment, la téléconsultation ponctuelle dans les ZIP concernait surtout une population très jeune. Cela fut confirmé dans l'étude de la DREES (Direction de la Recherche, des Etudes, de l'Evaluation et des Statistiques) publiée en décembre 2022 (https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2022-12/ER1249.pdf).

Il faut rappeler ici les livres réalisées par des médecins ayant une longue expérience de la téléconsultation ponctuelle, ouvrages qui montrent comment se réalise la démarche clinique au cours de cette forme de téléconsultation, entre un médecin et un patient qui ne se connaissent pas. La télé sémiologie est un nouveau concept qui commence à être étudié et qui devrait être repris dans les enseignements des futurs médecins (https://telemedaction.org/422783742/livres-tlm-2023).


Que pensent nos concitoyens de la téléconsultation ponctuelle ?

 

Tous les sondages réalisés en 2019 et dans la période postpandémique, que nous avons largement commentés sur ce site (https://telemedaction.org/423570493/450618190?t=1700407422228)(https://telemedaction.org/423570493/447449615), nous éclairent sur ce que nos concitoyens (les plus jeunes) attendent de la téléconsultation ponctuelle : un gain de temps pour eux et pour le médecin, la facilité d'accéder à un avis médical pour des symptômes bénins, une solution d'accès à un soin primaire lorsque les cabinets médicaux, notamment celui de leur médecin traitant, sont fermés lorsqu'ils rentrent à leur domicile après une journée de travail.

Nos jeunes concitoyens voient dans la téléconsultation ponctuelle surtout un avantage pour leur vie sociale. Comme le médecin traitant du 21ème siècle protège désormais sa vie sociale en fermant son cabinet à 19h ou en refusant de prendre de nouveaux patients. On ne peut le lui reprocher. Les enquêtes auprès de nos concitoyens ont permis de nommer les véritables raisons du développement de la téléconsultation ponctuelle dans notre société. Les citoyens ne pensent pas que la téléconsultation ponctuelle soit une pratique "hors sol", 67% d'entre eux estimant qu'elle est une alternative à la consultation en présentiel, notamment lorsque les principaux motifs de consultation médicale sont le renouvellement d'une ordonnance, l'interprétation d'examens paracliniques et l'existence de symptômes légers. A une époque où l'Expérience Patient est recommandée pour juger un SMR, il faut reconnaître que cette forme de téléconsultation correspond à l'attente d'une partie de la population d'adultes jeunes.


Quelles seraient alors les organisations de téléconsultation ponctuelle qui garantiraient à nos concitoyens la qualité et la sécurité de l'acte médical ?


La transformation numérique de notre système de santé permet aujourd'hui de réaliser des parcours de santé et de soins de plus en plus personnalisés. Nous sommes entrés dans l'ère de la médecin 5P du 21ème siècle (https://telemedaction.org/423570493/424107696) et dans celle des parcours de santé "hybrides" associant des soins distanciels à des soins présentiels (https://telemedaction.org/422021881/m-decine-hybride-au-21-me-si-cle).


A l'aune des transformations numériques du système de santé, quelles seraient les critères de qualité et de sécurité d'une téléconsultation ponctuelle à l'initiative du citoyen ?

Chaque citoyen dispose désormais, depuis le 1er février 2022, d'un dossier médical centré sur le patient ou dossier médical partagé (DMP) que les autorités sanitaires ont nommé "Mon Espace Santé" (MES) (https://telemedaction.org/422021881/le-patient-acteur-de-sa-sant). A compter du 1er janvier 2024, grâce à l'interopérabilité des logiciels métiers avec MES, amélioration majeure qui aura couté 2 Mds d'euros à l'Etat (https://telemedaction.org/423570493/446681650), chaque citoyen recevra toutes les données personnelles de santé qu'il aura constituées dans une séquence de soins aigués ou dans un parcours de soins d'une maladie chronique. Ainsi, grâce à ce DMP, le citoyen qui sollicite une téléconsultation ponctuelle auprès d'un médecin qui n'est pas son médecin traitant peut (doit ?) faire connaître à ce médecin ses propres données de santé afin que l'acte de téléconsultation puisse se dérouler avec la connaissance des données nécessaires au bon déroulement de la téléconsultation.

L'accès du médecin au DMP du citoyen qui sollicite une téléconsultation ponctuelle devrait devenir un devoir pour le citoyen qui sollicite une téléconsultation ponctuelle (https://telemedaction.org/437100423/r-f-rentiel-has-pour-les-soci-t-s-de-t-l-consultation). Si un usager de la santé dispose du droit de permettre ou non à un professionnel de santé l'accès à ses données personnelles figurant dans le DMP, il doit permettre au médecin de connaître son dossier médical, lorsqu'il sollicite une téléconsultation ponctuelle. En particulier, ce serait la condition sine qua non pour renouveler une ordonnance, commenter des résultats d'examens ou recevoir un deuxième avis médical, etc.

Le lieu où le patient réalise la téléconsultation ponctuelle doit garantir la confidentialité des échanges avec le médecin. L'environnement de la téléconsultation ponctuelle doit être pris en compte (https://telemedaction.org/432098221/450415051). Si un grand nombre de téléconsultations ponctuelles se réalisent aujourd'hui au domicile du patient, pourquoi ne pas concevoir d'autres lieux si la qualité et la sécurité des échanges sont garanties ? Plutôt que de critiquer, souvent par pur dogmatisme, ces nouveaux lieux qui correspondent à la vie sociale de nos concitoyens, la communauté médicale devrait au contraire les accepter, voire les encourager lorsque la qualité des pratiques est assurée, comme lorsqu'un infirmier ou une infirmière libéral(e) assistera le patient dans ces nouveaux lieux afin que l'acte médical soit accompli selon les règles de l'art.


Une faisabilité à démontrer.

La faisabilité de ces nouvelles organisations professionnelles reste à démontrer et ce sera le rôle des ARS d'en juger. Il y a de nombreuses organisations innovantes, favorisées par le numérique en santé et dont certaines sont ou ont été expérimentées dans le cadre de l'article 51 de la LFSS 2018 (https://telemedaction.org/422021881/448344308)(https://telemedaction.org/422021881/448344308)(https://telemedaction.org/422021881/448629743). Il faut tirer des enseignements d'organisations de terrain qui ont réussi, n'ayant pas toujours nécessité un article 51 lorsque le modèle économique pouvait s'appuyer sur des recettes existantes et pérennes.

Pour la téléconsultation ponctuelle assistée d'un professionnel de santé, l'esprit visionnaire du Pr Louis Lareng continue à souffler sur ses élèves de la médecine d'urgence. N'avait-il pas raison lorsqu'il déclarait en 2015, devant la Société Française de Télémédecine, : "n'ayons pas peur, l'avenir se construit dans l'espérance et le courage. L'espérance nous porte, nous ouvre un horizon. Le courage est nécessaire à l'action. Il faut en accepter les risques."

Il nous a quittés le 19 novembre 2019 à l'âge de 96 ans, il y a juste quatre ans.


21 novembre 2023