L'usage de la télémédecine en Unité de Soins Intensifs aux Etats-Unis pour améliorer les pertes de chance dans les zones rurales est en net ralentissement. Pourquoi ?

C'est le deuxième billet consacré à la télémédecine dans les unités de soins intensifs, ou télé-USI (voir le billet "télémédecine (28) dans la rubrique "Revue et publications"). Ce thème est d'actualité car de nombreux articles dans la littérature américaine lui sont consacrés. De nombreux pays à travers le monde, où l'accès aux soins intensifs est difficile, à l'origine de pertes de chance, s'intéresse à cette organisation innovante. Dans le précédent billet, nous avons commenté le modèle mis en place dès le début des années 2000 à la célèbre Cleveland Clinic et les résultats obtenus. Ce nouveau billet présente un article qui s'interroge sur les causes du ralentissement de l'adoption du télé-USI par les hôpitaux américains depuis quelques années.  Il complète le précédent billet.

Vranas KC, Slatore CG, Kerlin MP. Telemedicine Coverage of Intensive Care Units: A Narrative Review. Ann Am Thorac Soc. 2018 Aug 9. doi: 10.1513/AnnalsATS.201804-225FR.

CONTEXTE

Dans sa forme la plus courante, la télémédecine en unités de soins intensifs (USI) consiste à surveiller à distance les patients à l’aide d’installations fixes, audiovisuelles, soit en continu 24h/24 7j/7, soit seulement pendant les heures de nuit. La télémédecine peut potentiellement améliorer les résultats cliniques des USI en augmentant l'accès à l'expertise de médecins réanimateurs de grands centres, en aidant à la détection précoce des complications sévères, avec comme conséquence l'obligation pour les USI qui en bénéficient d'avoir des procédures de soins transparentes. Cinq millions d'américains sont admis chaque année dans une USI.

Cependant, les études évaluant l'effet de la télémédecine sur les résultats des soins intensifs montrent des résultats mitigés, certaines études montrant des améliorations significatives de la mortalité et de réduction de la durée de séjour en USI (voir le billet précédent "télémédecine (28)), d'autres ne trouvant aucun avantage significatif. La quasi-totalité des études trouvent des coûts élevés du télé-USI, de 50 000 à 123 000 dollars par lit télésurveillé.

Les auteurs de cet article ont cherché à comprendre les modes d’adoption et de mise en œuvre de la télémédecine en USI aux États-Unis. En particulier, ils ont examiné à la fois le rythme et le degré d’adoption de la télémédecine en USI dans les petits hôpitaux ruraux où elle serait le plus susceptible d’améliorer les résultats cliniques.

METHODES

Les informations sur l'adoption de la télémédecine en USI ont été obtenues dans un rapport du New England Health Care Institute (NEHI) et du Massachusetts Technology Collaborative publié en décembre 2010. Dans ce rapport, NEHI dresse une liste complète de toutes les installations de télémédecine en USI aux États Unis. 

Cette liste n'indique pas les installations de télémédecine en USI qui n'impliquent qu'une consultation périodique ou une téléprésence robotisée. Bien que ce type de télémédecine soit de plus en plus utilisé, son taux d'adoption dans les USI est inconnue. Le personnel de NEHI a cartographié cette liste dans le cadre de l'enquête annuelle de l'American Hospital Association, puis a contacté chaque programme pour déterminer le nombre et l'emplacement des hôpitaux avec des USI couvertes par la télémédecine ainsi que l'année civile de début de chaque programme. Les experts de la télémédecine et de l'organisation hospitalière de l'USI ont examiné la liste pour en vérifier l'exactitude et l'exhaustivité. La liste finale contenait 46 programmes de télémédecine dans 249 hôpitaux.

Les informations sur les hôpitaux américains ont été obtenues à partir du CMS (Centres for Medicare et Medicaid Services). Ils ont utilisé deux sources de données CMS : le système d'information sur les coûts des soins de santé (HCRIS) et le fichier d'analyse et de révision des prestataires Medicare (MedPAR). HCRIS est un fichier de données hospitalières contenant les caractéristiques de base de tous les hôpitaux américains non fédéraux, y compris l'adresse municipale, le statut de propriété et le nombre de lits. MedPAR est un fichier de données de patients contenant les prestations médicales réalisées chez tous les bénéficiaires de Medicare. 

Les caractéristiques structurelles ont été obtenues directement à partir de HCRIS. Celles-ci comprenaient la taille de l'hôpital (<100 lits, 100-400 lits ou> 400 lits)nombre de lits USI ; le statut juridique de l'hôpital (à but non lucratif, à but lucratif ou gouvernemental, c'est-à-dire les hôpitaux appartenant à une municipalité, un comté, un État ou une autre institution gouvernementale).

Les variables capacitaires et technologiques ont été obtenues auprès de MedPAR en identifiant d'abord les bénéficiaires de Medicare dans chaque hôpital recevant 11 procédures de soins en référence à la Classification internationale des maladies (version 9), l'impact clinique, etc. Les auteurs se sont concentrés sur les procédures qui nécessitaient une ressource technologique rare ou qui étaient associées à l’admission en USI : neurochirurgie, artériographie cérébrale, IRM, artério-veinographie périphérique, greffe hépatique, greffe du cœur ou des poumons, chirurgie d'exérèse du cancer de l’oesophage, du cancer du poumon, chirurgie du pontage coronarien et l'angioplastie coronarienne transluminale percutanée.

Pour examiner les tendances dans le temps de l'adoption de la télémédecine en USI, ils ont calculé, pour chaque année, le nombre d'hôpitaux utilisant la télémédecine en USI et le nombre de lits en USI couverts par la télémédecine. Pour l'analyse des lits en USI, ils ont supposé que tous les lits en soins intensifs des hôpitaux utilisant la télémédecine en USI étaient couverts. La régression de Poisson a été utilisée pour tester la signification statistique des tendances linéaires observées.

RESULTATS

Au total, 4 760 hôpitaux américains étaient ouverts au cours de la période d'étude et ont été inclus dans l'analyse finale. Parmi ceux-ci, cinq hôpitaux avaient déjà adopté la télémédecine depuis 2000 (dont la Clinique Cleveland) et 218 autres l'ont adoptée entre 2003 et 2010, pour un total de 223 hôpitaux. Dix hôpitaux ont retiré la technologie au cours de la période d'étude. 

Globalement, le nombre d’hôpitaux américains équipés de la télémédecine en USI est passé de 16 (0,4%) en 2003 à 213 (4,6%) en 2010 (p<0,001), soit une augmentation annuelle moyenne de 61,0%. La majeure partie de cette croissance a eu lieu au cours des quatre premières années de la période d’étude (taux de croissance annuel moyen : 132,3% par an) par rapport aux quatre dernières années (taux de croissance annuel moyen : 8,4% par an) (p<0,001).

Le nombre total de lits de soins intensifs couverts par la télémédecine est passé de 598 (0,4%) en 2003 à 5 799 (7,9%) en 2010 (p <0,001), soit un taux de croissance annuel moyen de 48,0%. La majeure partie de cette croissance a eu lieu au cours des 4 premières années de l'étude (taux de croissance annuel moyen: 101,1% par an) par rapport aux 4 dernières années (taux de croissance annuel moyen : 8,1% par an) (p <0,001). (Le développement géographique de cette application est représenté dans la figure qu'accompagne ce billet).

En fait, ce sont les grands hôpitaux urbains qui ont bénéficié de l'organisation nouvelle du télé-USI et moins les hôpitaux en zone rurale qui ne l'ont adoptée que tardivement.

DISCUSSION

Cette étude révèle l'existence d'obstacles à l'adoption de la télémédecine en USI dans les petits hôpitaux ruraux. Ces obstacles devraient être résolus avant toute reprise de cette adoption du télé-USI. Le principal obstacle est le coût - le coût d’un programme de télémédecine dépasse les 3 millions de dollars par an et n’est pas facilement supporté par les hôpitaux qui constatent déjà une baisse de leurs revenus. Certains experts de l'économie de la santé avancent que ces dépenses pourraient être recouvrées par des réductions de la durée du séjour en USI et par la prévention des complications acquises en USI. Cependant, ces effets positifs ne sont pas aujourd'hui démontrés et les véritables économies de coûts associées à la réduction de la durée du séjour à l'USI peuvent ne pas être suffisamment importantes pour affecter de manière significative le bilan financier net d'un hôpital.

Une autre source d'amélioration du recouvrement des coûts serait pour les médecins de facturer les services de télémédecine. Bien que le remboursement des médecins pour les services de télémédecine soit de plus en plus répandu, peu d'assureurs américains remboursent actuellement les services de soins intensifs fournis par la télémédecine, compte tenu du manque d'évaluation scientifique fiable et de résultats cliniques homogènes (voir le précédent billet "télémédecine (28) dans la rubrique "Revue et publications").

Un autre obstacle majeur est la perception plutôt négative de la télémédecine par les praticiens de ces USI, en particulier par les infirmiers en pratiques avancées qui doutent des avantages potentiels de la télémédecine et s'interrogent sur les perturbations générées par la télémédecine sur le flux du travail quotidien lorsque les soins sont associés à une surveillance à distance. Enfin, il existe des questions sur l’efficacité réelle de cette organisation compte tenu de la faible qualité de la littérature scientifique et du nombre d’études limité aux résultats divergents, en particulier sur l'impact de la télésurveillance la nuit. Les processus de soins diurnes seraient plus importants et efficaces que ceux apportés la nuit par des prestataires de soins à distance.

Enfin, contrairement à l'objectif initial, peu d'hôpitaux situés dans les zones rurales ont adopté la télémédecine dans leurs USI. Ces résultats suggèrent que la télémédecine en USI ne remplit que partiellement sa promesse en tant que stratégie apportant l'expertise des médecins réanimateurs aux patients des petits hôpitaux ruraux. Bien que la télémédecine ait un grand potentiel pour améliorer la qualité des soins critiques dans ces hôpitaux ruraux, il apparait, à travers cette étude, qu’un nombre important de télé-USI se soit développé dans les grands hôpitaux urbains déjà dotés de ressources suffisantes. Les raisons de cette dérive vis à vis de l'objectif initial (apporter de l'expertise aux petits hôpitaux) restent à analyser. 

Bien que nous ayons observé une adoption préférentielle de la télémédecine dans les grands hôpitaux urbains, il se peut que cette adoption ne soit qu'un préalable nécessaire à une adoption plus rapide dans les petits hôpitaux ruraux. En effet, nous montrons dans cette étude que les hôpitaux adoptant plus tardivement la télémédecine en USI sont généralement plus petits que les premiers hôpitaux, suggérant ainsi que la croissance future du télé-USI pourrait bénéficier aux petits hôpitaux si on élargissait le rayonnement des hubs existants plutôt que d'en créer de nouveaux.

CONCLUSIONS

Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour définir au mieux l'utilisation idéale de la télémédecine en USI, potentiellement transformatrice en termes de résultats cliniques et d'impact économique. Comme cela a été noté lors d'une récente conférence consensuelle parrainée par le gouvernement fédéral sur le programme de recherche en télémédecine en USI, les questions clés ne sont pas de savoir si cette technologie doit être appliquée, mais où et comment elle peut être appliquée le plus efficacement possible.

La recherche sur l'efficacité clinique et les innovations technologiques futures qui pourraient réduire les coûts est nécessaire pour trouver les applications de la télémédecine en USI les plus opportunes, notamment l'identification des facteurs qui faciliteraient son adoption dans un plus grand nombre d'hôpitaux ruraux. 

COMMENTAIRES. Il nous a semblé intéressant de reprendre le sujet du télé-USI à travers cette publication, car il illustre la rigueur américaine dans l'adoption de la télémédecine en général, et dans son usage en USI en particulier, usage qui n'existe pas en France. Il ne suffit pas de déclamer, comme on le fait trop souvent en France, que la télémédecine va générer des résultats cliniques positifs chez les patients qui en bénéficient et des réductions de dépenses de santé, il faut le prouver par une démonstration scientifique rigoureuse. C'est ce que les médecins appellent l'Evidence-based medicine dont certains voudraient se passer. On a souvent entendu en France des critiques sur les expérimentations qui freineraient le développement de la télémédecine. Si nous voulons un modèle économique pérenne, qui inclue la participation des assureurs, il faut bien se résoudre à faire ces expérimentations. Les américains n'ont pas d'états d'âme sur ce sujet.

Ce qui ressort de cette étude américaine, c'est, d'une part, le constat que l'objectif initial du télé-USI n'a pas été (encore) atteint, une téléexpertise apportée aux hôpitaux situés dans des zones dites "rurales", définies par des villes de moins de 100 000 habitants, d'autre part, la volonté des auteurs de l'article (chercheurs à l'Université de Pittsburg) de mieux connaître les obstacles au développement du télé-USI, dont certains de ces obstacles sont liés aux professionnels de santé qui ont du mal à trouver dans la télémédecine un intérêt supplémentaire aux pratiques professionnelles habituelles. On croirait entendre le débat français ! Ce qui est quelque part rassurant !

Il y a deux leçons à tirer de cette étude. La première est qu'il ne suffit pas de mettre en place des moyens technologiques pour réussir une application de télémédecine, fut-ce dans un domaine où le besoin peut apparaître évident aux autorités sanitaires américaines, comme le télé-USI. Il faut encore affiner le "où" et le "comment" pour être le plus efficace possible. La deuxième leçon est qu'il faut former les professionnels de santé à la télémédecine, qu'ils soient médecins ou infirmiers en pratiques avancées, pour qu'ils découvrent les facteurs d'optimisation des soins apportés par la télémédecine, sans qu'une dérive de l'usage se fasse vers des objectifs autres que ceux visés initialement. Aux USA, il existe une certification pour pratiquer la télémédecine....Et c'est le pays le plus libéral au monde qui nous le dit...

11 août 2018

 

 

Derniers commentaires

01.12 | 12:57

Merci, très intéressant cet article qui me permet de donner un exemple pour illustrer un cours!

16.11 | 16:08

Merci du commentaire

16.11 | 16:07

Merci de votre commentaire

16.11 | 04:04

Très intéressant en effet, merci.

Partagez cette page