Quelle est la place des startups d'e-santé dans le développement de la médecine hybride ou phygitale ? Une revue de la littérature scientifique.

La médecine hybride (hybrid medicine chez les anglo-saxons) peut se définir en France comme la médecine qui associe les soins virtuels ou distanciels (la télésanté) et les soins en présentiel. Certains parlent aussi de médecine "phygitale" (https://www.vipe.bzh/medaviz-nous-croyons-en-une-medecine-phygitale/). Les entreprises de la santé numérique contribuent au développement de cette médecine hybride ou phygitale.

L'e-santé, avec ses synonymes comme santé digitale et santé numérique ou connectée, est définie par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) comme des services du numérique au service du bien-être de la personne, sachant que l'OMS définit la santé d'une personne comme un état de complet bien-être physique, mental et social. De grandes entreprises nationales et internationales de l'informatique et de la communication (TIC) s'efforcent, depuis le début des années 2000, de développer ces services numériques en santé à l'échelle nationale ou internationale. Des entreprises plus petites comme les start-ups d'e-santé ont rejoint ce mouvement général et développent de plus en plus de solutions ciblées vers des "marchés de niche", c'est à dire des marchés non couverts par les grandes entreprises de l'informatique.

La France serait un des pays européens les plus innovants dans le domaine de l'e-santé, grâce à des start-ups dynamiques et créatives, leur nombre s'étant accéléré depuis la fin de la pandémie Covid-19. Regroupées au sein de "France eHealth Tech", elles sont très présentes dans les évènements internationaux, comme le Consumer Electronics Show qui se tient chaque année, en janvier, à Las Végas avec plus de 4400 exposants, et des évènements nationaux comme SantExpo organisé chaque année par la Fédération Hospitalière de France.

Qu'en est-il sur le plan mondial ? On observe également un décollage des start-ups d'e-santé avec de plus en plus de "licornes" depuis la fin de la pandémie (l'image du post). Une licorne est une entreprise d'e-santé valorisée à plus d'1 milliard de dollars. Une équipe indienne vient de publier une revue de la littérature internationale (en langue anglaise) sur l'impact des start-ups d'e-santé dans le développement de cette médecine hybride, notamment de la télémédecine et de la santé connectée. Nous commentons dans ce billet cette intéressante publication.

The role of telehealth startups in healthcare service delivery: A systematic review.

Chakraborty I, Edirippulige S, Vigneswara Ilavarasan P. Int J Med Inform. 2023 Jun;174:105048. doi: 10.1016/j.ijmedinf.2023.105048. Epub 2023 Mar 20.PMID:36963322.

CONTEXTE

Les progrès récents des technologies de l'information et de la communication (TIC) ont considérablement changé la façon dont les soins de santé étaient traditionnellement dispensés. L'utilisation des TIC pour la prestation des soins est connue sous le nom de télésanté ou santé connectée. Les données probantes suggèrent que la télémédecine et la santé connectée peuvent être utilisées pour la prévention, le suivi et la surveillance des maladies chroniques, ainsi que pour la prestation de soins cliniques aux patients.

Le rôle des grandes entreprises informatiques dans les soins de santé est important et il est bien documenté : IBM développe des logiciels médicaux pour créer des dossiers de données de santé pour les patients depuis 1960, Microsoft construit avec l'IA des assistants virtuels, les chabots et les outils de partage de données, Google utilise l'IA pour aider au diagnostic du cancer et pour prédire l'issue de la maladie.

Cependant, les petites entreprises informatiques apportent également une contribution significative au domaine depuis deux décennies. Ces entreprises sont généralement appelées "start-ups d'e-santé". En identifiant des lacunes dans l'écosystème de la santé connectée, ces start-ups créent des entreprises pour combler ces lacunes. Cependant, pour plusieurs raisons, les start-ups d'e-santé opèrent dans un espace plus incertain et vulnérable que celui des grandes entreprises informatiques. Elles tentent souvent de subvenir à leurs besoins par un financement externe, tel que le financement participatif, le capital-risque et les investissements "providentiels" par des business angels. Une fois qu'une start-up est capable de se développer et de soutenir financièrement sa croissance, elle devient une entreprise de technologie conventionnelle.

Un exemple de réussite est la start-up anglaise Babylon Health. Elle a été lancée en tant qu'entreprise de santé en 2013 et a reçu plusieurs cycles de financement entre 2016 et 2019 de la part d'agences de financement gouvernementales et non gouvernementales, notamment Hoxton Ventures, Kinnevik AB, Public Investment Fund of Saudi Arabia. Aujourd'hui Babylon Health est une entreprise de soins de santé numériques bien établie dans l'écosystème.

La contribution des start-ups d'e-santé à la télémédecine et à la santé connectée est observée dans divers domaines de la santé, en particulier les soins à domicile pour les personnes âgées, le suivi des patients atteints de maladies chroniques, les soins de santé des femmes, les diagnostics prédictifs, les thérapies numériques, l'intégration des données de santé et leur analyse algorithmique.

Un autre domaine important où les start-ups sont particulièrement actives est l'utilisation de l'intelligence artificielle (IA) dans les soins de santé. Par exemple, PAIGE AI et Path AI sont des startups d'e-santé qui aident à accélérer le diagnostic chez les patients grâce à l'intelligence artificielle. Ava Science est une start-up "fem-tech" qui se concentre sur les dispositifs de suivi de la fertilité.

Le marché mondial de l'e-santé progresse et devrait atteindre 390,7 milliards de dollars d'ici 2024, contre 187,6 milliards de dollars en 2019, avec un taux de croissance annuel composé (TCAC) de 15,8 %. Les start-ups d'e-santé auraient généré plus de 17 milliards de dollars en 2020. A mesure que les services de télémédecine et de santé connectée se développent, de plus en plus de start-ups du secteur de l'e-santé tracent leur chemin dans le vaste marché des soins de santé numériques. La pandémie COVID-19 a montré une expansion notable de l'utilisation des soins virtuels ou distanciels, ouvrant la voie à de nouvelles  start-ups d'e-santé. Les startups d'e-santé émergent rapidement avec de nombreuses innovations, et leurs contributions deviennent de plus en plus importantes dans l'écosystème de la santé connectée.

En dehors des informations données par les médias spécialisés, la littérature scientifique internationale reste pauvre sur les prestations de ces start-ups d'e-santé en matière de service médical rendu par les services de santé connectée. Les études existantes discutent surtout des modèles d'affaires de l'e-santé, de leurs composantes et de leurs aspects clés, mais peu d'études se sont intéressées à l'impact des start-ups d'e-santé sur le développement de la télémédecine et de la santé connectée.

Nous présentons une revue de la littérature scientifique internationale sur les start-ups d'e-santé à travers le monde, en cherchant à établir quelles sont les dimensions émergentes de ces start-ups dans le développement des soins virtuels ou distanciels,  quels sont les principaux services de santé qu'elles fournissent. Cette revue traitera également des défis que doivent affronter ces entreprises au démarrage de leur activité d'e-santé, ainsi que du cadre qui permet une innovation durable et un modèle économique pérenne.

METHODOLOGIE

Dix bases de données ont été examinées : PubMed, Scopus, Web of Science, IEEE Xplore, bibliothèque numérique ACM, EBSCOhost, Embase, Medline, Cochrane review et PsycINFO. Les articles ont été présélectionnés en fonction de critères de sélection prédéterminés, et une synthèse qualitative a été effectuée. La qualité des études incluses a été évaluée à l'aide de l'outil d'évaluation des méthodes mixtes. Le K de Cohen a été calculé pour assurer la fiabilité de la notation des auteurs au test d'évaluation de la qualité et à la synthèse qualitative.

Les études incluses (1) présentaient des informations sur les entreprises d'e-santé, (2) décrivaient les produits ou services de ces entreprises au démarrage de leur activité en e-santé, (3) mentionnaient les défis que rencontraient les entreprises au démarrage dans leur prestation de services, (4) discutaient du modèle d'affaires de l'e-santé, (5) soulignaient les innovations entrepreneuriales en e-santé dans la prestation des services de santé, (6) parlaient de la commercialisation de l'innovation des entreprises d'e-santé, (6) étaient des articles évalués par des pairs et (7) étaient disponibles en anglais.

Les articles étaient exclus s'ils contenaient : (1) des informations ou des produits de démarrage non liés aux services de santé, (2) des informations techniques approfondies sans références à leur rôle, (3) un manque de référence aux start-ups, (4) l'indisponibilité de l'article en texte intégral et (5) des recherches non originales (comme des chapitres de livres, des commentaires, une lettre à l'éditeur, une perspective, une courte communication et des articles de synthèse).

RESULTATS

La recherche initiale a donné un total de 3548 articles. Quatre-vingt-six articles avec textes intégraux ont été examinés pour l'évaluation de l'admissibilité dans la revue. Finalement, 26 articles ont été pris en compte après l'évaluation de leur qualité. Le résultat du MMAT (Mixed Methods Appraisal Tool, 2018 version) a montré des scores entre 60 et 100. La valeur K de Cohen était de 0,68, reflétant un accord substantiel et assurant la fiabilité du score MMAT. Dix articles ont reçu un score complet de 100, huit ont obtenu 90, trois 80, quatre 70 et un seul a obtenu un score de 60. Aucun n'a obtenu un score < 50, seuil pour être considéré comme de mauvaise qualité. Par conséquent, tous les 26 articles étaient éligibles et inclus dans cette revue générale.

La littérature internationale a montré un large éventail de services fournis par les start-ups d'e-santé, lesquelles ciblent un "marché de niche" pour leurs offres. Nous avons rassemblé les thèmes émergents en 5 rubriques.

1) Soins de santé à distance et à la demande : la téléconsultation avec un marché de niche pour les consommateurs de santé en ligne quel que soit la tranche d'âge, la télésurveillance à domicile avec un marché de niche chez les personnes âgées et les patients atteints de maladies chroniques.

2) Gestion de données de santé : les dossiers médicaux électroniques avec un marché de niche chez les consommateurs de soins de santé en ligne et les professionnels de santé, l'analyse du Big Data avec un marché de niche chez les consommateurs de tests génétiques (particulièrement entre 18 et 35 ans) et les professionnels de santé.

3) Thérapeutique numérique : logiciels fondés sur des données probantes avec un marché de niche en santé mentale et comportementale, appareils portables mobiles avec un marché de niche chez les patients souffrant de douleurs chroniques, notamment au cou et à l'épaule.

4) Soins personnalisés utilisant la haute technologie : augmented reality (AR)/virtual reality (VR), artificial intelligence (AI) pour le soutien aux cliniciens avec comme marché de niche les professionnels de santé et les consommateurs de santé en ligne.

5) Intégration et échange d'informations : la recherche d'informations sur la santé avec un marché de niche chez les consommateurs de santé en ligne (quel que soit la tranche d'âge), l'interaction avec les consommateurs en ligne pour un marché de niche chez les consommateurs de santé en ligne (jeunes adultes, tranche de 18 à 50 ans).

DISCUSSION

L'analyse a montré que la plupart des start-ups d'e-santé étaient impliquées dans la surveillance à distance des patients et dans les services de santé à la demande comme la téléconsultation. L'implication des start-ups dans les dossiers médicaux s'élargit. Cependant, elles sont confrontées à divers problèmes liés à la confidentialité des données de santé, et doivent assurer la sécurité et la confiance des consommateurs. On peut supposer que les start-ups d'e-santé ont un fort potentiel d'innovation en utilisant les données de santé numériques, même si elles respectent les réglementations en matière de protection des données. Il y a aussi de plus en plus de preuves sur l'intérêt de l'analyse des Big Data. Les start-ups d'e-santé développent des solutions utilisant l'intelligence artificielle (apprentissage automatique, apprentissage profond, AR-VR). Les études actuelles soulignent que les technologies émergentes sont les moteurs de croissance des startups d'e-santé.

Les logiciels pour les soins de santé fondés sur des données probantes et les solutions portables ont été mentionnés comme des domaines potentiels.

La littérature scientifique montre une levier important d'innovation en thérapeutique numérique. Les startups d'e-santé s'engagent également avec de grands hôpitaux pour créer de véritables "pipelines" cliniques de thérapies numériques.

Les start-ups d'e-santé identifiées dans cette revue ont utilisé l'internet et les téléphones intelligents, ainsi que la haute technologie pour les innovations émergentes. Une start-up a utilisé une technologie mobile à faible coût pour faciliter l'utilisation de la téléconsultation dans des endroits éloignés ou au sein de communautés défavorisées. Par conséquent, il convient de souligner que l'intégration d'Internet et des smartphones à la haute technologie a un impact significatif sur l'innovation en matière de services de santé développés par les start-ups d'e-santé.

Les start-ups doivent aussi affronter plusieurs défis, en particulier au démarrage de leur activité d'e-santé. Elles ont souvent du mal à faire face aux coûts des soins de santé conventionnels, ce qui a une incidence sur leur innovation et la pérennité du modèle économique.

CONCLUSIONS

Les start-ups d'e-santé se développent pour répondre aux besoins de santé numérique. Elles jouent un rôle important dans les téléconsultations, la télésurveillance au domicile et la constitution de dossiers de santé électroniques centrés sur le patient. Récemment, leur attention s'est déplacée vers les soins personnalisés basés sur l'IA avec le smartphone, y compris les thérapies numériques et l'innovation des dispositifs portables. Elles font face à d'importants défis techniques et opérationnels en matière d'innovation et de commercialisation pour optimiser leur rôle. Cette revue fournit aux chercheurs une compréhension de l'innovation en santé numérique et du modèle économique durable des entreprises d'e-santé, en particulier au démarrage de leur activité, laquelle doit reposer sur une proposition de valeur, sur la créativité et la capture d'un marché de niche.

COMMENTAIRES. Le lecteur intéressé par cette revue est fortement encouragé à la lire in extenso. Dans ce résumé, tous les sujets n'ont pas été développés. Cette revue rapporte essentiellement l'expérience des pays qui publient en langue anglaise. Aucune start-up française n'est citée dans ce travail. Il y a néanmoins plusieurs points communs avec le développement des start-ups françaises regroupées au sein de France eHealth Tech. On y retrouve les grandes rubriques d'innovation décrites dans la revue ainsi que les levées du fonds réalisées par secteur d'innovation( tableaux ci-dessous).

Il nous semble que la France devrait mieux faire connaître les résultats obtenus par ses start-ups d'e-santé dans le développement actuel et futur de la médecine hybride ou phygitale. PariSanté Campus, pôle public de recherche, de formation et d'innovation, vise à structurer et développer la filière dédiée au numérique pour la santé. Il regroupe un grand nombre de start-ups françaises. Ayant l'ambition d'être également un pôle de référence européen, il pourrait être le lieu où se tiendraient des colloques ou des congrès scientifiques européens qui feraient connaître au monde de la santé (professionnels et établissements) les services cliniques déjà rendus par certaines innovations de start-ups françaises et européennes d'e-santé, et encourager leurs publications dans la littérature scientifique internationale. Nous manquons aujourd'hui de visibilité sur les résultats cliniques obtenus et trop de colloques organisés en France ne sont fréquentés que par des initiés alors qu'ils devraient attirer l'ensemble des acteurs de la santé, sans oublier les patients. Le remarquable travail réalisé au cours des trois dernières années par la Direction ministérielle du numérique en santé (DNS) et par l'Agence du numérique en santé (ANS) permet à notre pays d'avoir un écosystème de la santé numérique garanti par l'Etat en matière de sécurité et d'interopérabilité. Toutes les start-ups d'e-santé devraient soumettre leurs applications à l'agrément ministériel, ce qui leur permettra de figurer dans le magasin de Mon Espace Santé et d'avoir à terme un remboursement par l'Assurance maladie.

19 août 2023