Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
Le débat resurgit sur le frein que représenterait la télémédecine pour le développement (commercial) de l'e-santé (Renaud Bouvet, Pierre Desmarais, Etienne Minvielle. Legal and organizational barriers to the development of ehealth in France, Med Law (2015) 34:361-380)
Le débat est ancien. Le premier à l'avoir lancé au congrès international de télémédecine de Londres en novembre 1999 est l'ingénieur informaticien australien John Mitchell qui définissait l'e-santé comme « l’usage combiné de l’internet et des technologies de l’information à des fins cliniques, éducationnelles et administratives, à la fois localement et à distance », devant remplacer la télémédecine (« the death of telemedicine »). Il ajoutait, avec une vision très anglosaxonne de la pratique médicale : l’e-santé pourrait être considérée comme une industrie de la santé relevant du e-commerce » portée par des non-professionnels de santé, alors que la télémédecine est portée uniquement par les professionnels de santé médicaux (Allen A. Morphing telemedicine-telecare-Telehealth-e-health. Telemed Today, 2000: 1-43). En 2004, plus de 50 définitions de l'e-santé existaient dans la littérature internationalee (Oh H et al, What is e-health: a systematic review of published definitions. J.Med Internet Res. 2005;7(1).
La France a connu, dès le début des années 2000, sa période de déploiement de l'e-santé avec le plan "e-santé 2000" lancé par les pouvoirs publics de l'époque. Ce fut un échec et les 25 millions d'euros consacrés à ce plan n'ont permis aucun développement pérenne de l'e-santé. Les causes de cet échec ont été analysées dans le rapport ministériel de 2008, écrit avec Dominique Acker (Place de la télémédecine dans l'organisation des soins, novembre 2008, disponible sur http://www.sante.gouv.fr). Ce rapport a servi à définir la télémédecine dans la loi HPST du 21 juillet 2009 (article 78) et à écrire le décret d'application du 19 octobre 2010 (http://www.legifrance.gouv.fr), précisant les conditions de sa mise en oeuvre.
Les adeptes de l'e-santé en France, insatisfaits de ce rapport jugé "trop médical" ou "trop hospitalocentré" (en 2008, la télémédecine était essentiellement hospitalière), ont demandé au Premier ministre de l'époque un second rapport écrit par le député Pierre Lasbordes, ingénieur informaticien, qu'il remettra un an plus tard, en novembre 2009. Intitulé "la télésanté : un nouvel atout au service de notre bien être", ce rapport proposait un plan quinquennal de développement de l'e-santé en France (disponible sur http://www.sante.gouv.fr). Il reprenait pour la télémédecine certaines propositions du précédent rapport. Ce plan quinquennal pour l'e-santé ne sera finalement pas suivi, et c'est un plan de déploiement de la télémédecine dans cinq domaines prioritaires d'amélioration d'accès aux soins qui sera choisi par les Pouvoirs publics au Conseil des ministres du 9 juin 2011.
Ce concept de l'e-santé, lancé par les ingenieurs informaticiens, n'a pas pris chez les médecins, comme le montre la revue des publications medicales scientifiques sur la santé numérique dans la base américaine de données, Pubmed, entre le 1er janvier 2000 et le 31 décembre 2014. Sur plus de 20 000 publications, les articles consacrés à la télémédecine sont majoritaires (56%), suivis par ceux sur la santé connectée (21%), l'e-santé ne représentant que 5% des articles (Pierre Simon. Télémédecine. Enjeux et pratiques, 2015, edition Lecoudrier, p.21).
Le débat est désormais porté sur le terrain juridique, les auteurs français de l'article paru dans Medicine and Law en septembre 2015 défendant l'idée que les textes législatifs et réglementaires français seraient un frein au développement de l'e-santé en France. Nous ne le pensons pas pour plusieurs raisons.
Avec le CNOM, nous avons publié en 2013 une analyse, partagée par le Conseil européen des ordres médicaux (CEOM), montrant que la télémédecine ne pouvait être assimilée à l'e-santé. Plusieurs arguments à cela, dont celui que l'exercice de la télémédecine dans la plupart des pays européens ne pouvait relever du e-commerce, notamment pour des raisons déontologiques (texte disponible sur le site du CNOM : http://www;conseil-national.médecin.fr). Sans reprendre tout l'argumentaire juridique développé dans ce texte, validé par les services juridiques du CNOM et du CEOM, l'argument dominant était que la plupart des codes de déontologie médicale européens précisent que la médecine, et donc la télémédecine, ne peut relever d'une activité commerciale. Ce qui n'est pas le cas dans la plupart des pays de culture anglosaxonne. S'aligner sur les Etats-Unis signifierait la révision de tous les codes de déontologie européens, dont certains, comme le code français, relèvent de décrets réglementaires en Conseil d'Etat.
Les auteurs de l'article dans Medicine and Law estiment que le droit national dans le champ de la télémédecine devrait s'aligner sur le droit européen de l'e-commerce afin de favoriser le développement du marché de l'e-santé.
Il existe à notre avis une confusion entre le champ commercial de la télésanté ou e-santé et la pratique clinique de la télémédecine. Le Dr Fernando Antezana, directeur de l'OMS, avait déjà expliqué la différence en décembre 1998 entre télémédecine informative et télémédecine clinique : " if telehealth is understood to mean the integration of telecommunications systems into the practice of protecting and promoting health, while telemedicine is the incorporation of these systems into curative medicine, then it must be acknowledged that telehealth corresponds more closely to the international activities of WHO in the field of public health. It covers education for health, public and community health, health systems development and epidemiology, whereas telemedicine is oriented more towards the clinical aspects."
Les pouvoirs publics français ont choisi, en 2011, de développer la pratique clinique de la télémédecine pour améliorer l'accès aux soins des citoyens. Le Conseil européen demandait d'ailleurs aux Etats membres, dans sa communication de novembre 2008, de définir dans leur droit national la télémédecine et d'en préciser les conditions d'exercice. C'est ce qu'a fait la France en 2009-2010, l'Allemagne en 2013-2014 et d'autres pays européens se préparent à le faire.
Comme le rappelait la juriste européenne, Céline Deswarte (Policy Officer Unit Health and Well Being à
la Commission européenne), lors du Workshop consacré à la télémédecine les 6 et 7 mai 2014 en France à Sophia Antipolis, il est de la responsabilité des Etats membres de définir
le cadre légal d'exercice de la télémédecine dans leur pays, la CE n'ayant pas l'intention de le faire, en dehors de la question de l'accès transfrontalier aux systèmes d'information en santé des citoyens européens
et à la télémédecine, dont elle s'est emparée en 2011en promulguant la directive "transfrontalière". De même, précise t'elle, c'est aux Etats membres de dire si la télémédecine relève
ou non d'un remboursement spécifique. Le champ de compétence de la CE concerne les systèmes d'information et la protection des données personnelles (notamment en santé), la directive de 1995 (95/46/CE) étant en cours
de révision. Il y aura dans la nouvelle version un reforcement de cette protection, déjà illustré par l'arrété de la Cour de Justice Européenne sur Safe Harbor 2 le 6 octobre 2015.
Nous ne pensons pas que le droit national sur la pratique de la télémédecine doit s'aligner sur le droit européen des systèmes de la société de l'information. La Commission européenne ne le demande pas. A la condition, bien évidemment, qu'on ne revienne pas au débat du début des années 2000 où l'e-santé des ingénieurs informaticiens devait remplacer la télémédecine des médecins. Le droit européen sur les systèmes d'information, intégrant les plateformes commerciales de télémonitoring pour le suivi des maladies chroniques, et le droit national sur les pratiques médicales en télémédecine sont complémentaires, en particulier dans la co-construction industriel-médecin d'un projet de télémédecine.
18 novembre 2015