Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
La plupart des plateformes de téléconsultation (TLC) ponctuelle, presque toutes installées en région francilienne, continuent de prospérer après le 15 septembre 2018, alors que le Directeur de la CNAM et les partenaires conventionnels de l'avenant 6 ont tout fait pour que la période expérimentale autorisée par l'Etat (ARS Ile de France) de 2012 au 13 septembre 2018 (date du nouveau décret de télémédecine) se termine.
Le nouveau décret a d'ailleurs supprimé le fondement juridique sur lequel s'appuyait l'autorisation donnée par l'ARS et la CNIL aux promoteurs de ces plateformes. La CNAM a même clairement déclaré qu'elle considérait la pratique de la téléconsultation "ponctuelle", à l'initiative du citoyen, comme une pratique "hors sol" qui ne respectait pas le parcours de soins coordonné par le médecin traitant auquel la CNAM et les partenaires conventionnels sont attachés depuis 2004.
Les choses furent donc clairement dites dans cet avenant. Si ces plateformes voulaient continuer leur activité, elles devaient se reconvertir dans les organisations coordonnées territoriales décrites dans l'avenant (voir le billet "téléconsultation (5) dans la rubrique "le pratico-pratique").
La circulaire de l'Assurance maladie décrivant ces nouvelles organisations territoriales, en date du 31 janvier 2019, précise d'ailleurs à la page 4 : "Sont exclues de ce dispositif les plateformes de téléconsultation qui proposent une activité exclusive de téléconsultation au profit des patients de tout le territoire national, fondées sur des prises en charge ponctuelles par des médecins ne connaissant pas les patients. En plus, ces plateformes, du fait de leur mode d'organisation, ne sont pas en mesure de permettre aux patients de désigner à terme un médecin traitant et de les intégrer dans le parcours de soins coordonné".
Et pourtant, ces plateformes continuent d'offrir leurs services de TLC ponctuelle en informant les usagers qui fréquentent leur site que la TLC est remboursée par l'Assurance maladie. Leur activité s'adresse non seulement à la population de la région francilienne (plus de 60% de leur activité), mais aussi à toute personne du territoire national qui les sollicite. Certaines de ces plateformes réalisent plus de 15 000 TLC ponctuelles chaque mois depuis le 15 septembre 2018. Que faut-il en penser ?
Une première impression : il existerait aujourd'hui en France un accès à deux vitesses pour obtenir une téléconsultation médicale, celle de la région francilienne et celle "du reste du territoire"
La région parisienne a-t-elle des besoins spécifiques en téléconsultation médicale que n'aurait pas le reste de la France ? On peut s'interroger.
Il existe probablement dans la région parisienne une proportion plus importante de personnes qui n'ont pas ou qui n'ont plus de médecin traitant. En 2011, 89,7% de la population française avait déclaré un nom de médecin traitant à l'Assurance maladie et 92% des consultations en présentiel étaient réalisées dans le cadre du parcours de soins (voir le rapport de la Cour des comptes 2013). Ce taux serait nettement inférieur dans la population francilienne et il est probable qu'il se soit aggravé au cours des 8 dernières années.
La sous-densité médicale ne touche pas que les zones rurales, mais également les zones urbaines et péri-urbaines. Le centre de Paris a toujours été bien pourvu en médecins (plus de 700 pour 100 000 hab. avec beaucoup de spécialistes (Atlas du CNOM 2018). Cependant, les médecins qui partent en retraite ne sont pas toujours remplacés. Les causes d'une tendance à la désertification médicale en soins primaires au centre de Paris sont multiples, mais l'augmentation importante du coût de l'immobilier au cours des 20 dernières années peut dissuader le jeune médecin généraliste de s'y installer. Dans certaines zones de la banlieue parisienne, la densité médicale est aussi très faible, mais la cause peut être de nature différente, voire sécuritaire. Enfin, la mobilité de la population francilienne et les délais de trajet entre le lieu de travail et le domicile peuvent rendre plus difficile l'accès à un rendez-vous de consultation médicale. A telle enseigne que des organisations copiant le modèle de SOS Médecins se développent pour assurer des consultations au domicile. Cette formule séduit de nombreux jeunes médecins qui préfèrent ce mode d'exercice géré par une plateforme Web à l'installation traditionnelle en cabinet.
Ces plateformes, dont certaines ont créé des centres de santé virtuels, feraient partie d'une organisation territoriale francilienne pour les patients "hors parcours de soins", encouragée par l'ARS d'Ile de France.
Les médecins de ces plateformes doivent transmettre le compte-rendu de la téléconsultation au médecin traitant s'il existe ou le verser dans le DMP si la personne l'a créé et donné son accord à son accès. L'usage du DMP est important chez les personnes qui sont en recherche d'un médecin traitant. L'activité de ces plateformes au niveau des territoires franciliens serait donc conforme à l'avenant 6 et les patients seraient remboursés de leur téléconsultation à hauteur de 70%, le reste à charge étant remboursé par la complémentaire santé.
Comme nous l'avons rappelé dans un récent billet (voir "TLC en médecine libérale" dans la rubrique "Edito de semaine"), il existe un mouvement de rapprochement de toutes ces plateformes franciliennes au sein d'une fédération, afin de maintenir une offre de TLC ponctuelle aux quelques 20 millions de français qui ont une complémentaire santé. Des médecins français installés dans un autre pays européen participent au fonctionnement de certaines de ces plateformes. Ils ne sont pas identifiés dans le système d'information de l'Assurance maladie française (SNIIRAM) et les pharmaciens d'officine sont en difficulté pour honorer les ordonnances qu'ils émettent.
Lorsque ces plateformes répondent à la demande d'un patient situé en dehors des territoires franciliens, la téléconsultation est "hors parcours de soins" selon l'avenant 6 et le patient ne peut être remboursé que de 30% de cette téléconsultation, le reste à charge pouvant aller de 0 à 16 euros selon le niveau de remboursement de la complémentaire santé qu'il a ou qu'il n'a pas. Enfin, pour être complet, beaucoup d'assureurs, d'assisteurs et mutuelles ont décidé d'offrir une garantie spécifique d'accès à une TLC ponctuelle pour leurs adhérents, à hauteur de 6 TLC/an.
Si la région parisienne a indiscutablement des besoins spécifiques auxquels ces plateformes souhaitent répondre, ce qui explique l'engagement de l'ARS Ile de France à leurs côtés, les complémentaires santé ont, quant à elles, décidé d'investir dans l'offre de téléconsultation ponctuelle au niveau national pour répondre à une demande de leurs adhérents. C'est du moins ce qu'elles affirment.
La population des autres régions françaises réclame-t-elle des TLC ponctuelles ? La réponse à cette question est biaisée par l'offre des complémentaires santé.
Les enquêtes, notamment le rapport des délégués nationaux à l'accès aux soins (E. Doineau,T. Mesnier et S. Augros, octobre 2018), montrent que la population de province reste très attachée à un accès direct au médecin traitant. En fait, il y a moins de citoyens sans médecin traitant en province que dans la région parisienne.
On voit émerger depuis quelques mois de nouvelles organisations territoriales de médecine de soins primaires à l'initiative des élus départementaux : centres de santé municipaux, maisons de santé pluriprofessionnelles, permanence territoriale de soins primaires gérée par télémédecine pour prévenir les venues aux urgences hospitalières. En clair, l'avenant 6 sera mieux appliquée en province que dans la région francilienne, en particulier avec le développement du salariat en médecine générale (Atlas du CNOM, 2018).
Si la TLC ponctuelle, à l'initiative du citoyen, se développe "hors financement" de l'Assurance maladie obligatoire, pourrait-elle devenir complémentaire de la TLC programmée à l'initiative du médecin traitant dans le parcours de soins ?
L'ubérisation de la santé est donc bien en marche en France, en particulier dans la région francilienne, malgré les alertes répétées du CNOM depuis 2014 (voir le billet "TLM et ubérisation" dans la rubrique "Edito de semaine") et la demande récente du CNOM aux parlementaires de la Commission des affaires sociales (qui finalisent la loi Ma santé 2022) de réguler l'activité des plateformes des complémentaires santé pour qu'elle soit conforme à la loi fondamentale de 1945.
De son côté, l'Assurance maladie surveille dans le SNIIRAM l'activité de TLC programmée qu'elle s'est engagée à rembourser. Elle s'assure en particulier que les 2 grands principes fondateurs de l'avenant 6 signé avec les partenaires conventionnels sont respectés : 1) une orientation initiale du patient par le médecin traitant vers le médecin téléconsultant et 2) une connaissance préalable du patient par le médecin téléconsultant. Avec son système d'information, elle est en mesure de vérifier que le patient qui bénéficie d'une TLC remboursée a bien eu dans les 12 derniers mois une consultation en présentiel avec le médecin téléconsultant.
Nous sommes ainsi dans une situation pour le moins curieuse : d'un côté, la CNAM et les syndicats de médecins libéraux signataires de l'avenant 6 qui défendent la TLC programmée lorsqu'elle est intégrée au parcours de soin coordonné par le médecin traitant, de l'autre côté, l'Etat qui, à travers l'ARS d'Ile de France, encourage l'accès à une TLC ponctuelle hors parcours de soins, non remboursée par l'Assurance maladie, mais prise en charge par les complémentaires santé.
Nous proposions dans un billet précédent un aggiornamento pour clarifier cette situation difficile à comprendre pour le citoyen (voir le billet TLC et méd.libérale dans la rubrique l'Edito de semaine"). Lorsque la TLC est réalisée à l'initiative du médecin traitant, elle bénéficie du remboursement par l'Assurance maladie, comme tous les actes médicaux. Lorsque la TLC est ponctuelle auprès d'une plateforme et en dehors d'une organisation territoriale, le patient n'est remboursé que partiellement par l'Assurance maladie. Aujourd'hui, pour un citoyen français sur trois, la TLC ponctuelle est incluse dans la garantie qui lui est offerte par les complémentaires santé.
Dans le dictionnaire français, aggiornamento veut dire " adaptation d'une institution aux contraintes du monde contemporain". En matière de médecine, les contraintes du monde contemporain sont connues : du côté des usagers et des patients, en particulier des régions urbaines, une vision consumériste de la médecine, un besoin de réponse immédiate, une difficulté d'accès au médecin traitant lorsqu'il existe, etc., du côtè des professionnels médicaux, une redistribution géographique de l'offre médicale, de nouvelles organisations professionnelles préférées des jeunes générations de médecins, une réduction du temps professionnel au profit du temps privé, l'attrait du salariat, etc. Toutes ces nouvelles contraintes du XXIème siècle doivent être prises en compte et trouver des réponses adaptées.
La loi Ma santé 2022 pourrait distinguer les besoins de TLC ponctuelle ou programmée de la région francilienne de ceux des autres régions françaises.
Si plus de 25% des citoyens de la région francilienne n'ont pas ou n'ont plus de médecin traitant, la TLC ponctuelle financée par les complémentaires santé peut être une première réponse, comme elle l'est par exemple en Suisse ou en Suède.
Ne faudrait-il pas alors considérer ces plateformes comme des services de téléconseil médical ponctuel qui anticiperait, si nécessaire, une consultation médicale en présentiel ou une téléconsultation programmée à l'initiative du médecin ? Nous avons souvent débattu de cette question sur ce site (voir les billets sur le téléconseil médical dans la rubrique "le pratico-pratique"). Qu'il s'agisse d'un téléconseil ou d'une TLC ponctuelle, la traçabilité de cet acte médical devrait obligatoirement figurer dans le DMP si la personne n'a pas de médecin traitant.
Si 90% des citoyens des autres régions françaises ont un médecin traitant désigné, difficilement accessible parfois, les solutions organisationnelles à mettre en place sont différentes. L'organisation coordonnée territoriale prônée par l'avenant 6 pour assurer la permanence des soins primaires au sein du territoire de santé prend ici tout son sens et les TLC ponctuelles n'ont pas leur place.
Le territoire doit répondre à la demande des personnes qui n'ont plus accès à un médecin traitant. Plusieurs territoires de province se sont déjà organisés avec les CPTS pour réaliser des TLC programmées au sein de cabinets infirmiers ou de pharmacies d'officine de petites villes qui n'ont plus de médecins traitants. Ces pratiques nouvelles devraient être mieux connues.
En résumé, le débat actuel autour de la TLC ponctuelle nous semble biaisé, d'une part par des besoins spécifiques à la région francilienne, bien différents de ceux des autres régions françaises, d'autre part par la forte implication des complémentaires santé dans cette forme d'accès aux soins. A l'époque du Grand débat, une vision trop jacobine de l'Etat pourrait ignorer l'innovation girondine. Il faut rapidement clarifier et profiter de la loi Ma santé en 2022 pour le faire.
18 mars 2019