Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
La Caisse Nationale d'Assurance Maladie Obligatoire (AMO) expérimente à Saint-Quentin (Hauts de France) la téléconsultation ophtalmologique après bilans visuels réalisés par l'orthoptiste et transmis au médecin ophtalmologiste avant la téléconsultation (le promoteur de l'expérimentation est la société Point Vision). L'ARS de Mayotte expérimente quant à elle une offre de soins visuels pilotée par des ophtalmologistes de métropole (association Unono Wa Matso) auxquels les bilans réalisés sur place par l'orthoptiste ou l'infirmier sont adressés.
La présentation de ces deux projets a été faite le 21 septembre 2021 au cours d'une table ronde organisée par l'agence ORTUS. Le lecteur pourra la retrouver sur You Tube par le lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=kw-ennTqTdc&ab_channel=PointVision
Les populations qui vivent dans des territoires isolés rencontrent des difficultés d'accès aux soins visuels
Les chiffres parlent d'eux-mêmes. Mayotte, 101ème département français, n'a pas de médecin ophtalmologiste sur place. La région Hauts de France à une densité en ophtalmologistes de 6,35/100 000 hab. alors que la moyenne nationale est de 9/100 000 et celle de la région Ile de France de 12/100 000 (CNOM 2018). Il existe une inégalité de répartition des ophtalmologistes sur le territoire français : 12 départements sont en forte densité (> 9/100 000 hab.), 26 en densité moyenne (8 à 9/100 000), 56 sont en densité faible (< 8/100 000).
Deux rapports IGAS ont proposé une restructuration de la filière des soins visuels. Le premier publié en 2015 et le second en 2020 recommandent de revoir la filière de soins visuels en prenant en compte non seulement les 5 882 ophtalmologistes, mais également les autres professions de santé des soins visuels que sont les orthoptistes (5 185) et les opticiens-lunetiers (38 506). C'est à l'ophtalmologiste de coordonner la filière de soins visuels en collaborant avec les autres professionnels. Ainsi, la filière pourrait être organisée en incluant les 49 573 professionnels de la santé visuelle. Ces rapports font des propositions concrètes pour y parvenir (https://www.syndicatavenirspe.fr/wp-content/uploads/2020/09/IGAS-Rapport-2020_Fillie%CC%80re_Visuelle.pdf)
Lorsqu'on parle de territoires isolés de santé, il s'agit généralement de centres de soins visuels éloignés de plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de kilomètres du domicile des patients, les obligeant à trouver des solutions de déplacement pour accéder à ces centres. Par exemple, à Mayotte, le centre de soins visuels le plus proche est à l'île de La Réunion, distante de 1600 km.
Une réponse, parmi d'autres, à cette situation d'isolement est le déploiement de solutions de télémédecine (téléconsultation, téléexpertise) et de télésoin. Nous avons choisi deux expérimentations de téléophtalmologie en territoires isolés pour montrer que c'est bien la volonté de professionnels motivés qui permet de créer de nouveaux cas d'usage de la télésanté en ophtalmologie.
La téléconsultation ophtalmologique en complément du bilan visuel réalisé par l'orthoptiste.
C'est l'expérimentation en cours au centre Point Vision de St Quentin, la téléconsultation étant réalisée par un ophtalmologiste positionné à Lille (107 km de St Quentin). Cette expérimentation est prise en charge par l'AMO. C'est une pratique dérogeant à l'obligation faite au médecin téléconsultant de connaître préalablement le patient dans les douze derniers mois avant de réaliser une téléconsultation. Cette obligation vient de disparaître dans l'avenant 9 à la Convention médicale dont l'arrêté du 22 septembre 2021 a été publié au JORF le 25 septembre. Arrêté du 22 septembre 2021 portant approbation de l'avenant n° 9 à la convention nationale organisant les rapports entre les médecins libéraux et l'assurance maladie signée le 25 août 2016 - Légifrance (legifrance.gouv.fr)
L'orthoptiste réalise le bilan visuel sur place à St Quentin et l'adresse à l'ophtalmologiste de Lille avant la téléconsultation. Selon le décret du 3 juin 2021 et l'avenant 9 du 22 septembre 2021, en adressant ce bilan, notamment les images d'une rétinographie, l'orthoptiste réalise désormais un acte de téléexpertise pour lequel il peut être rémunéré. L'ophtalmologiste est ainsi parfaitement informé des données de santé du patient collectées par l'orthoptiste avant de réaliser une téléconsultation dont il pose l'indication en fonction des résultats du bilan qu'il a reçu.
L'orthoptiste a obtenu préalablement le consentement du patient après une information claire et appropriée sur l'organisation et les objectifs de cette prestation à distance. L'orthoptiste est rémunéré dans le droit commun en AMY pour la réalisation du bilan et la téléconsultation de l'ophtalmologiste est rémunérée selon la tarification en vigueur dans la NGAP. Cette organisation déroge au principe de territorialisation des soins puisque qu'elle s'applique à des patients "résidant dans des zones caractérisées par une offre de soins insuffisante ou par des difficultés d'accès aux soins" (avenant 9).
Comme cela se voit dans de telles pratiques, le fait de pouvoir avoir un bilan visuel au plus proche de son domicile permet d'améliorer le recours aux soins. On découvre des pathologies qui seraient restées méconnues jusqu'à la survenue d'une complication. La proximité du centre de soins visuels du domicile des patients favorise le dépistage précoce des pathologies visuelles. C'est d'ailleurs ce que montrent les premiers résultats de cette expérimentation dont la durée est fixée à 12 mois.
Les indicateurs de suivi de l'expérimentation sont collectés par la Direction régionale du service médical (DRSM) des Hauts de France avec l'aide de la DCGDR (Direction régionale de gestion du risque et de la lutte contre la fraude) de l'Assurance maladie des Hauts de France. L'évaluation sera faite par la DRSM. Dans une enquête qu'elle a diligentée, la société Point Vision a montré que le délai moyen d'accès aux soins visuels était de 107 jours. La société pense pouvoir démontrer avec cette organisation positionnée dans un territoire en sous densité d'ophtalmologistes, un raccourcissement important de ce délai.
La téléexpertise ophtalmologique comme complément du bilan visuel réalisé par l'orthoptiste.
C'est l'organisation mise en place à Mayotte à la demande de l'ARS de ce département. Le centre d'ophtalmologie est installé à Bandrélé au sud-ouest de l'île à 25 km de la préfecture Mamoudzou où se trouve le centre hospitalier (CHM). Comme cela est habituel dans les îles françaises, le temps de déplacement par la route peut être plus long qu'attendu. A Mayotte, le temps de route entre Mamoudzou et Bandrélé peut aller de 35 mn à 1h. Ce département de l'océan indien compte en 2021 282 873 habitants, dont 75% résident en dehors de Mamoudzou (71 437 en 2020). Ces chiffres illustrent les difficultés potentielles d'accès au CHM où des soins visuels sont parfois délivrés par un ophtalmologiste venant en mission de l'île de La Réunion.
L'association qui conduit cette expérimentation est positionné au Mans en métropole. Les orthoptistes ou infirmiers mahorais formés au bilan de soins visuels collaborent avec les médecins ophtalmologistes basés au Mans ou à Paris (hôpital Cochin). Le réseau numérique existant à Mayotte est suffisant pour transférer en métropole le bilan visuel réalisé sur place, grâce à un équipement récent de grande performance. Cette expérience de télé ophtalmologie est importante sur le plan de la santé publique, la prévalence du diabète à Mayotte (10,6%) étant le double de la moyenne nationale (5,2%). Le dépistage précoce des pathologies visuelles liées au diabète est donc essentiel.
Cette expérience mahoraise entre tout à fait dans le cadre de l'avenant 9 de la Convention médicale qui vient d'être publié le 25 septembre 2021. L'infirmier ou l'orthoptiste formé à la réalisation de bilans visuels à Bandrélé réalise un acte de téléexpertise en requérant l'avis du médecin ophtalmologiste de métropole. Si le bilan visuel est rémunéré en AMY, l'envoi de ce bilan au médecin ophtalmologiste devrait être l'objet d'une rémunération probablement semblable à cette qui vient d'être accordée au médecin requérant (10 euros). Une telle tarification sera précisée dans les négociations conventionnelles entre l'AMO et les représentants des orthoptistes. Pour chaque téléexpertise donnée, l'ophtalmologiste est rémunéré 20 euros. Il ne devra pas dépasser 4 téléexpertises par an et par patient.
Le développement de la télémédecine à Mayotte est essentiel. Comme beaucoup de territoires ou départements d'outre-mer, la présence de certaines spécialités est rare pour de multiples raisons que nous ne développerons pas dans ce billet. Depuis plusieurs années, des programmes de coopération avec le CHU de La Réunion ont été tentés dans le but d'apporter la prestation de certaines spécialités au CHM, soit lors de missions temporaires sur place, soit par des pratiques de téléconsultation et de téléexpertise.
Les organisations professionnelles de télémédecine peuvent nécessiter des ressources supplémentaires en professionnels de santé, qu'il est souvent difficile d'obtenir lorsque le contexte budgétaire d'un 'établissement de santé est déficitaire. Ce qui est le cas de la plupart des établissements de santé situés dans les départements d'Outre-mer.
Il faut donc saluer l'initiative des ophtalmologistes français à travers l'association Unono Wa Matso. Si cette nouvelle organisation apporte un réel service médical (SMR) aux patients mahorais, elle peut devenir un modèle pour d'autres spécialités qui manquent à Mayotte.
En résumé, ces deux cas d'usage de la télé ophtalmologie en cours d'expérimentation dans des zones isolées où l'accès aux soins visuels est difficile entrent parfaitement dans le cadre de l'avenant 9 de la Convention médicale qui vient d'être publiée au JORF. Ces nouveaux cas d'usage de la télé ophtalmologie peuvent avoir un fort impact sur la santé visuelle des populations isolées. La volonté de certains ophtalmologistes français de s'engager dans ces pratiques de télémédecine pour améliorer l'accès aux soins visuels doit être saluée et soutenue par les autorités sanitaires.
6 octobre 2021