Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
La publication récente par la Société américaine de médecine d'urgence (AME) d'une Conférence de Consensus sur les cas d'usages de la télésanté en médecine d'urgence mérite d'être rapportée. A notre connaissance, c'est la première fois qu'une Conférence de Consensus sur la télésanté est publiée dans la littérature internationale (en langue anglaise).
Cette méthode d'évaluation est connue en France depuis la publication en 1999 par la HAS (ex ANAES) d'un document donnant une base méthodologique pour leur réalisation, document qui reprenait les publications initiales de l'Agence nationale pour le développement de l'évaluation médicale (ANDEM) de 1990 sur la méthodologie d'une Conférence de Consensus (CC) et de 1993 sur la méthodologie des Recommandations pour la Pratique Clinique (RPC). https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/guideCC.pdf C'était l'objectif de la Société Française de Télémédecine, créée en 2007, de préciser le service médical rendu (SMR) aux patients par les pratiques professionnelles de télémédecine dans les différentes spécialités médicales et chirurgicales, avec la collaboration des société médicales savantes concernées.
Le retard pris dans le financement des pratiques de télémédecine dans le secteur libéral (inscrites dans le droit commun de la sécurité sociale depuis septembre 2018 pour la téléconsultation et depuis février 2019 pour la téléexpertise) et la survenue de l'épidémie à la Covid-19 à partir de 2020, n'ont pas permis de promouvoir ces CC pour préciser les cas d'usage de la télésanté.
Le bilan des usages de la télésanté pendant les périodes de confinement dues à la pandémie montre que de telles CC seront utiles pour éclairer les professionnels de santé en exercice sur les cas d'usage de la télésanté, avec des pratiques garantissant un SMR aux patients. http://www.telemedaction.org/449536030
Pourquoi une Conférence de Consensus (CC) sur les cas d'usage de télésanté ?
L'évolution rapide des connaissances et pratiques médicales et la croissance du nombre de publications nécessitent de faire périodiquement la synthèse des informations disponibles sur un thème médical. Ces synthèses permettent d'élaborer des recommandations de bonnes pratiques pour les professionnels de santé médicaux et non médicaux.
« Ces recommandations médicales et professionnelles peuvent être utilisées pour établir des références médicales, c’est à dire des standards de pratique déterminant ce qui est approprié et/ou inapproprié de faire, lors de la mise en œuvre de stratégies préventives, diagnostiques et/ou thérapeutiques dans des situations cliniques données. Ces standards pourront, par exemple, être utilisés pour améliorer la qualité des pratiques professionnelles, établir le référentiel d’un audit clinique, ou être à l’origine d’outils de régulation dans un cadre conventionnel. » (https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/guideCC.pdf)
Deux méthodes peuvent être utilisées pour élaborer des recommandations aux professionnels de santé : la CC, méthode élaborée en 1990 et les RPC, méthode élaborée également par l'ANDEM en 1993. Pour cette dernière méthode, les recommandations sont faites par un groupe de travail, multidisciplinaire et multiprofessionnel, au cours de plusieurs réunions étalées dans le temps (souvent un à deux ans), avec une validation extérieure par un groupe de lecture. C'est la méthode la plus utilisée aujourd'hui par la HAS. Elle a cependant ses limites en télésanté comme cela a été montré dans les différents rapports de la HAS sur la télésurveillance médicale. (http://www.telemedaction.org/448316348)
Le choix de la méthode d’élaboration de recommandations (RPC ou CC) dépend de l’étendue du thème retenu, du nombre et de la précision des questions à résoudre, de l’intensité et de l’origine de la controverse existante. Et surtout, de la disponibilité des données médicales et scientifiques, de l’expérience méthodologique des professionnels qui décident d’élaborer ces recommandations.
La méthode CC revient d'actualité avec la récente publication de la Société Américaine de Médecine d'Urgence. Le retour à cette ancienne méthode peut se justifier en télésanté par la nécessité de répondre à certaines questions à l'origine de controverses. C'est le cas de la télésanté en médecine d'urgence, avec des questions précises telles que : "Quand peut-on pratiquer la télésanté en médecine d'urgence ? Quels sont les cas d'usage qui ne mettent pas en péril le bénéfice rendu aux patients par l'adressage immédiat dans un service d'urgences pour un examen physique ? " Etc.
Il faut reconnaître que la pratique de la télésanté en France pendant les périodes de confinement dû à la Covid-19 a donné lieu à plusieurs controverses auxquelles la méthode de la CC peut apporter des réponses : "la téléconsultation est-elle une pratique dégradée de la médecine ? " "Existe-t-il des cas d'usage du téléphone pour une téléconsultation ou un télésoin ?" "Quels sont les cas d'usage de la messagerie sécurisée pour le patient à partir de son Espace Santé ? " Il vaut mieux utiliser la méthode scientifique de la CC plutôt que de confier ces questions à un groupe de travail de partenaires sociaux qui n'utilisera pas de démarche scientifique (avenant 9 de la Convention médicale).
La CC est appropriée à la télésanté car elle permet d'apporter rapidement une recommandation à des questions simples et limitées en nombre afin que les professionnels soient éclairés et que les patients ne courent pas le risque que le bénéfice que parait apporter l'usage de la télésanté soit en fait supérieur au bénéfice attendu. La CC s'appuie sur un débat public où toute personne (professionnels, industriels et citoyens usagers de la santé) intéressée par le thème étudié peut intervenir devant un Jury.
Comment réaliser une Conférence de Consensus en télésanté ?
Le Comité d'organisation choisit la CC pour au moins deux raisons :
1) Le thème à traiter est limité et peut se décliner en quatre à six questions précises. La rédaction des recommandations peut alors être réalisée dans le délai de 24 à 48 heures dont dispose le Jury à la fin du débat public.
La HAS a déjà élaboré des recommandations de bonnes pratiques de la téléconsultation, de la téléexpertise et de la télésoin selon la méthode RPC, mais il n'est pas certain que ces recommandations soient acceptées des professionnels de santé, en particulier de ceux qui sont les plus critiques sur ces nouvelles pratiques.
2) Le thème à traiter donne lieu à une controverse, qui nécessite un débat public sur les divergences et une prise de position de la part de la communauté professionnelle. Cette controverse trouve sa source dans des données disponibles, soit contradictoires, soit parcellaires et insuffisantes, sans possibilité de réalisation d’études complémentaires (pour des raisons techniques, éthiques ou de délai).
Aux Etats-Unis, l'usage de la télésanté pour gérer des urgences médicales a fait l'objet des mêmes controverses que celles rencontrées en Europe, particulièrement en France. La CC organisée par la Société Américaine de médecine d'urgence a permis de montrer de façon scientifique que les preuves d'un SMR aux patients en situation d'urgence médicale étaient encore insuffisantes dans la littérature médicale scientifique. La CC a aussi éclairé les professionnels sur les recherches cliniques à conduire, grâce à la mise en oeuvre d'études rigoureuses (contrôlées et randomisées) apportant un niveau de preuves élevé (A ou B).
L'organisation générale de la CC
La méthode CC vise à rédiger des recommandations par un Jury indépendant au terme de la présentation publique de rapports d’experts faisant la synthèse des connaissances. Le déroulement d'une CC tient à la fois de la conférence scientifique, au cours de laquelle des experts exposent et discutent leurs travaux, du débat démocratique, où chaque participant (les experts et les auditeurs présents) peut exprimer son point de vue et du modèle judiciaire avec l’intervention d’un Jury indépendant. Ce Jury, multidisciplinaire et multiprofessionnel, établit les recommandations à huis clos, de la manière la plus indépendante et la plus objective possible, en distinguant ce qui relève de la preuve scientifique, de la présomption et de la pratique usuelle.
Quels thèmes choisir en télésanté ?
En se référant aux trois critères principaux établis par la HAS (existence de controverses, nécessité de répondre à une préoccupation de santé publique, disponibilité de données scientifiques publiées d'un niveau suffisamment élevé) il est possible d'évoquer quelques thèmes de télésanté qui rassemblent ces trois critères :
La téléconsultation peut-elle améliorer l'accès aux soins dans les zones en sous-densité médicale (ou "déserts médicaux") ?
La préoccupation de santé publique est indiscutable. Il existe néanmoins des controverses en France sur ce sujet, car la téléconsultation nécessite du temps médical qui ne peut être trouvé chez les praticiens souvent débordés lorsqu'ils exercent dans ces zones en sous-densité. En revanche, il existe des publications scientifiques de bon niveau dans la littérature venant de pays qui ont des déserts médicaux (Etats-Unis, Australie, Chine, etc.)
La téléconsultation est-elle une pratique dégradée de la médecine ?
C'est l'opinion de nombreux médecins traitants qui ont utilisé la téléconsultation pendant les confinements dus à la Covid-19. Cette controverse est-elle justifiée ? Ne faut-il pas reconsidérer la place de l'examen physique sur la base d'études scientifiques montrant l'importance du dialogue avec le patient ("l'interrogatoire médical") pour parvenir à poser un diagnostic ? Les conditions techniques de réalisation d'une téléconsultation pendant la pandémie étaient-elles toujours possibles quand on sait que 8 millions de citoyens français, souvent les plus âgés et atteints de maladies chroniques, n'ont pas accès à internet ou sont touchés d'illectronisme ? N'est-ce pas la téléconsultation par téléphone qui est une forme dégradée de la médecine, dont l'usage a été le plus fréquent pendant les périodes de confinement ? La plupart de ces questions ont leurs réponses dans la littérature scientifique. L'usage de la téléconsultation pendant une pandémie à risque mortel est bien un sujet de santé publique.
Il existe d'autres thèmes de télésanté, ceux touchant à la téléexpertise, la télésurveillance par des dispositifs médicaux ou au télésoin qui mériteraient d'être traités en CC. Cependant, certains thèmes n'ont pas encore de références bibliographiques suffisantes pour être traités. Ces pratiques sont nouvelles, en particulier le télésoin. En revanche, la téléexpertise requise auprès d'un professionnel médical par un pharmacien ou un infirmier dispose déjà de références bibliographiques comme l'a montré la HAS dans son dernier rapport du 18 mars 2021. (http://www.telemedaction.org/449008518)
Quels sont les acteurs d'une CC sur la télésanté ?
Le promoteur peut être une Société médicale savante, une organisation professionnelle, un organisme de santé publique, l'Assurance maladie, une association d'usagers de la santé, etc.
Le promoteur prend l'initiative de l'élaboration de recommandations médicales et professionnelles. Il choisit le thème. Il précise les cibles. Il signale les grands axes de réflexion qu'il lui semble indispensables d'aborder.
Le Comité d'Organisation regroupe les personnes désignées par le promoteur. Le président nommé par les membres du comité ne doit pas avoir de conflit d'intérêt sur le thème des recommandations. Le comité choisit les membres du Jury, les experts et les membres du Groupe Bibliographique.
Le Jury est composé de 8 à 16 membres : des médecins ayant des modes d'exercice professionnel différents (public ou privé, hospitalier ou libéral, universitaire ou non) et appartenant aux différentes disciplines concernées par la télésanté, des chercheurs cliniques, des professionnels de santé non-médicaux dont l'exercice peut être impacté par des pratiques de télésanté (téléexpertise, télésoin), des méthodologistes, des représentants des domaines éthique, économique, juridique, des représentants du grand public (associations d'usagers de la santé, représentants des consommateurs, instituts de sondage, médias). Les représentants du Grand public sont particulièrement utiles au décours de la pandémie car plus de 30% de la population a eu recours à la télésanté. (http://www.telemedaction.org/447844126)
Le président du Jury ne doit pas avoir d'intérêt financier ou professionnel ni à l'égard du thème de la CC ni dans celui de sa participation (conflit d'intérêt). La fonction principale du Jury est de fournir à la fin de la CC un texte consensuel, élaboré à huit clos.
Le groupe bibliographique a pour tâche de fournir une analyse objective de la littérature, sans interprétation des résultats. Les 4 à 6 membres du groupe doivent être formés à l'analyse de la littérature.
Les experts sont choisis par le comité d'organisation. Ils doivent avoir une compétence particulière sur le thème de la CC, attestée par des travaux et des publications récentes. La liste des experts est rendue publique dès leur nomination. Le rôle de chaque expert est de fournir un texte rassemblant les informations (issues de leur expérience et de la littérature) permettant de répondre à une question précise formulée par le comité d'organisation.
En conclusion, certains s'étonneront d'un plaidoyer en faveur d'une méthode scientifique promue il y a 30 ans, plus ou moins abandonnée en France depuis une dizaine d'années au bénéfice de la méthode RPC, laquelle cependant n'apporte pas de réponses aux controverses actuelles qui fleurissent dans le monde professionnel. Il nous semble nécessaire de répondre à ces diverses controverses sur la télésanté, nées de la période pandémique, par un débat public. La CC le permet comme le démontre l'excellente CC de la Société Américaine de médecine d'urgence consacrée à la télésanté en situation d'urgence médicale. Cette méthode scientifique nous semble appropriée pour clarifier, dans la période post-covid, les cas d'usage de la télésanté qui apportent un réel SMR aux patients.
Le lecteur intéressé par le sujet pourra lire ou relire les recommandations faites en 2015 par le Collège américain de médecine générale, recommandations qui ont été reprises en France dans l'avenant 6 de la Convention médicale.
Policy recommendations to guide the use of telemedicine in primary care settings: an American College of Physicians position paper. Daniel H, Sulmasy LS; Health and Public Policy Committee of the American College of Physicians. Ann Intern Med. 2015 Nov 17;163(10):787-9. doi: 10.7326/M15-0498. Epub 2015 Sep 8.PMID: 26344925
5 août 2021
Dr Loïc Etienne
06.08.2021 06:11
La téléconsultation n'est pas une consultation à distance, c'est une autre façon d'envisager la relation médecin-patient : http://www.zeblogsante.com/un-nouveau-metier-telemedecin/
Pierre Simon
06.08.2021 07:29
Merci Loïc de ce commentaire. Je partage cette vision. On continue à échanger sur ce thème par Linkedin.