Comment évaluer une tension éthique en télésanté ?


La Journée de Consensus sur la télémédecine, qui s'est tenue le 9 mars 2022 à l'Académie Nationale de Médecine, a abordé les aspects éthiques de la télémédecine, l'exposé ayant été fait par la Pr. Brigitte Séroussi, responsable, à la Délégation Ministérielle du Numérique en santé (DNS), du groupe de travail (GT8) sur l'Ethique du Numérique en Santé. Le sujet a été élargi à toutes les pratiques de télésanté (actes de télémédecine, activités de télésoin). Une grille d'analyse de l'éthique en télésanté a été présentée. Nous résumons dans ce billet les points essentiels de cette présentation.

On rappelle que la télésanté est une pratique à distance des professionnels de la santé, qui se décline dans le code de la santé publique en actes de télémédecine pour les professionnels médicaux et en activités de télésoin pour les pharmaciens et les professions d'auxiliaire médical.


Méthodologie de l'éthique en télésanté.


Une éthique intersectorielle.

Les contributeurs à ce travail plaident pour une éthique intersectorielle incluant l'éthique des professionnels médicaux, celle des autres professionnels de santé et celle des professionnels des technologiques numériques qui oeuvrent à la réalisation des solutions numériques dédiées à la télésanté. Cela nécessite de se pencher sur l'articulation des principes et valeurs qui sous-tendent, d'un côté l'éthique du numérique (https://telemedaction.org/422783742/452159554) et de l'autre, l'éthique biomédicale.

Il existerait ainsi deux genres d'éthique qui se ressembleraient par une réflexion collective et pluridisciplinaire, et qui s'attacherait à évaluer les innovations dans leur contexte d'usage. La réflexion éthique cherche alors à résoudre les tensions que ces innovations ne manquent pas de faire surgir entre les principes éthiques et, ce faisant, cherche à évaluer les conséquences que l’on peut raisonnablement leur attribuer.

Pourtant ces deux types de réflexion éthique ne sont pas identiques. La bioéthique exige de la pratique des professionnels de santé qu'elle vise le bien du patient. L'éthique du numérique en santé vise à garantir que l'outil n'est pas malfaisant pour les usagers de la santé et qu'il permet d'agir de manière responsable. En effet, l'outil manipule de l'information, laquelle doit être fiable et respectueuse de la vie privée des citoyens. Il importe ainsi d'évaluer la qualité et la robustesse des outils numériques utilisées en télésanté.

Le fonctionnement d’un outil doit pouvoir être présenté de façon compréhensible par une personne, en fonction de son niveau de connaissance ou d’accès au numérique (le problème de l'illectronisme crée une tension éthique). L’explicabilité constitue un défi en éthique du numérique qui s’est accru avec l’avènement d’algorithmes d’apprentissage dont il est difficile de comprendre le fonctionnement en perpétuelle évolution et qui sont parfois perçus comme opaques (véritables « boîtes noires »). La bioéthique des professions de santé pose aussi la question de l’explicabilité à la personne et de sa bonne compréhension.


Une approche contextuelle de l'éthique.

Il est préférable de s'attacher à des situations concrètes qui peuvent amener à pondérer certains principes en fonction du contexte. Les contributeurs rappellent l'histoire du mouvement de l'éthique clinique aux Etats-Unis, mouvement qui a été l'occasion de réfléchir à la manière de faire de l'éthique. La grille d'analyse produite par le groupe de travail a pour objectif de guider la réflexion éthique, mais ne peut la remplacer. La grille requiert avant tout un engagement des acteurs, la volonté de l’utiliser dans le but de se questionner. De plus, elle ne constitue qu’un outil d'interprétation d'une situation.


Une grille de l'éthique en télésanté.


Les six dimensions d'une pratique de télésanté (acte de télémédecine ou activité de télésoin) :

  • Le patient (ou l'usager de la santé).
  • L’accompagnant (ou les accompagnants) de ce patient.
  • Le professionnel de santé (ou l’équipe de soins).
  • Le motif de l’acte de télémédecine ou de l'activité de télésoin (et ses conditions de réalisation).
  • Le déroulé de l’acte de télémédecine ou de l'activité de télésoin et son environnement.
  • La technologie permettant la pratique de télésanté.

Chacune des six dimensions contient un ensemble de critères permettant de décrire le contexte d'un acte de télémédecine ou d'une activité de télésoin, chacun de ces critères pouvant être connu (positivement ou négativement), inconnu ou non approprié. Un panel de couleurs est proposé pour identifier les critères de la grille : grise pour une réponse imprécise ou inexistante à l'interrogation (je ne sais pas ou les informations que je possède ne permettent pas de répondre), rouge pour une réponse négative, verte pour une réponse positive, orange pour une réponse non appropriée.


Les différents critères de la grille :

--> caractérisant le patient : 

Le patient a un bon niveau de littératie / une bonne familiarité avec l’outil informatique. 

Le patient est capable de donner son consentement à l'acte de télémédecine ou l'activité de télésoin (capacité de discernement).

Le patient est capable de donner son consentement à l’utilisation de ses données de santé personnelles.

Le patient n'a pas de frein à la communication à distance.

Le patient a choisi de son plein gré le recours à une pratique de télésanté (acte de télémédecine, activité de télésoin)

Le professionnel de santé / l’équipe de soins connaît le lieu où le patient se trouve au moment de l’acte de télémédecine ou de l'activité de télésoin.

Deux autres critères (non déterminants) peuvent venir enrichir le questionnement éthique :

      • Le patient connaît le nom et la spécialité du praticien.
      • Le professionnel de santé / l’équipe de soins connaît le contexte social et culturel de la personne.

--> caractérisant le professionnel de santé ou l'équipe de soins :

Le professionnel de santé / l’équipe de soins est autorisé à accéder aux données de santé du patient (DMP/MES).

Deux autres critères (non déterminants) peuvent venir enrichir le questionnement éthique :

      • Il existe un précédent de consultation en présentiel avec le professionnel de santé / l’équipe de soins : la question est alors de savoir si le patient a déjà rencontré le professionnel de santé / l’équipe de soins en présentiel et s’il est acceptable (pertinent) qu’une pratique de télésanté soit réalisée.
      • Le professionnel de santé / l’équipe de soins est accessible en proximité territoriale. Le professionnel de santé / l’équipe de soins peut alors être consulté en présentiel par le patient afin de permettre que la pratique de télésanté soit en cohérence avec la notion de parcours de soins (alternance de présentiel et de distanciel).

--> caractérisant le ou les accompagnant(s) :

Les liens entre le patient /l'usager et l’accompagnant / les accompagnants sont compatibles avec la confidentialité des propos échangés.

La présence de l’accompagnant (des accompagnants) s’est faite à la demande du patient ou au contraire non souhaitée / subie par le patient.

Il existe un engagement de l’accompagnant à garder confidentielles les informations qu'il reçoit.

Un autre critère (non déterminant) peut venir enrichir le questionnement éthique :

      • L’accompagnant ou les accompagnants sont nécessaires : la présence de l’accompagnant ou des accompagnants est-il indispensable (patient mineur, patient porteur de handicap, patient touché d'illectronisme) ?

--> caractérisant le motif de la pratique de télésanté (acte de télémédecine ou activité de télésoin) :

Le patient considère que la pratique de télésanté est une solution adaptée au regard du contexte et du motif. Le professionnel de santé / l’équipe de soins n’a pas imposé la pratique de télésanté, c’est bien le patient qui a choisi librement de consentir à cette pratique.

Le professionnel de santé / l’équipe de soins considère que l'acte de télémédecine ou l'activité de télésoin est une solution adaptée au regard du contexte et du motif : le patient n’a pas imposé cette pratique de télésanté. C’est bien le professionnel de santé / l’équipe de soins qui, pensant que l’acte de télémédecine ou l'activité de télésoin peut être réalisé sans impact négatif sur la qualité de la prise en charge, a décidé de sa réalisation. Par exemple, ces deux critères permettent de dire si un acte de téléconsultation est pertinent ou non.

La vidéotransmission est nécessaire / souhaitable : ce critère permet de valider que la voix ne suffit pas, mais qu’il est nécessaire d’avoir également le flux vidéo propre à l'acte de téléconsultation ou à l'activité de télésoin, afin de pouvoir évaluer les indicateurs non-verbaux à l'écran (par ex. cas d’une personne grabataire, évaluation d’une situation d’urgence).

Un autre critère (non déterminant) peut venir enrichir le questionnement éthique :

      • La pratique de télésanté est intégrée dans le parcours de soins (alternance du distanciel et du présentiel) : il ne s’agit pas d’un critère déterminant pour la tension éthique, mais le professionnel de santé veillera, par exemple, à ce qu’il y ait alternance entre consultation en présentiel et téléconsultation, ou une alternance d'activité de soin en présentiel et par télésoin.

 --> caractérisant le déroulé d'une pratique de télésanté (acte de télémédecine, activité de télésoin) :

L’environnement du patient est favorable à une pratique de télésanté : le patient se trouve dans un environnement propice au bon déroulement de l’acte de télémédecine ou de l'activité de télésoin.

L’environnement du professionnel de santé / de l’équipe de soins est favorable à une pratique de télésanté.

Il existe une bonne qualité d’échange verbal et non-verbal lors de l’acte de téléconsultation ou de l'activité de télésoin.

Un lien de confiance s’est établi.

L’environnement dans lequel la pratique de télésanté se déroule est favorable à la confidentialité.

Le patient et le professionnel de santé / l’équipe de soins sont d’accord sur l’interruption de l’acte de télémédecine ou de l'activité de télésoin en cas de pratique non pertinente.

--> caractérisant la technologie :

La pratique de télésanté est techniquement possible.

L’usage de la plateforme garantit l’absence de toute sollicitation commerciale.

Il existe une transparence sur la réutilisation des données servant d’autres finalités que le soin.

Il existe une solution technique permettant la matérialisation des consentements (consentement à l’acte de télémédecine ou à l'activité de télésoin et consentement à l’utilisation des données de santé nécessaires à une pratique de qualité).

La technologie utilisée permet le respect de la confidentialité des échanges et des données de santé.

Un autre critère (non déterminant) peut venir enrichir le questionnement éthique :

      • Les logiciels métier utilisés (LGC-SIH) sont interopérables avec MES (DMP).


En résumé, cette grille doit permettre aux utilisateurs de la télésanté, professionnels de santé/équipes de soins/usagers de la santé, de mieux appréhender le contexte d'un acte de télémédecine ou d'une activité de télésoin et d'évaluer les éventuelles tensions éthiques en télésanté afin d'y répondre le mieux possible. Les auteurs ont insisté sur le caractère intersectoriel de l'éthique en télésanté et la nécessaire approche contextuelle de toute réflexion éthique.


10 avril 2023