Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
La télésurveillance médicale au domicile des patients atteints de maladies chroniques est certainement un des marqueurs les plus importants de la transformation de notre système de santé au XXIème siècle. Cette nouvelle organisation des soins, appelée dans la littérature anglo-saxonne "Home-spital", vise à prévenir les complications de ces maladies et ainsi à éviter des hospitalisations. Elle contribuera à la mutation des Etablissements de santé, publics comme privés, dans ce qui est appelé aujourd'hui le "virage ambulatoire" des établissements de santé, avec comme conséquence directe la poursuite de la réduction de lits d'hospitalisations complètes engagée depuis le milieu des années 90.
Par exemple, peut-on éviter que 400 000 résidents d'Etablissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) soient hospitalisés chaque année pour une décompensation d'une ou plusieurs de leurs nombreuses maladies chroniques ? Avec une moyenne d'âge de 85 ans et de 8 maladies chroniques, les résidents d'EHPAD font partie de la population française la plus malade et, souvent, la moins bien suivie sur le plan médical, d'où la fréquence des hospitalisations. Ces dernières devraient pouvoir être réduites avec les pratiques de télémédecine, d'autant que la téléconsultation et la téléexpertise sont désormais financées dans le droit commun de la Sécurité sociale. Les médecins traitants vont-ils consacrer du temps à des téléconsultations programmées pour leur patientèle résidant en EHPAD ? On l'espère, mais ce développement passe par la volonté politique d'organisations nouvelles.
La littérature regorge d'études contrôlées et randomisées montrant que la télésurveillance médicale au domicile en mode asynchrone de patients atteints de maladies chroniques est inefficace sur la morbidité et la mortalité, et est plus coûteuse que la surveillance traditionnelle sans télémédecine. Asynchrone signifie que l'analyse et l'interprétation des données médicales transmises par les dispositifs médicaux connectés de télésurveillance se font en temps différé et seulement les jours ouvrables. La télésurveillance médicale en mode asynchrone n'a donc pas d'impact clinique significatif sur le service médical rendu aux patients, ni d'impact économique. Cette organisation des soins est plus coûteuse que la surveillance traditionnelle sans télémédecine. Les deux grandes études européennes des dernières années (Whole System Demonstrator et Renewing Health) ont toutes les deux échoué, le seul bénéfice démontré étant une meilleure qualité de vie des patients inclus dans ces études.
C'est le mérite d'une équipe d'universitaires du Moyen Orient de faire une revue exhaustive de la littérature (289 références) sur l'intérêt médical d'une analyse en temps réel des données médicales transmises par les dispositifs médicaux connectés. L'image qui illustre ce billet montre l'architecture du réseau numérique de télésurveillance en temps réel et les solutions que les auteurs préconisent.
Kalid N, Zaidan AA, Zaidan BB, Salman OH, Hashim M, Muzammil H. Based Real Time Remote Health Monitoring Systems: A Review on Patients Prioritization and Related "Big Data" Using Body Sensors information and Communication Technology. J Med Syst. 2017 Dec 29 ;42(2) :30. doi: 10.1007/s10916-017-0883-4. Review.
CONTEXTE
La croissance de la population mondiale ayant des maladies chroniques du vieillissement ne cesse de progresser. Il y aura dans le monde en 2030 plus d'un milliard de personnes âgées de 65 ans et plus. Le besoin en technologies informatiques et logiciels construites par des algorithmes pour surveiller et aider les patients atteints de maladies chroniques n'est pas discuté. Le but de ces technologies est de stabiliser la maladie chronique, prévenir les complications graves qui justifient des hospitalisations coûteuses et permettre à cette population âgée et très âgée d'avoir une vie sociale de qualité et, le plus longtemps possible, indépendante à leur domicile. La surveillance en temps réel de ces patients à leur domicile est devenue un sujet de télémédecine important pour les prochaines années. Après les nombreux échecs de la télésurveillance en mode différé, il devient nécessaire d'appréhender les solutions d'une télésurveillance en temps réel qui soient à la fois efficaces et d'un juste coût. Ainsi, dans l'offre de services de santé des années à venir, les priorités pour les patients doivent être abordées. Elles soulèvent un important défi, car la prise de décision médicale relève d’un processus complexe dans lequel les patients sont directement impliqués. Ils sont en effet considérés comme les fournisseurs de données massives en santé, c'est à dire de Big Data. Le traitement de ces données doit permettre de réaliser cette télésurveillance en temps réel, 24h/24, 7jours/7.
A notre connaissance, aucune étude n’a encore étudié l’intérêt et l'impact du traitement des données massives fournies et traitées en temps réel au cours du processus de télésurveillance médicale à domicile des patients atteints de maladies chroniques.
TELEMEDECINE et TELESURVEILLANCE EN TEMPS REEL
La télémédecine est définie comme l'utilisation d’informations médicales échangées d’un site vers un autre via des communications électroniques dans le but d’améliorer l’état de santé clinique des patients. La télémédecine offre des solutions sensées améliorer le coût-efficacité de la santé, ces services étant délivrés à une population le plus large possible. La télésurveillance des patients en temps réel devient l'un des principaux enjeux de la télémédecine au XXIème siècle.
La télésurveillance en temps réel d'un grand nombre de patients génère de grandes quantités de données qui doivent être traitées par des logiciels experts puissants.
Le Data Mining correspond à l’analyse de grandes quantités de données issues de différentes perspectives et à la possibilité de transformer ces données en informations utiles, en établissant des corrélations entre ces données ou en repérant des "patterns" (c.à.d. des associations et relations entre ces données génératrices d'informations). Les corrélations entre données de santé dans le cadre d'une télésurveillance médicale en temps réel conduisent à faire des diagnostics prédictifs de complications de ces maladies chroniques.
L'étape suivante au Data Mining peut être celle de l'intelligence artificielle (IA) définie comme "l'ensemble des théories et des techniques mises en oeuvre en vue de réaliser des machines capables de simuler l'intelligence". Ce sont des programmes ou des ordinateurs capables de performances habituellement associées à l'intelligence humaine, et amplifiées par la technologie. Dans le cadre de la télésurveillance médicale, ces programmes peuvent être utiles au médecin, non seulement pour affiner les diagnostics, mais aussi pour prédire les complications et pouvoir suivre simultanément un très grand nombre de patients. Cela conduit au Machine Learning c'est à dire à des programmes ou des algorithmes qui permettent aux ordinateurs d'apprendre par eux-mêmes à gérer ces données de la télésurveillance médicale, en l'absence d'intervention de l'intelligence humaine, avec l'objectif pour ces logiciels de s'améliorer progressivement et de devenir à terme plus ou moins autonomes.
QUELS TYPES DE DISPOSITIFS MEDICAUX POUR LES PATIENTS ATTEINTS DE MALADIES CHRONIQUES ?
Les dispositifs médicaux portables (wearable devices) permettent une télésurveillance en temps réel de plusieurs maladies chroniques, en particulier chez les personnes âgées chez qui certains capteurs d'indicateurs vitaux tels qu'un ECG, la saturation en oxygène, la tension artérielle sont essentiels pour repérer la survenue de complications graves.
Maladies cardiaques chroniques. Selon l'OMS, Il y aurait plus de 12 millions de décès d'origine cardiaque chaque année dans le monde, notamment par troubles du rythme cardiaque. Selon l'American Heart Association, 55% de ces décès seraient dus à des troubles du rythme cardiaque sévères, dont la fibrillation et la tachycardie ventriculaires. Le dépistage automatique des signes avant-coureurs est donc essentiel pour un traitement préventif. La télémédecine (le télé-ECG) contribue à ce dépistage. La plupart des dernières études qui ont étudié l'impact d'une télésurveillance en temps réel d'une maladie cardiaque, notamment de l'ECG, ont obtenu des résultats favorables et significatifs. Il existe aujourd'hui de nombreux dispositifs médicaux qui proposent la télésurveillance du rythme cardiaque en temps réel 24h/24 et 7jours/7 lorsque le risque d'arrêt cardiaque est élevé.
La pression artérielle. En 2008, 40% des sujets âgés de 25 ans et plus à travers le monde avaient une hypertension artérielle, soit 1 milliard d'individus sur la planète. L'hypertension artérielle est moins prévalente dans les populations à faibles ressources (35%) que dans les populations riches (47%). La prévalence augmente avec le vieillissement et les patients vivant seuls sont moins souvent traités que les personnes vivant en famille. La mesure de pression artérielle au domicile est aussi fiable que le "gold standard", c.à.d. l'enregistrement ambulatoire pendant 24h. De nombreux wearable devices sont capables de mesurer la tension artérielle en temps réel sur une période de 24h, avec des algorithmes qui permettent de donner des résultats moyennés, car une mesure isolée n'a pas de valeur diagnostique.
Le diabète. C'est une maladie grave dont la fréquence explose à travers le monde. Plusieurs centaines de millions de personnes développent un diabète avec le vieillissement, souvent favorisé par une obésité d'origine alimentaire (excès de sucre dans les aliments et boissons) et dont la progression de la prévalence est parallèle à celle du diabète. Le diabète est une maladie grave lorsqu'il n'est pas traité pendant plusieurs années. Les complications sont irréversibles et génèrent des situations très invalidantes pour les patients, comme l'infarctus du myocarde qui évolue vers l'insuffisance cardiaque chronique, l'insuffisance rénale chronique qui évolue vers la destruction des reins et qui nécessite le traitement contraignant et coûteux qu'est la dialyse chronique, coût réduit par la transplantation rénale (lorsqu'elle est possible), la perte de la vue, des troubles neurologiques sévères, des troubles respiratoires comme l'apnée du sommeil. Le dépistage et la prévention du diabète sont donc essentiels. C'est une maladie chronique qui donne lieu à la distribution commerciale d'un grand nombre d'objets connectés et d'applis mobiles dont la fiabilité et la sécurité sont inégales. L'arrivée des smartphones en 2007 a contribué à ce développement. Des résultats significatifs ont été obtenus avec les outils d'aide au contrôle en temps réel de la glycémie dans les diabètes difficiles à équilibrer, notamment chez les jeunes atteints du diabète de type 1 amélioré par le système Diabeo (en France). Des algorithmes de plus en plus performants vont permettre à court terme la mise en place d'un véritable pancréas artificiel.
LES SERVICES DE SOINS DE SANTE EN DEHORS DE L'HÔPITAL SE DEVELOPPENT PARTOUT DANS LE MONDE
L'hôpital du XXIème siècle n'est pas adapté à la prise en charge thérapeutique d'une maladie chronique. La mission de l'hôpital se transforme. Il devient le lieu des bilans diagnostics approfondis et très spécialisés, notamment pour des patients atteints de cancer, de maladies cardio-vasculaires, respiratoires, neurologiques, rénales, métaboliques, etc. Les sociétés sont confrontées à un véritable défi face à la demande de soins liée au vieillissement et à l'allongement de l'espérance de vie. En 2030, 13% de la population mondiale, soit un milliard de personnes, seront âgées de 65 ans et plus et donc plus ou moins atteints par les maladies chroniques du vieillissement.
Si la prévention tertiaire des complications de ces maladies chroniques n'est pas mieux organisée, les situations d'urgence ne vont que progresser et détourner les moyens hospitaliers de ses véritables missions. D'où le rôle important des services de télémédecine pour maintenir les patients le plus longtemps possible à leur domicile sans complications. Il faut sortir d'une logique erronée que la complication d'une maladie chronique est inévitable et que l'hôpital est là pour y faire face. De nombreuses complications peuvent être prévenues.
Les dépenses de santé ne font que progresser dans tous les pays. Aux USA, la part du PIB consacrée à la santé est passée de 7,2% en 1970 à 20% en 2018.
Le spectre d'une catastrophe sanitaire ne peut être écarté. On entend par "désastre ou catastrophe" (disaster) un évènement calamiteux qui perturbe sérieusement le fonctionnement d'une société ou d’une communauté avec des pertes humaines, économiques, matérielles ou environnementales devant lesquelles la société ou la communauté est incapable de faire face, et qui touche particulièrement les personnes les plus vulnérables. Le non contrôle du développement des maladies chroniques et de leur prise en charge pourrait conduire à une véritable catastrophe sanitaire.
LES PATIENTS DOIVENT ÊTRE PRIORISES DANS L'ACCES AUX TRAITEMENTS
La notion de priorisation dans la prise en charge des patients est complexe. Cela signifie notamment que le système de télésurveillance en temps réel puisse identifier précocement la survenue de complications, repérer les éventuelles pertes de chance dues à des délais d'attente trop longs, veiller à ce qu'il n'y ait pas de discrimination au sein des populations concernées et dans l'accès aux soins en fonction des régions. Les algorithmes doivent intégrer ce concept de priorisation lorsque la télésurveillance est organisée dans une large population.
La littérature dédiée à la priorisation des patients distingue 4 catégories. Une première catégorie concerne la politique sanitaire décidée à l'échelle nationale et régionale. Elle s'appuie sur les allocations de ressources financières pour permettre aux fournisseurs de services de télémédecine de répondre à la demande. La seconde catégorie concerne les professionnels de santé de premier recours (médecins, infirmier(e)s) sur leur perception de la priorisation des patients en fonction de la gravité de la maladie, les bénéfices apportés et le coût-efficacité de leurs interventions. La troisième catégorie concerne les questions éthiques liées à la démarche de priorisation, par exemple le temps consacré aux patients les plus sévèrement atteints ou les plus complexes, la fourniture de services adaptés à la demande de soins, le choix des thérapeutiques, etc. La quatrième catégorie concerne la gestion des priorités dans les listes d'attente de patients, notamment pour les actes chirurgicaux, la transplantation d'organe ou l'accès aux services d'urgences. La gestion de toutes ces priorisations dans une organisation de télésurveillance des patients au domicile n'est pas simple et demande une gestion très fine des données recueillies.
COMMENTAIRES. Ces quelques points tirés d'un article de plus de 30 pages et de 290 références donnent bien évidemment une vision très incomplète d'un travail remarquable. Ce billet veut seulement donner au lecteur l'envie de lire la totalité de l'article. La vision des auteurs est innovante, mais juste. Elle montre que nos sociétés ne pourront échapper à ces organisations nouvelles de soins des patients atteints de maladies chroniques dont le nombre ne peut que progresser au XXIème siècle, si elles veulent prévenir à moyen terme la survenue de catastrophes sanitaires. L'année 2030 semble être la date cible pour que les transformations de notre système de santé soient réalisées et réussies.
Les parcours de soins partiront désormais du domicile sous la responsabilité des médecins traitants et non plus de l'hôpital dont les missions devront évoluer au cours des 20 prochaines années. Pour réussir ce changement de paradigme complet du système de santé, nous avons besoin de la télémédecine pour accompagner les patients dans leur environnement social, développer non seulement la téléconsultation et la téléexpertise, mais également la télésurveillance médicale en temps réel afin de prévenir la survenue de complications (qui ne sont plus une fatalité), en quelque sorte assurer la stabilité de l'évolution de ces maladies chroniques en assurant le bien-être social des patients qui en sont atteints. Nous avons besoin d'un traitement performant de données massives de santé venant d'une large population soumise à ces nouvelles organisations de soins. Les algorithmes de l'IA seront indiscutablement des aides incontournables pour la mise en place de cette télésurveillance médicale en temps réel. Elle sera assurée non seulement par les professionnels médicaux, mais également par les infirmiers de pratiques avancées, les pharmaciens d'officine et probablement de nouveaux métiers de la santé.
Le programme ETAPES en cours d'expérimentation en France jusqu'en 2022 devrait permettre aux autorités sanitaires de ce pays d'assurer cette transition, laquelle nécessite préalablement la mise en place d'un nouveau modèle économique pour les établissements de santé afin qu'ils puissent assurer leurs missions de diagnostic spécifique et approfondi, et l'initiation des solutions thérapeutiques dont la surveillance sera ensuite organisée au domicile des patients. C'est le virage ambulatoire de la médecine du XXIème siècle.
25 mars 2018