Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
L'Australie fait partie des pays qui ont la plus ancienne expérience de télésanté. Les conditions géographiques de ce pays ont conduit les autorités sanitaires à utiliser le numérique en santé, dès son apparition au début des années 2000, pour améliorer l'accès aux soins des australiens, notamment des populations autochtones aborigènes.
Une équipe de chercheurs australiens a fait une revue de cette expérience en s'attachant à étudier à travers toutes les études réalisées dans leur pays depuis 2000, les "conséquences imprévues" de cette nouvelle pratique permise par le numérique en santé.
La revue a été publiée en août 2024. Le travail réalisée par ces auteurs est particulièrement riche d'informations et d'enseignements. Elle met l'accent sur les impacts de nature qualitative sur le système de santé australien, comme le vécu des patients et des professionnels de santé. C'est une évaluation qualitative (et non quantitative) de la télésanté que peu de pays ont réalisé jusqu'à présent, en dehors du Canada (Some Multidimensional Unintended Consequences of Telehealth Utilization: A Multi-Project Evaluation Synthesis. Alami H, Gagnon MP, Fortin JP.Int J Health Policy Manag. 2019 Jun 1;8(6):337-352. doi: 10.15171/ijhpm.2019.12.PMID:31256566).
Compte tenu de l'importance pédagogique de ce document, nous le résumons dans quatre billets successifs. Le premier est consacré au contexte de l'étude et à la méthodologie utilisée, le deuxième et le troisième seront consacrés aux résultats qualitatifs des "conséquences imprévues" de la télésanté, enfin le quatrième et dernier sera consacré à la discussion que font les auteurs de leur travail et aux enseignements que nous pourrions en tirer en France.
The Unintended Consequences of Telehealth in Australia: Critical Interpretive Synthesis. Osman S, Churruca K, Ellis LA, Luo D, Braithwaite J.J Med Internet Res. 2024 Aug 27;26:e57848. doi: 10.2196/57848.PMID: 39190446.
CONTEXTE DE LA REVUE
L'impact de la pandémie COVID-19
La pandémie de COVID-19 a entraîné une augmentation rapide de l'utilisation de la télésanté à l'échelle mondiale. Pendant la pandémie, la télésanté est apparue comme un modèle de soins prometteur pour améliorer l'offre de soins et améliorer leur accès, en particulier dans des communautés isolées.
En Australie, au cours de la première année de la pandémie en 2020, l'utilisation de la télésanté a augmenté de manière presque exponentielle, car de nombreux services de santé ont rapidement mis en place une offre en ligne. Tout au long de la pandémie et au-delà, les usagers de la télésanté ont exprimé une forte préférence pour cette pratique en tant qu'alternative aux soins présentiels lorsqu'elle est cliniquement appropriée et sûre, avec plusieurs avantages rapportés, tels que la flexibilité, la commodité et les économies de temps et d'argent. Cette tendance à une augmentation évidente de l'adoption de la télésanté pendant la pandémie de COVID-19 et, par la suite, à son utilisation soutenue depuis la fin de la pandémie, est retrouvée dans de nombreux pays, tels que les États-Unis, le Royaume-Uni et la Nouvelle-Zélande.
La pratique de la télésanté en Australie
La télésanté est définie de manière générale comme l'utilisation des technologies de l'information et de la communication (TICs) pour fournir des soins de santé à distance. Cette définition intègre les modèles où une interaction médecin-patient, qu'elle soit synchrone ou asynchrone, peut être requise, les modèles de télésurveillance des patients atteints de maladies chroniques, les groupes de soutien en ligne ou les applications mobiles "grand public".
Dans cette revue, nous nous concentrons principalement sur la télésanté synchrone (téléconsultation) ou lorsque la télésanté synchrone est alternée avec des modèles asynchrones, les deux abords agissant comme une alternative aux soins en présentiel. Cela comprend des interactions individuelles patient-clinicien et des modèles où des interactions clinicien-clinicien se rapportent à la gestion de certains cas complexes.
Ce que nous appelons "conséquences inattendues de la télésanté" correspond aux résultats imprévus signalés dans les études d'évaluation de la télésanté. Ces résultats peuvent être soit positifs, soit négatifs, soit neutres sans valeur positive ou négative. Pour fournir des soins sûrs et efficaces par le biais de la télésanté, il est nécessaire de connaître et de comprendre ses "conséquences imprévues" afin d'atténuer les inconvénients, d'optimiser les avantages et de mieux comprendre son impact à l'échelle du système de santé sur le long terme.
Une littérature rare sur ce sujet.
Jusqu'à présent, peu de recherches ont été conduites sur cette question des "conséquences imprévues" de la télésanté, à l'exception d'une étude effectuée au Canada et publiée en 2019 (Some Multidimensional Unintended Consequences of Telehealth Utilization: A Multi-Project Evaluation Synthesis. Alami H, Gagnon MP, Fortin JP.Int J Health Policy Manag. 2019 Jun 1;8(6):337-352. doi: 10.15171/ijhpm.2019.12.PMID:31256566).
Guidée par le modèle proposé par l'AMIA (American Medical Informatic Association) en 2009 pour étudier les conséquences inattendues des technologies de l'information sur la santé (Anticipating and addressing the unintended consequences of health IT and policy: a report from the AMIA 2009 Health Policy Meeting. Bloomrosen M, Starren J, Lorenzi NM, Ash JS, Patel VL, Shortliffe EH.J Am Med Inform Assoc. 2011 Jan-Feb;18(1):82-90. doi: 10.1136/jamia.2010.007567.PMID:21169620), l'étude canadienne a documenté des résultats sur les conséquences imprévues de la télésanté dans plusieurs domaines.
Cependant, les sources de données canadiennes étaient principalement des documents d'évaluation qui ne tenaient pas compte de toutes les recherches publiées en plus des 10 projets retenus pour l'étude. De plus, bien que les conséquences imprévues soient définies comme des résultats imprévus positifs, neutres ou négatifs, les conséquences signalées dans l'étude canadienne étaient principalement négatives, telles que la rigidité de la technologie pour s'adapter aux flux de travail des professionnels et aux processus déjà en place, la surcharge cognitive, l'invasion du numérique dans la vie privée des patients, l'augmentation de la charge de travail administrative et les coûts supplémentaires associés à la télésanté. Peu de conséquences neutres ou positives ont été documentées dans l'étude canadienne, telles que la restructuration des relations hiérarchiques et l'émergence de nouveaux modes de pratique clinique.
OBJECTIFS DE LA REVUE
Le constat d'une quasi-absence d'études ciblées sur ce sujet
Il manque encore une synthèse complète des études en soins primaires et secondaires sur ce sujet. Dans cette revue, nous avons cherché à combler cette lacune en regroupant et synthétisant tous les résultats sur les "conséquences imprévues" de la télésanté rapportées dans les études australiennes, afin de bien comprendre l'impact de la télésanté sur le système de santé australien, en nous concentrant en particulier non seulement sur le niveau "micro" (impacts individuels sur les utilisateurs) mais aussi le niveau "mésologique" (processus organisationnels et flux de travail), et le niveau "macro", c'est à dire politique de santé au niveau national.
L'objectif de la revue fut d'examiner l'état actuel des connaissances sur les "conséquences imprévues" à différents niveaux de la mise en œuvre de la télésanté dans le système de santé australien.
Nous avons utilisé une approche de synthèse interprétative critique (CIS) en raison de la diversité de la littérature sur la télésanté et de l'absence de consensus sur les termes et les concepts. Cette revue fait partie d'un projet de recherche plus vaste utilisant les sciences des systèmes comme vision conceptuelle, afin de comprendre les conséquences imprévues de la télésanté.
The Unintended Consequences of Telehealth in Australia: Critical Interpretive Synthesis.Osman S, Churruca K, Ellis LA, Luo D, Braithwaite J.J Med Internet Res. 2024 Aug 27;26:e57848. doi: 10.2196/57848.PMID:39190446.
Ce cadre de recherche a éclairé la conception et l'analyse de notre revue, en mettant l'accent sur les effets d'entraînement de la mise en œuvre complexe de la télésanté dans l'ensemble du système de soins australien.
Les questions posées dans notre recherche :
Elles ont été formulées pour atteindre l'objectif que nous nous sommes fixés :
Alors que les 2 premières questions ont été utilisées pour extraire les caractéristiques de la revue, le troisième question a servi de guide initial pour le CIS (critical interpretative synthesis). Conformément aux principes de cette méthodologie, notre enquête a évolué et a été affinée tout au long du processus d'analyse, comme cela est expliqué en détail dans la section "Méthodes".
Nous avons concentré notre revue sur les études menées en Australie afin de brosser un tableau des conséquences imprévues au sein de notre système de santé. Les systèmes de santé varient d'un pays à l'autre en termes de structures, de modèles de financement et de politiques, mais l'Australie représente un pays à revenu élevé doté d'un système de santé hybride avec des ressources suffisantes, lequel fait face à une fragmentation et à des défis similaires à ceux des systèmes de santé internationaux comparables, ce qui rend nos résultats pertinents pour les autres systèmes.
MÉTHODOLOGIE
La méthode CIS (Critical Interpretive Synthesis)
La méthode CIS offre une alternative appropriée à une revue standard. Sa nature exploratoire permet d'inclure divers types d'études, y compris des études qui ne se concentrent pas à priori sur les conséquences imprévues de la télésanté, mais qui pourraient tout de même éclairer notre analyse. De plus, CIS donne la liberté d'interprétation nécessaire pour construire un cadre et tirer des conclusions des études qui ont rapporté les conséquences imprévues de la télésanté sans nécessairement utiliser le terme « conséquence imprévue ». Cette souplesse d'analyse et d'interprétation est nécessaire lorsqu'on construit une base de connaissances et qu'on réalise une synthèse des données probantes à partir d'une littérature diverse et complexe.
La stratégie de recherche documentaire.
Nous avons effectué une recherche dans 4 bases de données électroniques : Ovid MEDLINE, Ovid Embase, EBSCO CINAHL et Scopus. La méthode CIS a été adoptée pour sa flexibilité et sa nature interprétative. Nous avons extrait des données sur les caractéristiques de l'étude et les types et modèles de services de télésanté. Les "conséquences imprévues" extraites ont été codées et cartographiées dans plusieurs domaines correspondant au cadre australien de performance en matière de santé (tableau ci-dessous).
Les critères de l'AHPF (Australien Health Performance Network) ont été adaptés pour saisir les "conséquences imprévues" de la télésanté en particulier liées à la relation patient-clinicien et à la gestion des soins en équipe.
Quatre domaines sont pris en compte : les déterminants de la santé, l'état de santé des patients, le système de santé et le contexte du système de santé. Dans chacun des 4 domaines, il existe des dimensions pour guider l'évaluation du domaine spécifique, par exemple, dans le domaine du système de santé, l'AHPF utilise l'accessibilité, l'efficacité, l'efficience et la durabilité, la sécurité, la pertinence et la continuité des soins comme dimensions pour guider l'évaluation de la performance du système de santé australien.
Les critères d'inclusion et d'exclusion des études explorées
Critères d'inclusion
Critères d'exclusion
Sélection des études
Pour faciliter l'examen préalable et l'élimination des doublons, toutes les références ont été téléchargées dans un gestionnaire de références, puis téléchargées sur la plateforme de dépistage en ligne Rayyan (Rayyan Systems Inc). Le premier auteur (SO) a supprimé tous les doublons, puis 2 évaluateurs (SO et KC) ont indépendamment effectué un examen à l'aveugle d'un échantillon aléatoire de titres et de résumés (2 %) en fonction des critères d'inclusion et d'exclusion. L'indice k de Cohen a été calculé (0,82, c'est à dire accord presque parfait) pour déterminer la fiabilité inter-juges. Les quelques divergences dans les décisions d'inclusion ou d'exclusion ont été discutées entre les 2 examinateurs (SO et KC). Au besoin, un troisième examinateur (LAE) a été consulté jusqu'à ce qu'un consensus soit atteint. Un seul examinateur (OS) a examiné le reste des titres et des résumés en fonction des critères d'inclusion et d'exclusion et a effectué l'examen du texte intégral des références incluses. Comme il n'existe pas de protocole de recherche pour la réalisation d'une méthode CIS, nous avons suivi les directives PRISMA (Preferred Reporting Items for Systematic Reviews and Meta-Analyses).
Questions de recherche et recueil des données
Comment la mise en œuvre de la télésanté est-elle évaluée ? Conception de l'étude et méthodes utilisées, outils de collecte de données, théories et cadres utilisés pour comprendre l'impact de la télésanté, lieux et régions d'études, types et nombre de participants,
Quels sont les résultats sur les types et les modèles de services de télésanté mis en œuvre ? Les types de services de télésanté mis en œuvre, cadres et spécialités, modèles de soins mis en œuvre, qu'il s'agisse d'un modèle synchrone ou d'un mélange de modèles synchrones et asynchrones, modalités de téléconsultation (vidéo vs téléphone), si l'étude a été menée avant ou après la pandémie de COVID-19.
Quels sont les résultats sur les conséquences imprévues de la télésanté ? Toute conséquence imprévue identifiée, qu'elle soit positive, négative ou neutre.
Évaluation de la qualité des études
Nous voulions être très inclusifs dans notre revue et ne pas omettre des études fondées sur des problèmes de qualité. Par conséquent, nous n'avons délibérément pas utilisé d'outil structuré pour évaluer ces études. Cela est en accord avec les arguments de plus en plus nombreux qui sont contre l'exclusion d'études qualitatives pertinentes par les revues pour des raisons de qualité plutôt que de pertinence. Ces études peuvent néanmoins informer et contribuer à la compréhension ainsi qu'à la richesse des résultats finaux de notre revue.
Synthèse et analyse des données recueillies
Pour analyser les données extraites, un processus de codage itératif a été utilisé, passant du codage inductif au codage déductif, suivant une synthèse des preuves basées sur le cadre le mieux adapté. Cette approche nous a permis d'identifier des cadres d'analyse pertinents au fur et à mesure que nous codions, tout en minimisant le risque de manquer certaines preuves pertinentes qui ne correspondaient pas à un cadre a priori, permettant ainsi l'extraction de toutes les "conséquences imprévues" figurant dans les études incluses.
Au fur et à mesure que nous entreprenions ce processus, notre question générale initiale « Quelles sont les "conséquences imprévues" de la télésanté ? » s'est transformée en « Comment les "conséquences imprévues" de la télésanté se manifestent-elles dans différents domaines de la performance des soins de santé ? », car il est devenu évident que les conséquences imprévues de la télésanté peuvent être conceptualisées en termes d'accessibilité, de pertinence, de sécurité, d'efficience, d'efficacité et de continuité des soins.
Nous avons reconnu que ces concepts s'harmonisaient étroitement avec les définitions de l'Australian Health Performance Framework (AHPF), un cadre que nous connaissions bien grâce à des travaux antérieurs dans le contexte des soins australiens. Nous avons choisi d'utiliser les domaines de l'AHPF au lieu de définir des concepts nouveaux, comme dans le cas lors de la réalisation d'une méthode CIS, pour les raisons suivantes : (1) l'AHPF a fourni un cadre solide et établi qui peut s'adapter à la complexité de nos résultats ; (2) son utilisation permet une meilleure comparaison avec d'autres études de télésanté réalisées en dehors de l'Australie, et (3) l'APHF offre un compte rendu plus accessible de données probantes pour les décideurs et les praticiens.
Notre processus initial de codage inductif a abouti à 137 codes. Après un processus itératif d'affinage, de fusion et de suppression de codes redondants, 82 codes uniques ont été cartographiés de manière déductive et traduits dans les domaines et les dimensions de l'AHPF.
À titre d'exemple, pour illustrer ce processus itératif inductif-déductif, nous avons d'abord codé un large éventail d'effets positifs et négatifs de la télésanté liés à la continuité des soins, tels que la facilitation de soins multidisciplinaires et l'affaiblissement de la relation humaine avec le patient. En analysant les données, nous avons constaté que ce thème s'alignait sur la dimension de la continuité des soins dans le cadre de l'AHPF.
COMMENTAIRES. Tous les professionnels qui s'intéressent à la télésanté et aux soins distanciels sont à la recherche depuis plusieurs années d'une méthodologie qui permette d'évaluer les bénéfices et les risques de la télésanté. En Europe, la méthode MAST (Model for ASsessment of Telemedicine) a été lancée en 2010 pour évaluer l'étude européenne Renewing Health. Les résultats de cette étude furent jugés par leurs auteurs plutôt "décevants". Nous en avions faits un billet en septembre 2016 (https://telemedaction.org/423570493/429367907).
En France, la HAS a lancé sa propre méthode d'évaluation en 2013 sur la base d'un état des lieux de la littérature internationale (https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2013-07/efficience_tlm_vf_2013-07-18_14-48-38_743.pdf). Il faut reconnaître que toutes les expérimentations de télémédecine financées par l’État français (ARS) entre 2013 et 2017 n'ont pas donné de résultats significatifs en matière médico-économique pouvant être publiés dans la littérature internationale. Aucune étude européenne et française ne s'est intéressée aux impacts qualitatifs de la télémédecine. La dernière grande étude française (ETAPES) ne s'est intéressée qu'à l'aspect économique de la télésurveillance médicale.
Il faut donc saluer cette recherche australienne sur les "conséquences imprévues" (qualitatives) de la télésanté. La méthodologie utilisée est d'une grande qualité. Ce qui est particulièrement intéressant, c'est que cette méthodologie qui reprend celle conçue par l'Australian Health Performance Framework (AHPF) pour son propre système de santé pourrait très bien s'appliquer à d'autres systèmes de santé, dont le système français.
9 septembre 2024
Les deux prochains billets donneront en détail les résultats de cette importante revue de la littérature australienne.
A l'attention des lecteurs de ce blog : pour avoir accès aux liens actifs des références citées dans les billets, il vous suffit de copier le billet sous format Word et toutes les références deviennent actives pour être consultées.