Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
Près de 3 millions de citoyens français à la recherche d'un médecin traitant, une jeune génération de médecins qui souhaite un exercice regroupé, soit pour partager leur activité professionnelle sur la base d'un projet médical collectif, comme dans les MSP, réservant un temps nécessaire et raisonnable à leur vie privée, soit pour faire une activité médicale limitée (comme ce cabinet breton de 6 jeunes médecins dont chacun ne travaille que 2 jours par semaine pour faire une autre activité les autres jours de la semaine et qui refuse de prendre de nouveaux patients), une jeune génération qui préfère remplacer les médecins les week-end plutôt que s'installer à leur compte, une jeune génération qui préfère être salariée plutôt qu'exercer en activité libérale, des SAMU centre 15 surchargés d'appels de personnes qui ne trouvent pas de médecin traitant non plus seulement les week-end mais désormais chaque jour de la semaine, une ancienne génération de médecins épuisée qui travaille de 8h le matin à 23h le soir et qui fait encore des visites à domicile, etc.
Bref, une productivité médicale "traditionnelle" qui diminue régulièrement depuis une vingtaine d'années avec le départ en retraite des anciens médecins, alors que la demande de soins ne fait que progresser avec l'allongement de l'espérance de vie et le développement des maladies chroniques du vieillissement, ce qui contribue aux difficultés actuelles d'accès aux soins, dont on sait qu'elles sont plutôt liées à une indisponibilité médicale qu'à un désert médical proprement dit (voir le billet "Désert médical/TLM" dans la rubrique "article de fond").
Une médecine de soin primaire qui est aujourd'hui en pleine transformation ou mutation et qui représente un véritable patchwork de modes d'exercice... lesquels sont peut être en conformité avec la légalité actuelle qui assure la liberté de choix d'exercice et d'installation des jeunes médecins, mais qui peuvent aussi se révéler très discutables au plan de l'éthique et de la déontologie médicales, notamment lorsque le refus de prendre de nouveaux patients ne semble pas être justifié par une saturation d'activité professionnelle médicale, mais par la volonté de préserver du temps privé pour d'autres activités rémunératrices.
C'est dans ce paysage très tourmenté de l'accès aux soins primaires qu'émerge le concept d'un "marché" de la téléconsultation médicale.
Nous abordons régulièrement cette question sur notre site. Le dernier billet intitulé " Médecin en poche" dans la rubrique "Edito de semaine" rapportait cet article paru dans un journal de Montréal qui citait un chef d'entreprise affirmant que 70% des consultations médicales n'ont pas besoin d'examen physique et peuvent donc être réalisées à distance par plateformes. Et le chef d'entreprise d'ajouter : "Je ne vous cache pas que la consultation virtuelle fait partie de notre plan d’affaires". Et l'article de citer les expériences françaises d'AXA et de H4D (cabine télé Consult) pour constater qu'au Québec, comme en France, de nombreux freins réglementaires empêchent le développement d'un véritable "marché" de la téléconsultation.
Au Québec, comme en France la CNAMTS (Caisse Nationale d'Assurance Maladie des Travailleurs Sociaux), la RAMQ (Régie de l'Assurance Maladie du Québec) ne prend pas en charge, du moins pour l'instant, la téléconsultation immédiate réalisée par ces plateformes privées. Comme en France, les pressions des industriels québécois auprès de leurs autorités sanitaires sont de plus en plus fortes pour que le "marché de la téléconsultation " soit reconnu et financé par l'Assurance maladie.
Selon la DREES, 8% de la population française, soit 5,2 millions de personnes auraient moins de 2,5 consultations médicales/an/habitant, alors que la moyenne nationale est de 6,7 consultations /an /hab. en 2014 (voir le billet "Désert médical/TLM" dans la rubrique "Article de fond"). Pour les pays de l'OCDE, la moyenne annuelle est de 6,8 consultations/hab. et au Japon de 13/hab. (taux le plus élevé parmi les pays développés).
De ces chiffres, on pourrait en déduire qu'il manquerait à 8% de la population française au moins 22 millions de consultations médicales (soins primaires et spécialistes) pour rejoindre la moyenne nationale, si on estime (à démontrer néanmoins) que la référence de 6,7 consultations/an/hab. correspond à une norme française et européenne d'accès aux soins médicaux et d'un bien-être en matière de santé.
Il se réalise ainsi en France, chaque année, environ 450 millions de consultations médicales ce qui correspond à une dépense annuelle d'au moins 10 milliards d'euros pour la Sécurité sociale.
Quelle place alors pour la téléconsultation médicale immédiate non programmée pour viser une "normalisation" de l'accès aux soins primaires de nos concitoyens ?
L'exercice de la médecine générale a progressivement changé au cours des 20 dernières années. Après la grande grève du début des années 2000, l'exercice de la médecine de soin primaire est devenu "spécialisée" en 2003 et les consultations sont devenues "programmées", sur rendez-vous, les demandes "non programmées" étant adressées aux services des urgences hospitaliers. On a vu ainsi le nombre de "passages" aux urgences pour des problèmes de soin primaire progresser régulièrement, avec l'encombrement de ces services régulièrement dénoncé par les médecins urgentistes.
Aujourd'hui, ce sont 18 millions de venues aux urgences hospitalières, chaque année, dont 80% (environ 15 millions) sont de simples passages en rapport avec des problèmes de soins primaires. Le coût exorbitant de ces simples passages aux urgences (environ 250 à 300 euros/passage) a été régulièrement dénoncé par la Cour des comptes depuis 2007 (voir le billet "Besoins et Demandes" dans la rubrique "Edito de semaine").
Si on considére que la moitié des 22 millions de consultations manquantes chez 8% de la population française pour atteindre la moyenne de 6,7 consultations/an/habitant sont pour la moitié d'entre elles des consultations de soin primaire, elles viennent s'ajouter aux 15 millions de passages aux urgences dont la quasi-totalité relève également des soins primaires.
Ce serait au moins 26 millions de consultations en 2014 qui pourraient représenter le "marché" de la téléconsultation médicale immédiate, c'est à dire non programmée, de soin primaire. Le chiffre est probablement supérieur aujourd'hui.
La clentèle d'un médecin généraliste était en moyenne de 867 patients en 2014, ce qui correspond à un nombre moyen de près de 5 à 6000 consultations annuelles par médecin. Ces quelques 26 millions de consultations non réalisées par les médecins généralistes en 2014 correspondent à environ 4400 médecins manquants.
Ce manque de médecins généralistes ou de famille représentaient 7,2% des 60 900 omnipraticiens recensés en 2014 par la CNAMTS ou près de 5% des 88 137 médecins généralistes recensés par le CNOM en 2016 (diminution des effectifs de 9% depuis 2007 et 12 départements ont une diminution de plus de 20% et 10 départements une augmentation de plus de 3% depuis 2010).
La différence entre les chiffres de la CNAMTS et ceux du CNOM pourrait signifier que plus de 25 000 médecins généralistes n'auraient pas une activité médicale réelle ou régulière de soin primaire au registre du SNIIRAM de l'Assurance maladie obligatoire, malgré leur inscription à l'Ordre.
Lors de leur première inscription au tableau de l’ordre (8076 en 2016), 64,2% des jeunes générations de médecins privilégient l’exercice salarié, 21,3% l’exercice de remplaçant. 12,1% font le choix d’exercer en secteur libéral/mixte (ils seront 4 fois plus nombreux 4 ans plus tard dans l'exercice libéral).
Les plateformes privées de téléconsultation médicale immédiate ou de téléconseil médical personnalisé progressent régulièrement en nombre dans les dernières années.
Il est vrai que le contexte de difficultés d'accès aux soins primaires dans la population générale, plus importantes dans certains départements que dans d'autres, plus importantes dans certaines communes rurales que dans les communes urbaines selon l'indicateur APL de la DREES, favorise l'émergence de solutions innovantes, que sont, entre autres, les plateformes de téléconsultation immédiate non programmée ou de téléconseil médical autorisées par les ARS (lire les récents billets sur "Parcours de soins et TLM" dans la rubrique "On en parle" et "Téléconsultaion","Téléconseil médical personnalisé" dans la rubrique "le Pratico-pratique").
Il faut néanmoins reconnaître que la politique suivie par l'Etat, représenté en régions par les ARS, manque pour le moins de visibilité et de compréhension stratégique.
Nous ne parlons ici que des plateformes de téléconsultations médicales immédiates non programmées créées généralement à l'initiative des assureurs et des complémentaires santé, et non des téléconsultations programmées qui font partie du programme ETAPES (arrêté du 28 avril 2016) ou de l'avenant 2 de la Convention médicale de 2016 signé avec les syndicats de médecins libéraux le 1er mars 2017 et qui relèvent des plateformes publiques gérées par les GCS e-santé. Plusieurs questions se posent.
L'Etat souhaite-t'il développer un autre accès aux soins primaires que celui du médecin traitant ou de famille pris en charge par l'AMO, dont la prise en charge serait confiée aux assureurs et aux complémentaires santé qui la financent dans leurs garanties aux adhérents ? Sachant que la situation actuelle est celle d'un service "ubérisé" qui ne s'adresse qu'à environ 10 millions sur les 28 millions de salariés que compte la France ?
L'Etat souhaite t'il que ces plateformes de téléconsultation médicale immédiate interviennent en complément de la structure existante de soins primaires, spécifiquement dans les populations où l'indicateur APL est inférieur à 2,5 consultations/an/hab. pour tenter de le relever vers la norme moyenne de 6,7 consultations/an/hab., et également pour diminuer les passages aux urgences hospitalières, dont la prise en charge financière relèverait à partir de 2018 de l'AMO dans le cadre du basculement de la téléconsultation dans le droit commun de la SS ?
L'Etat souhaite t'il conforter le parcours de soins primaires des citoyens français, notamment des 11 millions atteints de maladies chroniques en demandant à ces plateformes privées de collaborer avec les médecins traitants dans les endroits et les moments où ceux-ci sont difficilement accessibles, en obligeant ces plateformes à adresser le compte rendu de leurs actes de téléconsultation ou de téléconseil aux médecins traitants des appelants, comme le demande le 4ème alinéa de l'art. 4127-60 du Code de la santé publique ?
Il y a probablement d'autres questions, mais ces trois premières nous paraissent essentielles.
A la question posée dans ce billet, nous pouvons répondre par l'affirmative : oui, il y a bien un "marché" de la téléconsultation médicale immédiate d'au moins 25 millions d'actes en 2014, lequel devrait encore progresser dans les prochaines années puisque le CNOM prévoit une baisse des effectifs de médecins généralistes d'environ 10% d'ici 2025 (alors que les effectifs de médecins spécialistes vont augmenter en même proportion dans cette même période).
Notre Ministre des solidarités et de la santé souhaite lutter contre les inégalités sociales et territoriales d'accès à la santé. Indiscutablement, les plateformes de téléconsultation médicale immédiate non programmée peuvent y contribuer à condition que la mission donnée par l'Etat (les ARS) serve en priorité les zones sous-denses en manque de consultations de soin primaire et garantisse la cohérence des parcours de soins primaires grâce à une collaboration formalisée avec les médecins traitants de ces zones.
26 octobre 2017
Fabien Petel
27.10.2017 00:19
Merci pour cette synthèse pertinente et documentée