Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
C'est le titre d'une des tables rondes qui se tiendra le 3 décembre prochain au 12è Congrès de la Société Française de Télémédecine (devenue récemment Société Française de la Santé Digitale). Ce titre peut surprendre, voire interpeller sur sa réelle signification, car au cours des dix dernières années, que ce soient l'autorité ordinale (CNOM), l'Assurance Maladie (CNAM) ou le Ministère de la santé (DGOS), toutes ces institutions n'ont cessé de dire et de répéter que "la télémédecine n'était qu'une pratique de la médecine à distance", complétant les autres pratiques traditionnelles (consultations présentielles, visites à domicile), toujours à l'initiative des médecins (et non des patients), en quelque sorte un moyen parmi d'autres d'exercer la médecine au XXIème siècle.
Ce titre pourrait donc être "Doit-on industrialiser la médecine" ? Si tel était le débat que les organisateurs de ce congrès voulaient lancer, il y aurait là une vision totalement nouvelle de la médecine au XXIème siècle, en contradiction avec de nombreuses valeurs déontologiques et éthiques.
On ne manque cependant pas de références dans la littérature médicale sur ce mouvement d'origine anglosaxonne qui accompagne aussi le mouvement transhumaniste. Un récent article paru dans la Revue Médicale Suisse pose la question : " Industrialiser la médecine ?".
https://www.revmed.ch/RMS/2009/RMS-198/Industrialiser-la-medecine
Les journaux électroniques du Web en parlent également :
https://npa2009.org/actualite/sante/medecine-de-ville-vers-lindustrialisation,
https://www.cairn.info/revue-management-et-avenir-sante-2018-1-page-13.htm
Il nous paraît intéressant de citer quelques passages de l'article suisse. Ce que proposent les partisans de cette évolution industrielle de la médecine, c'est la mise aux normes de la médecine, son entière soumission à l’efficience maximale. Bien évidemment, si une telle idéologie parvenait à s'imposer, ce serait un désastre culturel à la fois chez les médecins et autres professionnels de santé, ainsi que chez les patients français et européens peu enclins à voir leur médecin devenir un acteur industriel. "Car derrière cette vision industrielle de la médecine, il y a un immense cynisme, dont les partisans n’ont probablement pas conscience. Ils n’ont pas compris que le seul point de vue pour comprendre l’humain n’est pas le standard, le normal, ou le mieux, mais la différence, la diversité, l’altérité." Nous adhérons à cette critique qui fait référence à la valeur humaniste de la médecine.
C'est d'ailleurs ce que pensent aussi les populations des pays développés qui commencent à réagir à la transformation numérique de leur système de santé. Elles expriment leur défiance vis à vis des algorithmes de l'IA, considérés comme fournissant des soins "standards" alors qu'ils attendent des soins "personnalisés", difficiles à fournir dans une logique industrielle des soins que pourrait illustrer la médecine algorithmique (voir le billet intitulé "Usagers, Patients/IAM" dans la rubrique "On en parle").
Un médecin interrogé par le rédacteur de cet article donne une réponse que nous trouvons à la fois juste et pleine d'humour: "si les médecins soignaient des robots, tout serait cohérent, industrialisable. Et encore plus si des robots médecins soignaient d'autres robots ! ». Ce n’est pas le cas pour le moment, du moins en Europe. Mais le phénomène est en route (cf. le robot médecin chinois) et c’est bien le robot qui se trouve au cœur de la politique des "zélateurs" de ce mouvement d'industrialisation de la médecine, et de celui du transhumanisme.
Nous ne pensons pas que les organisateurs de ce congrès aient voulu lancer un tel débat à travers l'usage de la télémédecine, mais plutôt celui de "l'industrialisation des services de l'e-santé pour développer les pratiques de télémédecine". C'est du moins comme cela que nous comprenons ce titre ambigu de la table ronde et c'est à cette question bien actuelle que nous allons tenter de répondre.
Il y a d'abord le besoin d'une terminologie claire respectant la loi et la réglementation françaises.
La télémédecine, telle que définie dans le droit français, est une pratique professionnelle. La e-santé, la santé digitale ou connectée, la cybersanté, l'IA médicale, etc. ne sont pas des pratiques professionnelles, mais des services offerts par les industriels du numérique ou les start ups aux professionnels de santé pour améliorer la performance de leurs pratiques. On appelle aussi ces prestataires de services de l'e-santé des "fournisseurs de solutions numériques en santé".
Le cadre juridique des "services de l'e-santé", en particulier leur libre circulation à travers les Etats membres de l'UE, relève des directives européennes de 1998 et 2000 sur le e-commerce. Le Code français de la santé publique commence à les intégrer avec la loi Ma Santé en 2022 qui définit les services socles que sont le DMP, la MSS et la e-prescription (voir les billets "Patchwork juridique" et "E-santé/Télésanté" dans la rubrique "Droit de la santé).
Aux Etats-Unis, le "Digital Health" est défini comme des produits technologiques qui ont subi une validation clinique rigoureuse sur leur impact en matière de diagnostic, prévention, surveillance et traitement ( "technology-based products undergoing rigorous clinical validation that will have a direct impact on diagnosing, preventing, monitoring, or treating a disease, condition, or syndrome”) (voir le billet intitulé "Digital Technology" dans la rubrique "Articles de fond"). Il s'agit bien d'outils qui viennent augmenter la performance des pratiques professionnelles. Il n'existe pas en France de définition de la santé digitale.
Depuis la loi Ma santé 2022, la télésanté est devenue dans le Code de la santé publique le dénominateur commun des pratiques de télémédecine par les professionnels médicaux (médecin, sage-femme, chirurgien-dentiste) et des pratiques de télésoin par les professionnels de santé non-médicaux (pharmacien, auxiliaire médical).
Industrialiser, selon la définition du Larousse, c'est donner à une activité un caractère industriel. L'industrie a comme définition "l'ensemble des activités économiques qui produisent des biens matériels par la transformation et la mise en oeuvre de matières premières". Une définition complémentaire est également donnée : "activité organisée de manière précise et sur une grande échelle (comme l'industrie du crime)".
Cette dernière définition pourrait correspondre au "marché de la téléconsultation" que des sociétés commerciales essaient d'implanter en France sur une grande échelle. Nous avons déjà débattu du sujet (voir le billet intitulé " Marché de la TLC" dans la rubrique "On en parle"). Faut-il relancer aujourd'hui ce débat ?
L'Assurance maladie et les partenaires conventionnels ont précisé dans l'avenant 6 de la Convention médicale, publié au JORF du 1er août 2018, que la téléconsultation, pour être remboursée, devait se faire par videotransmission et relever de l'initiative du médecin traitant pour un patient connu. La téléconsultation ponctuelle par une plateforme nationale à la demande d'une personne auprès d'un médecin qui ne la connait pas n'est pas remboursée par l'Assurance maladie. Le Conseil d'Etat, dans une ordonnance du 29 mai 2019, a approuvé les conditions de mise en oeuvre de la téléconsultation programmée selon l'avenant 6, c'est à dire à l'initiative du médecin traitant pour un patient connu.
La plateforme commerciale qui avait saisi le Conseil d'Etat souhaitait réaliser en France le modèle suédois. La notion de médecin traitant n'existe pas en Suède. Le citoyen suédois a accès par une plateforme à n'importe quel médecin pour les soins primaires. La position de l'Assurance maladie et des partenaires conventionnels se trouve renforcée par un récent sondage où 9 français sur 10 manifestent leur attachement au médecin traitant (voir le billet intitulé "Usagers/patients/IAM" dans la rubrique "On en parle"). Ce sondage précise également que la moitié des personnes de moins de 50 ans se plaignent de ne pouvoir avoir accès à leur médecin traitant en dehors des heures d'ouverture du cabinet. Ils se disent prêts (4 français sur 10) à faire des téléconsultations programmées avec leur médecin traitant sur le temps d'ouverture des cabinets ou en dehors (voir le billet intitulé " Med.Traitant/TLM (2)" dans la rubrique " le Pratico-pratique").
Pour répondre aux demandes de consultations non programmées, l'avenant 6 confie aux communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) la mission d'organiser au sein du territoire de santé la réponse aux demandes considérées comme "hors parcours", c'est à dire celles qui ne dépendent pas d'un médecin traitant, soit parce que le patient n'en a pas (15 à 25% de la population selon les régions), soit parce que la demande de consultation concerne un enfant (< 16 ans), une personne qui ne peut joindre son médecin traitant dans un délai compatible avec son état de santé ou l'une des 5 spécialités médicales pour lesquelles l'accès direct est autorisé, sans passer par le médecin traitant (ophtalmologie, gynécologie, psychiatrie, pédiatrie, chirurgie orale et maxillo-faciale, stomatologie) (voir le billet intitulé "Téléconsultation (5)" dans la rubrique "le Pratico-pratique").
Enfin, il faut le rappeler, cette politique d'accès aux soins en France respecte la loi (art. L.1110-3) qui précise qu' "aucune personne ne peut faire l'objet d'une discrimination dans l'accès à la prévention et aux soins", en particulier pour des raisons de ressources financières. Ainsi, les plateformes qui prônent un "marché de la téléconsultation", une sorte d'industrialisation de la télémédecine, en faisant payer à la personne cette prestation sans qu'elle soit remboursée par l'Assurance maladie, violent la loi française. Une telle violation peut être cependant évitée lorsque la prestation de téléconsultation non programmée (où de téléconseil lorsque le moyen de communication est le téléphone) fait partie des garanties offertes dans le cadre d'un contrat d'assurance ou de complémentaire santé qui inclue 4 à 6 téléconsultations/téléconseils ponctuels/an/affilié. Seuls 10 à 12 millions de français bénéficient aujourd'hui d'une telle offre.
Il y a ensuite un besoin réel et important d'améliorer les prestations de services d'e-santé pour aider le développement des pratiques de télémédecine.
Les services de l'e-santé proposés aujourd'hui sont loin de satisfaire les professionnels de santé. Il faut que les industriels du numérique, les startuppers, les informaticiens, etc. en soient convaincus. La marge de progrès est encore importante pour que les professionnels de santé se les approprient et en soient satisfaits. Nous donnerons quelques exemples.
Le dossier médical partagé (DMP), service socle de l'e-santé dans la loi Ma santé 2022, est toujours un service en devenir. Si plus de 8 millions de DMP ont été ouverts à ce jour, combien restent vides de données de santé ? Lorsqu'ils sont pourvus, comment le professionnel de santé peut-il retrouver ce qu'il cherche ? L'exemple donné récemment sur les réseaux sociaux "d'une bibliothèque qui serait sans index" résume la vision de nombreux professionnels de terrain vis à vis du DMP. Peut-il devenir plus fonctionnel ? Les professionnels de santé ont besoin de partager les données recueillies auprès des patients pour assurer un parcours de soin coordonné, en particulier chez les patients atteints de maladies chroniques. Lors des pratiques de télémédecine et de télésoin, avoir un DMP pour tracer les actes réalisés est indispensable. Les données de santé accumulées au sein d'un DMP pourront-ils un jour être traitées par un algorithme qui faciliterait au médecin leur consultation ? La question est aujourd'hui sans réponse.
L'offre en logiciels dédiés à la téléconsultation est très souvent totalement inconnue des médecins du terrain. Comment choisir ? A qui s'adresser ? Comment procéder ? Ce sont les questions que se posent les médecins libéraux.
D'un côté, on laisse entendre que la visioconférence médicale peut utiliser les outils grand public (Skype, WhatsApp, Face time, etc.), qu'ils sont suffisamment sécurisés pour l'échange vocal, mais non sécurisés pour recevoir ou consulter des documents du dossier médical, nécessaires à la réalisation de l'acte. Il faudrait alors visualiser sur son PC ou dans le DMP (si le patient en a ouvert un !) le dossier du patient et faire la visio avec un smartphone ou une tablette (voir les billets "video pour une TLC" et "CNAM et RGPD" dans la rubrique "Edito de semaine"). Ce sont quand même des solutions artisanales peu attrayantes pour le médecin qui ne veut pas perdre son temps.
D'un autre côté, des plateformes de rendez-vous médical qui offrent l'organisation de téléconsultations programmées, même dans la journée, en assurant le traitement et le suivi administratif de la demande, en particulier la déclaration de l'acte à l'Assurance maladie pour le remboursement. Il y a aujourd'hui plusieurs plateformes de rendez-vous qui permettent aux citoyens de trouver une place de consultation parmi les médecins de premier et de second recours du territoire de santé. Se pose la question du respect du RGPD lorsque ces plateformes ont connaissance du parcours d'un patient à travers les divers rendez-vous de consultations spécialisées. La maladie dont est atteint le patient peut être suggérée par ces rendez-vous.
Il est vrai que le service rendu au médecin par ces plateformes de rendez-vous est intéressant, puisque la plateforme se charge de tout le côté administratif et organisationnel de la demande, le médecin consacrant simplement son temps professionnel à l'acte médical. L'usage de telles plateformes peut aussi augmenter les revenus des médecins puisque les quelque 20 à 30% du temps passé chaque jour au téléphone avec la patientèle, non rémunérés, peuvent être transformés en téléconsultations programmées dans la journée ou à court terme et donc rémunérées.
Enfin, lorsque les téléconsultations sont organisées pour des résidents d'Ehpads, la prestation passe souvent par une plateforme régionale (GCS ou GRADes) avec un logiciel dédié, installé sur le PC de médecin. Mais ce logiciel peut-il être aussi utilisé pour la patientèle qui ne réside pas en Ehpad ? Si oui, la plateforme régionale gère-t-elle les problèmes de connexion entre le patient (à domicile ou en pharmacie) et le médecin traitant ?
On pourrait continuer la liste des insatisfactions et questions des professionnels de terrain. Par exemple, la réalisation d'une téléexpertise avec un médecin correspondant spécialiste est aujourd'hui difficile, ce qui explique pour une part que cette pratique de télémédecine s'est peu développée depuis février 2019, en particulier parce que le mode de facturation est complexe et qu'il faut un logiciel dédié pour y parvenir (voir le billet "Téléexpertise An 1" dans la rubrique "On en parle"). L'offre actuelle d'un tel service est probablement méconnue des praticiens. Il faut également un logiciel qui assure l'usage de MSS, le transfert des documents et des images, et bien sûr, la déclaration des actes à l'Assurance maladie.
On pourrait également parler des IoT en santé dont la fiabilité et la sécurité ne sont absolument pas connues des praticiens du terrain. On attend un label qui permettrait aux médecins et autres professionnels de santé de choisir en toute sérénité.
En résumé, il y a encore un long chemin à parcourir pour que la transformation numérique du système de santé atteigne les professionnels du terrain et leur permette d'adopter ces technologies en toute sérénité. Y a-t-il besoin d'industrialiser les services d'e-santé, au sens d'un développement à grande échelle, pour que les professionnels de santé puissent pratiquer la télémédecine et le télésoin en respectant le cadre légal et réglementaire ? C'est ce que pensait déjà l'ASIPsanté en 2010.
Il y a certainement un cahier des charges des services de l'e-santé à établir par les utilisateurs à partir des premières remontées du terrain. Qui prendra l'initiative de ce cahier des charges ? La gouvernance de l'e-santé devrait avoir la responsabilité de créer en toute indépendance ce cahier des charges et pourquoi pas, celle de passer les appels d'offre, tant sur le plan régional que national, pour que les meilleurs prestataires industriels soient choisis pour la période habituelle d'un marché et qu'ils aient la mission d'équiper les cabinets médicaux libéraux et les établissements de santé, de former les professionnels de santé à l'usage de ces services et de garantir l'interopérabilité entre tous les services de l'e-santé.
13 novembre 2019