Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
Les premiers billets de 2021 sont consacrés à l'évolution des pratiques et organisations des professions médicales à l'horizon 2030. C'est bien d'oeuvrer à la transformation numérique du système de santé par la mise en place de divers services d'e-santé, encore faut-il que ces nouveaux services aient un impact sur les pratiques et les organisations professionnelles. (http://www.telemedaction.org/447931078)
L'année universitaire 2020-21 est caractérisée par l'introduction dans le cursus des étudiants en médecine d'une formation à la "numéricité" en santé. Ce terme, qui ne fait pas partie du vocabulaire médical, a été créé par le Conseil National du Numérique qui propose, dans son rapport consacré au "numérique en santé" remis au Ministre de la santé le 11 juin 2020, la recommandation n° 18 qui vise à instaurer un label attestant de la "numéricité" des professionnels de santé, autrement dit une acculturation des professionnels de santé au numérique. (http://www.telemedaction.org/446416101).
La formation universitaire des étudiants en santé au numérique est certes nécessaire car les DIU de télémédecine ou de santé connectée lancés par plusieurs universités françaises il y a quelques années, comme les formations DPC pour les professionnels de santé en activité, ne sont suivis que par un petit nombre de professionnels de santé.
Cette volonté de "numériser" ou de "digitaliser" (anglicisme) les organisations et pratiques des professionnels de santé s'inscrit dans la stratégie nationale de transformation numérique du système de santé conduite essentiellement par les ingénieurs en informatique et les industriels de l'e-santé. Engagée par la puissance publique en avril 2018, l'animation a été confiée à la délégation du numérique en santé (DNS) auprès du Ministre de la santé et des solidarités. Un premier bilan vient d'être publié par l'Agence du Numérique en Santé (ANS), bras armé de la DNS, pour l'année 2020. (Présentation PowerPoint (esante.gouv.fr).
Par rapport à la feuille de route fixée pour la période 2019-2022, plusieurs des 30 actions annoncées sont déjà réalisées ou en cours de réalisation, telles qu'une gouvernance e-santé unifiée (action 1) avec l'intégration des territoires (ARS, GRADeS) à la gouvernance de l'ANS, la mise en place du nouveau Conseil du numérique en santé ou CNS (action 2), la publication d'une 2ème version de la doctrine technique du numérique en santé (action 3), la mise en place de groupes de réflexion sur l'éthique dans l'usage des services socles d'e-santé (action 4), la sécurité opérationnelle et l'élaboration de référentiels de sécurité (action 5), notamment pour la réalisation d'une téléconsultation sécurisée (https://esante.gouv.fr/sites/default/files/media_entity/documents/20191022_reflexions-securite-et-teleconsultation_vf.pdf, le lancement de la carte professionnelle électronique ou e-CPS (action 9), l'interopérabilité des systèmes d'information (action 10), notamment à l'hôpital (action 20), l'extension de l'espace de messageries sécurisées (MSSanté) aux établissements médico-sociaux (action 11), le lancement de l'espace numérique de santé ou ENS (action 16), etc., sans oublier tous les services numériques mis en place par la puissance publique pour mieux gérer l'épidémie au coronavirus. La pandémie n'a pas ralenti le développement de ce programme.
Quelques actions concernent les nouvelles pratiques et organisations des professionnels de santé. La mise en service de la e-prescription (action 14), prévue initialement pour 2021, a été repoussée aux années 2023-24, l'usage du DMP (action 12) a toujours autant de mal à être opérationnel auprès des médecins, mais on verra l'impact qu'aura la LFSS 2021 qui instaure une obligation d'ouverture d'un DMP à la naissance. Quant aux pratiques professionnelles de télésanté (action 19), elles sont encore liées aux mesures dérogatoires prises pendant la période Covid-19. (http://www.telemedaction.org/445512961) Les négociations conventionnelles sensées pérenniser leur développement après la période Covid-19 ont été repoussées à 2021-2022, en particulier pour les professions paramédicales.
L'évaluation des pratiques de télésanté pendant le premier confinement lié à l'épidémie était attendue. Elle est faite dans le bilan 2020 à partir des résultats d'un second sondage réalisé à la sortie du confinement par l'institut Odoxa et publié en octobre 2020. (http://www.odoxa.fr/sondage/confinement-a-genere-explosion-pratiques-de-telemedecine/ ) Si ce sondage précise que 79% des usagers de la téléconsultation et 75% des quelques 350 médecins sélectionnés par l'institut ont déclaré être satisfaits de cette nouvelle pratique, il eut été intéressant de confronter ces résultats optimistes à ceux donnés par l'Assurance maladie en juin 2020, ainsi qu'à ceux de l'enquête de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES) réalisée en juillet-août 2020, (https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/er_1162-te_le_consultation-bat.pdf) lesquels donnent un autre éclairage sur l'acceptabilité de cette pratique nouvelle par les médecins et les patients. Ces deux dernières études soulignent en particulier les insatisfactions vis à vis du réseau numérique et les insuffisances techniques de l'offre en solutions de téléconsultation et de téléexpertise, ainsi que l'impréparation des professionnels de santé à leur utilisation. ( http://www.telemedaction.org/447844126)
Les premiers médecins qui seront formés à cette nouvelle approche de la santé numérique sortiront des facultés de médecine à partir de 2030. Peut-on dès à présent prévoir quel sera l'impact de cette formation sur les nouvelles pratiques et organisations professionnelles ? Bien que cette perspective ne reste pour l'instant qu'au stade des hypothèses, on peut quand même envisager de nouveaux modes d'exercice de la médecine par des médecins qui auront acquis le label universitaire de "numéricité". Ce premier billet est consacré au médecin-ingénieur et au médecin-entrepreneur de digital-thérapeutics.
Le médecin-ingénieur
L'attirance de certains médecins pour la "technomédecine" n'est pas nouvelle. Le mode de recrutement des étudiants en médecine au cours de la deuxième partie du 20ème siècle l'a favorisée (numerus clausus construit sur les baccalauréats scientifiques).
Au moment de choisir telle ou telle spécialité médicale, l'étudiant en médecine de 3ème cycle témoigne de son intérêt ou non pour les aspects techniques de la profession médicale. Ce fut souvent le point de départ de "surspécialités" médicales apparues à la fin du 20ème siècle, grâce aux avancées de la "technomédecine".
On estime qu'en 2030, il existera dans les hôpitaux des médecins encore plus technophiles qu'aujourd'hui, la plupart ayant suivi un cursus d'ingénieur au début ou en fin d'études médicales. Ils auront été préparés à réaliser une médecine très technique qui s'appuiera en particulier sur les algorithmes de l'IA. (http://www.telemedaction.org/443795980) Ces médecins seront considérés comme la nouvelle élite scientifique de la profession médicale, comme l'ont été les chirurgiens au XXème siècle.
Aujourd'hui, la chirurgie est déjà bien engagée dans la transformation numérique de son exercice. La deuxième partie du 20ème siècle aura été marquée par l'éclatement progressif de la chirurgie dite "générale" en de multiples spécialités d'organe, puis de segments d'organe. Par exemple, la chirurgie orthopédique, après s'être séparée de la chirurgie viscérale, s'est progressivement surspécialisée en chirurgie du genou, de la hanche, de l'épaule, du rachis, de la main, etc. Le principe au nom duquel "on ne fait bien que ce qu'on fait souvent" a contribué à l'évolution de la chirurgie, en particulier lorsque les données du PMSI (programme de médicalisation des systèmes d'information) ont révélé que le risque opératoire était moindre entre les mains de chirurgiens "surspécialisés" dans tel ou tel acte opératoire.
La surspécialisation en chirurgie orthopédique et d'autres activités chirurgicales n'a pas facilité l'organisation de la permanence des soins hospitalière, la nuit et le week-end. Avec l'apparition de ces surspécialités chirurgicales dans les établissements de santé publics et privés, il devenait de plus en plus risqué de demander à un chirurgien orthopédiste de réaliser pendant sa garde un acte de chirurgie viscérale. Il existe aujourd'hui des chirurgiens du "genou" ou de la "hanche" qui n'ont jamais ouvert "un ventre" durant leur formation. Il a donc fallu démultiplier le nombre de lignes de garde avec l'aide de tous les médecins surspécialisés d'un territoire de santé, qu'ils soient d'exercice privé ou public. De plus, l'urgence d'un acte chirurgical peut désormais être maitrisée et l'acte opératoire différé de quelques heures à quelques jours grâce aux progrès de l'anesthésie-réanimation.
La robotisation chirurgicale est en marche depuis quelques années. Va t'elle modifier à terme les organisations chirurgicales actuelles ? On peut le penser. Un robot chirurgical disposant d'algorithmes spécifiques à plusieurs actes opératoires, pourrait à terme remplacer ces chirurgiens surspécialisés. Des chirurgiens-ingénieurs peuvent piloter à travers une console n'importe quel acte chirurgical robotisé dont la spécificité est portée par un algorithme dédié à tel ou tel acte chirurgical. Le chirurgien-ingénieur en robotIque orthopédique du XXIème siècle sera un peu la copie du chirurgien orthopédique "généraliste" du XXème. Mais en 2030, il conduira une intervention en choisissant l'algorithme spécifique à tel ou tel acte d'orthopédie.
La même démonstration pourrait être faite dans de nombreux autres domaines de la médecine et de la chirurgie : la chirurgie viscérale, la chirurgie urologique (déjà bien engagée dans la robotique), la chirurgie vasculaire, la neurochirurgie, la chirurgie pédiatrique, la chirurgie ORL, la chirurgie ophtalmologique, la chirurgie oncologique, la chirurgie de la transplantation d'organe, mais aussi la médecine endoscopique pulmonaire et digestive, la cardiologie interventionnelle, sans oublier la radiologie qui est aussi en pleine transformation de son activité grâce à l'usage de l'IA médicale (IAM), etc.
En clair, le médecin ou le chirurgien-ingénieur en 2030 sera familier de la création et d'un usage d'algorithmes qui permettront de réaliser plusieurs actes techniques. Il exercera en établissement de santé public ou privé et sera entouré d'ingénieurs en santé spécialisés en IAM. Ce nouvel exercice médical nécessitera de nouvelles organisations professionnelles au sein des établissements de santé, notamment pour distinguer la réalisation d'interventions programmées et non-programmées. L'organisation des soins non-programmés se fera au niveau d'un territoire de santé, voire d'une région, avec la collaboration des praticiens privés et publics.
Les robots de simulation d'un acte médical ou chirurgical seront toujours utiles dans la formation des médecins et chirurgiens-ingénieurs, pour leur apprendre à faire face aux insuffisances techniques du robot qui ne manqueront pas d'apparaître lorsque l'acte sera de plus en plus personnalisé. La garantie humaine d'une intervention robotisée sera ainsi assurée.
Le médecin-entrepreneur des digital therapeutics
Il y avait au 20ème siècle des médecins qui faisaient leur carrière dans l'industrie du médicament. Ils la feront au 21ème siècle dans l'industrie des thérapeutiques digitales. Comme il était nécessaire au 20ème siècle que les biochimistes du médicament travaillent avec des médecins spécialistes des pathologies ciblées par la recherche pharmaceutique, il sera important au 21ème siècle qu'il y ait une coconstruction médecin-industriel du numérique dans la recherche clinico-industrielle sur les thérapies digitales. (http://www.telemedaction.org/444061514)
On rappelle la définition d'une thérapie digitale : une nouvelle modalité de traitement dans laquelle les systèmes numériques tels que les applications pour smartphones, après avoir été approuvées par la réglementation, sont prescrites pour des interventions thérapeutiques dans le but de traiter des situations médicales". (http://www.telemedaction.org/page:67733166-FE2E-47AB-A4C5-29A8CB3F38E2"text-align: justify; padding: 0px 0px 22px; margin-bottom: 0px; color: rgb(0, 0, 0); font-family: Georgia, serif; font-size: 16px; letter-spacing: 0px; line-height: 1.2; font-weight: normal; font-style: normal; text-decoration: none solid rgb(0, 0, 0); text-shadow: none; text-transform: none; direction: ltr;" class="textnormal">Les thérapies digitales qui ont un succès commercial ont souvent été créées par des médecins et développées ensuite par des entreprises du numérique. ( http://www.telemedaction.org/447931078) Un médecin en activité de soins peut-il être aussi le CEO de l'entreprise ou de la start-up qui va commercialiser la thérapie digitale qu'il a créée ? Chaque période a vu des médecins particulièrement doués en technomédecine s'interroger sur l'usage qu'ils allaient faire du brevet de leur recherche. Dans la deuxième partie du XXème siècle, au moment où fut lancée l'informatisation des dossiers patients, des médecins particulièrement doués en informatique ont développé des solutions dans les établissements de santé où ils exerçaient. Mais cette multiplicité d'éditeurs (plus de 350 en 2009) a créé l'épineux problème de l'interopérabilité des SI qui est devenue un véritable boulet dans la transformation numérique actuelle de notre système de santé.
Un médecin peut faire des études d'ingénieur, il peut aussi se former à la gestion et au management d'une entreprise. Il existe de nombreuses écoles qui proposent cette formation. Comme un médecin qui travaillait dans l'industrie pharmaceutique au 20ème siècle ne menait pas parallèlement une activité de soins, un médecin impliqué aujourd'hui dans la gouvernance d'une start-up et dans le développement commercial d'un IoT ou d'une thérapie digitale ne peut poursuivre une activité de soins en parallèle pour des raisons d'ordre éthique ou déontologique, en particulier à cause du risque d'un conflit d'intérêts entre l'entreprise qui cherche à développer le marché de son 'IoT et l'exercice médical auprès de patients qui pourraient bénéficier de cet IoT, Il faut choisir entre devenir un médecin-entrepreneur ou être un médecin clinicien, car le cadre réglementaire actuel (le code de déontologie médicale est un décret en Conseil d'Etat) précise que l'exercice de la médecine ne peut être lié à une activité commerciale.
C'est probablement le décret du 22 décembre 2020 qui va aider à mieux clarifier cette question. Il modifie les articles des codes de déontologie des médecins et des chirurgiens-dentistes sur la publicité et l'information. Tout en donnant désormais la possibilité aux médecins de s'exprimer publiquement sur leur activité professionnelle de soin et d'informer le grand public sur les progrès prouvés de la science médicale, le contenu de cette publicité et de l'information grand public sera encadré et ne devra pas déroger au principe fondamental que la médecine ne peut se pratiquer comme un commerce ou comme du e-commerce. Lire à cet égard l'excellente analyse juridique que vient de faire un ancien ministre de la santé. (https://www.linkedin.com/posts/claude-evin-3a14a858_les-professionnels-de-sant%C3%A9-vont-pouvoir-activity-6748632712908693504-6jxJ)
En résumé, dans ce premier billet nous voyons comment les futurs médecins, diplômés à partir de 2030 et attirés par la technomédecine, pourront réaliser leur rêve professionnel à la sortie des facultés de médecine. Ils auront été imprégnés des possibilités offertes par le numérique en santé en général et par la médecine algorithmique en particulier. Certains seront en plus ingénieurs en robotique médicale ou entrepreneurs de thérapeutiques digitales. Ils ne seront pas majoritaires.
Nous verrons dans le prochain billet comment la grande majorité des futurs médecins exercera la médecine clinique dans cet environnement numérique. Elle utilisera certes les services d'e-santé mis à sa disposition et les algorithmes de l'IAM, mais elle sera probablement plus humaine, comme l'a prédit le président de l'université Thomas Jefferson de Philadelphie dès 2016. (http://www.telemedaction.org/435763092)
2 janvier 2020