A l'ère du numérique en santé, faut-il considérer que la médecine à distance est complémentaire de la médecine en présentiel ?

Les offres de service de téléconsultation ponctuelle pleuvent en ce moment (Ramsay, Affelou, Crédit agricole, SNCF, etc.), avec l'objectif, déclaré dans les médias par leurs promoteurs, d'améliorer l'accès aux soins de nos concitoyens. Ces nouvelles offres rejoignent celles des sociétés de téléconsultation apparues dans le paysage sanitaire à partir de 2013. Que faut-il en penser ? Peut-on analyser un phénomène qui s'amplifie dans la période du post-Covid19, en toute objectivité et sans dogmatisme ?

Il faut bien faire le constat suivant : les condamnations répétées de ces offres de téléconsultation ponctuelle par le CNOM, les mises en garde de certains leaders syndicaux de la médecine libérale, le jugement prudent du ministre de la Santé qui se contente de dire qu'il n'est pas favorable à une médecine à deux vitesses, toutes ces réactions et d'autres, plutôt hostiles à ces initiatives du secteur privé, ne semblent pas ébranler les promoteurs, lesquels s'appuient sur une certaine opinion favorable de la partie la plus jeune de la population, et sur une génération de médecins, le plus souvent des urgentistes, qui accepte de travailler au sein de ces sociétés.

Au-delà de la volonté des autorités sanitaires de réguler ce mouvement en n'accordant le remboursement des actes de téléconsultation par l'Assurance maladie qu'aux sociétés qui auront été agréées par le ministère de la Santé (https://telemedaction.org/437100423/453459149), ne vaudrait-il pas mieux comprendre ce mouvement sociétal pour mieux l'accompagner ? Ne reflète-t-il pas le besoin d'innovations organisationnelles pour mieux répondre aux demandes de soins de la population ? C'est l'objet de ce billet. Certains professionnels pourront être choqués par certaines explications données. L'auteur de ce billet est un professionnel médical, fervent défenseur d'une éthique médicale, qui donne son opinion en toute indépendance, sans aucun conflit d'intérêt avec telle ou telle société commerciale de téléconsultation.


Qu'est-que la médecine hybride qui associe la médecine traditionnelle et la médecine numérique ?


Ce terme d'"hybride" heurtera certains professionnels de santé. Il a été créé par des médecins-chercheurs américains dans un article publié récemment, que nous avons largement commenté dans nos deux derniers billets (https://telemedaction.org/422021881/pertinence-et-qualit-s-cliniques-de-la-tlm-1)(https://telemedaction.org/422021881/pertinence-et-qualit-de-la-tlm-2).

Ces universitaires défendent l'idée que la dichotomie entre les soins virtuels et les soins en présentiel serait dépassée et que mettre les soins virtuels dans une catégorie inférieure aux soins présentiels serait une erreur. Selon eux, les soins virtuels répondraient à une demande spécifique de la société du 21ème siècle, en particulier des jeunes du "millénium", nés au début de ce siècle, comme cela a bien été illustré pendant la pandémie à la Covid-19 (https://telemedaction.org/422016875/453185455).

Selon ces chercheurs américains, il ne faudrait pas opposer soins virtuels et soins en présentiel, mais accepter que nous ayons besoin au 21ème siècle d'un système de soins "hybride", à la fois traditionnel et numérique.


Les offres commerciales de services numériques ne reflètent-elles pas l'évolution d'une société vis à vis de la demande de soins ?


Depuis l'arrivée des smartphones en 2007, nous sommes entrés dans la société dite "de l'immédiateté". Nous sommes en mesure de consulter instantanément nos comptes bancaires, de prendre la décision d'aller voir un spectacle le soir-même et d'obtenir immédiatement les billets, de modifier nos horaires de train en fonction de notre emploi du temps très mobile, d'organiser nous-mêmes nos voyages personnels, de réserver dans l'instant les hôtels et les restaurants sur notre trajet, de commander par internet de la nourriture et des vêtements, etc. Bref, nous gérons aujourd'hui instantanément notre vie professionnelle et privée. Le numérique a davantage transformé la vie des jeunes adultes que celle des personnes âgées nées au 20ème siècle. Pourquoi cette nouvelle façon de vivre dans l'immédiateté ne toucherait-elle pas aussi notre système de santé ?

Certains parleront d'une médecine de consommation, et ils n'ont pas tort. Mais quels seraient les arguments à avancer pour prévenir cette médecine de consommation, alors que les autres services offerts par le numérique ne servent que cette consommation ? Alors que nous nous plaignons, à juste titre, du temps excessif que nous-mêmes, nos enfants et petits-enfants, passons sur les écrans numériques, sommes-nous capables aujourd'hui d'empêcher leur usage, et nous-mêmes de nous en passer ? On peut dénoncer la médecine de consommation, mais nous ne sommes pas capables de l'empêcher. En revanche, nous pourrions mieux la réguler.


Il ne faut pas résumer la télémédecine à la seule téléconsultation ponctuelle.


Ces initiatives commerciales de téléconsultation ponctuelle font tellement débat dans les médias et sur les réseaux sociaux qu'on pourrait résumer la télémédecine à cette pratique. Il n'en n'est rien, même si le CNOM donne l'impression de ne connaître que cette téléconsultation ponctuelle lorsqu'il écrit son rapport sur le "mésusage de la télémédecine" (https://www.conseil-national.medecin.fr/sites/default/files/external-package/rapport/10ax7i9/cnom_mesusage_de_la_telemedecine.pdf). On aurait préféré de la part de cette institution un rapport sur le "bon usage de la télémédecine", afin d'accompagner les médecins dans ce nouvel exercice professionnel plutôt que de dénoncer les dérives dues en grande partie à une formation insuffisante.

Comme le soulignent les médecins-chercheurs américains, ne sommes-nous pas confrontés en télémédecine, pratique nouvelle dans la plupart des pays, à un nombre limité d'experts sur le sujet capables d'enseigner les bonnes pratiques ? Peut-on vraiment enseigner la télémédecine sans l'avoir jamais pratiquée ? Sans avoir soi-même appliqué les recommandations érigées par la HAS et les sociétés médicales savantes ? Un chirurgien serait-il crédible s'il enseignait une technique opératoire qu'il n'a jamais pratiquée ? Certains pensent que la pratique de la télémédecine serait intuitive et qu'une formation n'est pas nécessaire. De nombreux pays ont tiré des leçons de la période pandémique et tous ont conclu à la nécessité d'une formation préalable pour pouvoir l'exercer correctement dans le respect des bonnes pratiques (https://telemedaction.org/422885857/452664440).

Nous avons décrit dans trois précédents billets les différentes formes de téléconsultation, le  service médical qu'elles rendent à nos concitoyens et la grille éthique que doivent appliquer les sociétés commerciales qui offrent ces services (https://telemedaction.org/422021881/t-l-consultation-et-smr)(https://telemedaction.org/422021881/teleconsultation-et-smr-2)(https://telemedaction.org/422021881/t-l-consultation-et-smr-3).

La téléconsultation programmée, à l'initiative du médecin traitant, alternée avec des consultations en présentiel pour le suivi des patients handicapés et/ou atteints de maladies chroniques, demeure le gold-standard de la téléconsultation. Cette forme de téléconsultation peut être proposée à des personnes âgées, en situation d'illectronisme, si elle bénéficie d'une assistance par un professionnel de santé (infirmier, pharmacien d'officine).

Enfin, il ne faut pas oublier les autres pratiques de télémédecine (téléexpertise et télésurveillance médicale) qui sont particulièrement adaptées aux défis de la médecine du 21ème siècle : aider une équipe pluridisciplinaire à travailler ensemble en utilisant la téléexpertise, prévenir les hospitalisations évitables en dépistant et en traitant le plus tôt possible le début d'une complication chez les patients atteints de maladies chroniques, afin d'éviter les hospitalisations.


Une innovation organisationnelle du système de soins pour une population jeune acculturées au numérique ?


La forte valeur d'évocation diagnostique de l'interrogatoire médical (70% des cas) et la faible valeur de l'examen physique (5 à 10% en 2019), reconnues dans de nombreux travaux scientifiques régulièrement publiés depuis 50 ans, peuvent fonder les nouvelles organisations de l'accès aux soins virtuels; telles que proposées par les universitaires américains.

Relative contributions of history-taking, physical examination, and laboratory investigation to diagnosis and management of medical outpatients.

Hampton JR, Harrison MJ, Mitchell JR, Prichard JS, Seymour C.Br Med J. 1975 May 31;2(5969):486-9. doi: 10.1136/bmj.2.5969.486.PMID:1148666

The importance of the history in the medical clinic and the cost of unnecessary tests.

Sandler G. Am Heart J. 1980 Dec;100(6 Pt 1):928-31. doi: 10.1016/0002-8703(80)90076-9.PMID: 7446394.

The diagnostic value of the medical history. Perceptions of internal medicine physicians. Rich EC, Crowson TW, Harris IB. Arch Intern Med. 1987 Nov;147(11):1957-60.PMID: 3675097.

Diagnostic value of the medical history. Platt FW. Arch Intern Med 1988 Apr;148(4):984-5.

Diagnostic value of history taking and physical examination to assess effusion of the knee in traumatic knee patients in general practice. Kastelein M, Luijsterburg PA, Wagemakers HP, Bansraj SC, Berger MY, Koes BW, Bierma-Zeinstra SM. Arch Phys Med Rehabil. 2009 Jan;90(1):82-6. doi: 10.1016/j.apmr.2008.06.027.PMID: 19154833.

Aurélie Madelon. Étude sur l’apport de l’interrogatoire et de l’examen physique soigneux, dans le diagnostic final d’une pathologie en consultation de médecine interne : INPHYDIA. Médecine humaine et pathologie. 2019⟨dumas-02117820⟩.


Un système de soins hybride, distanciel et traditionnel.

Un patient s'engage avec un cabinet de soins primaires qui pratique le distanciel et le présentiel.  Celui-ci agirait en tant que "contrôleur de la circulation sanitaire" au sein du territoire de santé. Les données  de l'interrogatoire obtenues lors d'une première téléconsultation "ponctuelle", conduirait à une demande  d'examens de laboratoire et d'une imagerie, si nécessaire. Ce centre régulateur de soins primaires dirigerait ensuite le patient vers son médecin de proximité. Une fois que le médecin a reçu les résultats des examens et/ou de l'imagerie, le patient reçoit une invitation à discuter de ces résultats et du traitement, soit de manière asynchrone (par courriel ou par SMS), soit de manière synchrone (par téléconsultation), soit si cela s'avère nécessaire un examen plus approfondi en consultation présentielle. Cette approche hybride peut intéresser en particulier les patients jeunes, généralement en bonne santé, qui peuvent alors interagir directement avec leur professionnel de santé afin d'éviter des rendez-vous en présentiel, fastidieux et souvent inutiles.

Un outil numérique asynchrone qui permette des messages aller-retour et des conseils cliniques en temps opportun (abandon du tabac, modification du régime alimentaire, exercice physique, etc.) peut finalement conduire à des soins plus complets et plus efficaces que l'absence de soins en présentiel, comme cela existe aujourd'hui chez les jeunes "milléniaux". Dans cette organisation innovante, la place (en France) de "Mon Espace Santé" est essentielle. Il faut saluer enfin l'effort accompli par des experts français de la téléconsultation ponctuelle dans la réalisation d'ouvrages académiques de télésémiologie.


25 juin 2023