Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
Dans des billets précédents, nous avons défendu l'idée d'une sobriété énergétique dans l'usage de notre système de santé, comme l'usage de la voiture ou d'un VSL (véhicule sanitaire léger) pour se rendre en consultation au cabinet d'un médecin ou pour se rendre dans un laboratoire d'analyses médicales, etc.(https://telemedaction.org/422016875/453120094), et nous avons montré sur la base d'études médico-économiques que les pratiques de télémédecine pouvaient réduire certains coûts financés par les assureurs et complémentaires santé (https://telemedaction.org/422016875/451568650) (https://telemedaction.org/422016875/une-t-l-m-decine-plut-t-bottom-up-que-top-down). Nous traitons dans ce nouveau billet de l'impact que pourrait avoir la télémédecine sur la neutralité carbone. La période pandémique à la Covid-19 a permis de mesurer l'impact des téléconsultations sur les émissions de CO2 évitées en réduisant les déplacements en voiture vers les cabinets médicaux.
La téléconsultation de psychiatrie se prête particulièrement à une telle étude, car elle nécessite rarement un examen physique et l'échange à distance entre le médecin et le patient apporte souvent une adhésion du patient plus grande qu'en présentiel, comme l'ont montrées les enquêtes réalisées après la pandémie. Plus de 25% des 15 000 psychiatres français continuent à pratiquer la télé-psychiatrie, estimant qu'elle se prête bien à certaines situations de la santé mentale (https://telemedaction.org/422016875/453185455).
Une thèse de médecine réalisée à l'Université de Limoges en 2020 fait un point complet sur les pratiques de lé télé-psychiatrie. Cette thèse a pour titre : "Evaluation de l'opinion des patients et des praticiens sur les téléconsultations de psychiatrie", soutenue par Etienne Caylar le 9 octobre 2020. Dans sa conclusion, l'auteur reconnaît que "la crise de la COVID, et le confinement qui en a découlé, ont joué un rôle d’accélérateur dans l’utilisation de la télémédecine, en contraignant les médecins psychiatres à y recourir au moins en partie. Il est à espérer que cela permettra son adoption progressive auprès des professionnels de santé, guidé par le plan de santé nationale « Ma Santé 2022 ».(file:///C:/Users/pierr/Votre%20%C3%A9quipe%20Dropbox/Pierre%20Simon/PC/Documents/Downloads/M20203166.pdf)
Cette thèse est intéressante car, pendant de nombreuses années, les élèves du Pr. Jacques Lacan, grand psychanalyste français du 20ème siècle, ne devaient pas faire de téléconsultations, au motif que cette pratique était inadaptée à la relation du patient avec son médecin psychiatre. Les choses ont bien changé, à l'instar des pratiques de télé-psychiatrie dans les pays anglosaxons qui ont été pionnières dans le développement de la télémédecine à travers le monde au cours des 50 dernières années.
La téléconsultation psychiatrique serait-elle une pratique qui améliore le bilan carbone ?
C'est du moins ce que viennent de publier en octobre 2022 une équipe académique de l'Université de Caroline du Nord, aux Etats-Unis.
Telehealth: Reducing Patients' Greenhouse Gas Emissions at One Academic Psychiatry Department. Penaskovic KM, Zeng X, Burgin S, Sowa NA.Acad Psychiatry. 2022 Oct;46(5):569-573. doi: 10.1007/s40596-022-01698-x. Epub 2022 Aug 23.PMID: 35997996.
METHODOLOGIE
Les auteurs ont extrait les données associées à toutes les consultations externes dans les 26 cliniques psychiatriques de l'Etat de Caroline du Nord, entre le 16 mars et le 31 décembre 2020. Après avoir calculé les kilomètres évités par les patients grâce aux téléconsultations, les auteurs ont utilisé le ratio standard de l’Environmental Protection Agency (EPA) des États-Unis pour calculer la quantité totale de CO2 qui aurait été émise si les consultations avaient eu lieu en présentiel.
RESULTATS
Au cours de la période d’étude, 47 582 consultations ambulatoires de santé mentale chez 3975 patients ont été effectuées. La majorité de ces consultations étaient réalisées en distanciel (85 %). La plupart des téléconsultations ont été effectuées à l’aide de plateformes audio-vidéo en temps réel (75,7 %). En prenant en compte les émissions de CO2 évitées par les téléconsultations, les auteurs ont pu déduire les transports évités par les patients, et l'économie nette d’émissions de gaz à effet de serre de 867 011 kg de CO2. Ce volume est égal aux émissions de gaz à effet de serre de 189 véhicules de tourisme conduits pendant 1 an selon l’EPA.
CONCLUSIONS
Cette étude montre que la conversion des consultations en face à face par des téléconsultations a le potentiel d’augmenter à la fois l’efficacité sur la dépense en énergie fossile et la conservation du climat par une réduction des émissions de gaz à effet de serre grâce aux déplacements évités des patients avec un véhicule. Si ces valeurs étaient extrapolées à la population totale adulte américaine qui est suivie en santé mentale, les auteurs estiment que la conversion de consultations présentielles en téléconsultations pourrait permettre d’économiser environ 830 000 tonnes de CO2 par an. Les gouvernements devraient tenir compte de ces avantages sociétaux lorsqu’ils prennent des décisions concernant le développement et le soutien de la télésanté.
COMMENTAIRES. Nous avons tous constaté pendant les confinements de 2020 que la nature se portait mieux, que des oiseaux qui ne fréquentaient plus nos jardins étaient revenus, que le ciel était plus lumineux depuis que les avions étaient cloués au sol, que les bruits de circulation des voitures et motos avaient disparu et que nous entendions le matin le chant des oiseaux.
Le bénéfice de la télémédecine sur l'émission des gaz à effet de serre (GES) a été étudié pour la première fois au Canada en 2010. Les auteurs montraient qu'en évitant 757 234 km de trajets vers les cabinets médicaux, 185 tonnes de GES étaient évitées, la téléconsultation ne générant que 45kg.
The impact of telemedicine on greenhouse gas emissions at an academic health science center in Canada. Masino C, Rubinstein E, Lem L, Purdy B, Rossos PG. Telemed J E Health. 2010 Nov;16(9):973-6. doi: 10.1089/tmj.2010.0057. Epub 2010 Oct 19. PMID: 20958198.
Une étude allemande publiée en 2022 montre que les téléconsultations réalisées chez 52 patients ont permis de réduire les coûts de déplacement, les coûts de temps et les pertes de production, avec des économies moyennes de 76,52 € par téléconsultation. En outre, les émissions de 11,248 kg de GES, 0,070 kg de monoxyde de carbone, 0,011 kg d’hydrocarbures volatils, 0,028 kg d’oxyde d’azote et 0,0004 kg de particules (par patient) pouvaient être réduites en évitant les déplacements. Cela s’est traduit par des économies de coûts environnementaux entre 3,73 € et 9,53 € par patient.
Economic and Environmental Impact of Digital Health App Video Consultations in Follow-up Care for Patients in Orthopedic and Trauma Surgery in Germany: Randomized Controlled Trial. Muschol J, Heinrich M, Heiss C, Hernandez AM, Knapp G, Repp H, Schneider H, Thormann U, Uhlar J, Unzeitig K, Gissel C. J Med Internet Res. 2022 Nov 24;24(11):e42839. doi: 10.2196/42839. PMID: 36333935.
L'Université de Californie a réalisé une étude similaire de mars 2020 à février 2022. Plus de 3 millions (n = 3 043 369) de téléconsultations ont été incluses. La distance totale aller-retour, le temps de trajet et les frais de déplacement économisés grâce à ces téléconsultations étaient respectivement de 53 664 391 milles, 1 788 813 h et 33 540 244 $, ce qui représente 17,6 miles, 35,3 minutes et 11,02 $ par téléconsultation. Grâce à la téléconsultation, 42,4 blessés par accident de la route et 0,7 décès ont été évités. L’utilisation de la téléconsultation pendant cette période de pandémie a permis de diminuer de 21 465,8 tonnes les émissions de CO2, de 14,1 tonnes la consommation d’hydrocarbures, de 212,3 tonnes les émissions de monoxyde de carbone et de 9,3 tonnes celles d’oxyde d’azote. Les auteurs concluent que les avantages importants de la téléconsultation sur l'environnement devraient être davantage pris en compte lors de la planification des futurs services de santé.
Environmental Impact of Ambulatory Telehealth Use by a Statewide University Health System During COVID-19. Sharma S, Yellowlees PM, Gotthardt CJ, Luce MS, Avdalovic MV, Marcin JP. Telemed J E Health. 2022 Dec 23. doi: 10.1089/tmj.2022.0396. Online ahead of print. PMID: 36576982.
L'équipe de psychiatres de l'Université de Caroline du Nord a eu l'idée originale de mesurer l'économie d'émissions de gaz à effet de serre due aux déplacements évités aux cabinets de consultations de psychiatrie. La télé-psychiatrie est intéressante à étudier puisque cette spécialité ne nécessite pas d'examen physique du patient. Rapportée à la population totale adulte suivie en santé mentale aux Etats-Unis, l'économie en CO2 réalisée est significative : près de 1 million de tonnes /an pour un pays de 332 millions d'habitants qui en génère 4,8 milliards/an (14,6 tonnes de CO2 /habitant/an).
La France ne génère que 6,2 tonnes de CO2/habitant/an, soit 421 millions de tonnes/an pour 67 millions d'habitants. Si on applique le calcul réalisé par l'EPA aux Etats-Unis, notre pays aurait économisé pendant l'année 2020, grâce aux 20 millions de téléconsultations, 364 500 tonnes de C02, soit 0,08% de la quantité annuelle produite dans notre pays. Avec environ 6 consultations médicales par an et par habitant, ce sont environ 400 millions de consultations qui sont réalisées chaque années en France dans les cabinets médicaux, dont 106 millions par les médecins généralistes. A l'ère des maladies chroniques, si 40% des consultations médicales étaient réalisées à distance, alternées avec des consultations en présentiel (https://telemedaction.org/422016875/une-t-l-m-decine-plut-t-bottom-up-que-top-down), l'économie en CO2 serait de près 3 millions de tonnes, soit 0,7% de la production totale de notre pays.
Pour atteindre la neutralité carbone, chaque citoyen dans le monde ne devrait pas produire plus de 2 tonnes de CO2/an, soit pour la population de la France 136 millions de tonnes/an. Le développement de la télésanté en France (téléconsultation, téléexpertise, télésurveillance, télésoin) pourrait contribuer à réduire d'au moins 1% l'émission des GES.
Les organisations nouvelles de soins, fondées sur l'usage du numérique en santé, peuvent participer à l'effort national d'une neutralité carbone d'ici 2050.
9 février 2023