L'impact clinique des applis numériques en santé mobile : un état des lieux de la littérature sur les données probantes (1)


Les applications en santé mobile se développent dans de nombreux domaines de la santé : surveillance des troubles du rythme cardiaque et de l'hypertension artérielle (Wearable Digital Health Technologies for Monitoring in Cardiovascular Medicine. Spatz ES, Ginsburg GS, Rumsfeld JS, Turakhia MP. N Engl J Med. 2024 Jan 25;390(4):346-356. doi: 10.1056/NEJMra2301903.PMID:38265646 Review), traitement du diabète par insuline (Digital Technology for Diabetes. Hughes MS, Addala A, Buckingham B. N Engl J Med. 2023 Nov 30;389(22):2076-2086. doi: 10.1056/NEJMra2215899.PMID:38048189, Review)surveillance de maladies neurologiques comme l'épilepsie (Wearable Digital Health Technology for Epilepsy. Donner E, Devinsky O, Friedman D. N Engl J Med. 2024 Feb 22;390(8):736-745. doi: 10.1056/NEJMra2301913.PMID:38381676 Review), accompagnement de la santé mentale comme la dépression (Wearable Technology in Clinical Practice for Depressive Disorder. Fedor S, Lewis R, Pedrelli P, Mischoulon D, Curtiss J, Picard RW. N Engl J Med. 2023 Dec 28;389(26):2457-2466. doi: 10.1056/NEJMra2215898.PMID:38157501 Review), diagnostic et suivi de l'apnée obstructive du sommeil (The Role of Novel Digital Clinical Tools in the Screening or Diagnosis of Obstructive Sleep Apnea: Systematic Review. Duarte M, Pereira-Rodrigues P, Ferreira-Santos D. J Med Internet Res. 2023 Jul 26;25:e47735. doi: 10.2196/47735.PMID:37494079), prévention de facteurs de risque du cancer ou de maladies cardiovasculaires (Consumer Wearables and the Integration of New Objective Measures in Oncology: Patient and Provider Perspectives. Fonseka LN, Woo BK. JMIR Mhealth Uhealth. 2021 Jul 15;9(7):e28664. doi: 10.2196/28664.PMID:34264191)(Digital phenotyping by consumer wearables identifies sleep-associated markers of cardiovascular disease risk and biological aging. Teo JX, Davila S, Yang C, Hii AA, Pua CJ, Yap J, Tan SY, Sahlén A, Chin CW, Teh BT, Rozen SG, Cook SA, Yeo KK, Tan P, Lim WK. Commun Biol. 2019 Oct 4;2:361. doi: 10.1038/s42003-019-0605-1. eCollection 2019.PMID:31602410), etc.


Une revue de littérature sur les impacts cliniques des applis numériques en santé mobile vient d'être publiée dans le prestigieux journal américain The New England Journal of Medicine (N Engl J Med). La qualité de cet état des lieux dans la littérature internationale et l'importance du sujet méritent que cet article soit publié in extenso.

Plusieurs questions essentielles sont abordées dans cette revue,  comme la propriété et le devenir des données collectées par ces applis, la confiance des patients dans ces applis, les normes et l'interopérabilité des applis, leur intégration dans les environnements cliniques, la possibilité pour les patients de devenir autonome dans le suivi de leur maladie,  le remboursement et le retour sur investissement pour les systèmes de santé.


Key Issues as Wearable Digital Health Technologies Enter Clinical Care. Geoffrey S, Ginsburg GS, Picard RW, Friend SH.N Engl J Med. 2024 Mar 21;390(12):1118-1127. doi: 10.1056/NEJMra2307160.PMID: 38507754. Review.


Dans ce premier billet, nous abordons la question des données collectées par ces applis, la propriété de ces données de santé personnelles et leur devenir lors de l'utilisation de l'appli.


INTRODUCTION


Les technologies de santé numériques portables (Digital Health Technologies ou DHT) offrent le potentiel d'agir sur les soins de santé en rendant visibles, tant aux patients qu'aux professionnels de la santé, les situations comportementales et physiologiques de la vie quotidienne, en dehors du suivi clinique traditionnel qui est périodique.

À ce jour, notre revue couvre des domaines de pathologies chroniques dans lesquels il existe des résultats d'essais cliniques raisonnablement solides qui montrent l'impact clinique de ces technologies : le diabète (Digital Technology for Diabetes. Hughes MS, Addala A, Buckingham B. N Engl J Med. 2023 Nov 30;389(22):2076-2086. doi: 10.1056 NEJMra2215899.PMID:38048189, Review), trois types de maladies cardiovasculaires : l'hypertension artérielle, l'insuffisance cardiaque et la fibrillation auriculaire (Wearable Digital Health Technologies for Monitoring in Cardiovascular Medicine. Spatz ES, Ginsburg GS, Rumsfeld JS, Turakhia MP. N Engl J Med. 2024 Jan 25;390(4):346-356. doi: 10.1056/NEJMra2301903.PMID:38265646, Review).

Ces essais cliniques ont montré que la mise en place d'interventions personnalisées basées sur des données cliniques et d'une mesure objective des effets du traitement peut conduire à des résultats qui sont, dans de nombreux cas, supérieurs à ceux obtenus avec l'utilisation de données cliniques intermittentes, laquelle constitue le fondement actuel de la norme de la pratique clinique.

Nous avons aussi mis en évidence des domaines qui montrent un effet naissant, pour les patients patients et les cliniciens, de DHT portables qui mesurent par exemple l'activité physique et le sommeil dans la gestion de la dépression (Wearable Technology in Clinical Practice for Depressive Disorder. Fedor S, Lewis R, Pedrelli P, Mischoulon D, Curtiss J, Picard RW. N Engl J Med. 2023 Dec 28;389(26):2457-2466. doi: 10.1056/NEJMra2215898.PMID:38157501, Review) et de DHT portables qui utilisent l'intelligence artificielle (IA) pour surveiller les patients épileptiques qui ont des crises, afin d'améliorer la quantification des crises, de réduire les blessures secondaires et prévenir le risque de mort subite inattendue lors des crises (Wearable Digital Health Technology for Epilepsy. Donner E, Devinsky O, Friedman D. N Engl J Med. 2024 Feb 22;390(8):736-745. doi: 10.1056/NEJMra2301913.PMID:38381676, Review).


La base probante de l'impact clinique général des DHT portables dans ces domaines n'en est qu'à ses débuts, Mais notre revue montre le potentiel d'avantages médicaux réels. Des essais longitudinaux bien conçus devraient montrer lesquels de ces objectifs visés par ces DHT peuvent être effectivement réalisés.

Dans cette revue sur les DHT portables, nous soulignons les défis importants qui doivent être relevés pour intégrer de tels dispositifs dans les prescriptions cliniques et la pratique professionnelle. Nous avons délibérément fondé notre revue sur ce qui est possible aujourd'hui, mais nous spéculons aussi sur des utilisations futures des DHT portables.

Comme le montre la figure ci-dessous, nous identifions six problèmes interdépendants et sensibles de la prestation de soins fondée sur l'usage d'un DHT : la propriété des données, la confiance des patients, l'alphabétisation et l'accès à ces outils, les normes et l'interopérabilité, l'intégration des DHT dans les soins cliniques, l'autonomisation et l'action des patients, le remboursement et le retour sur investissement pour les systèmes de santé.






















LA PROPRIÉTÉ ET LE DEVENIR DES DONNÉES COLLECTÉES PAR LES APPLIS DE SANTÉ MOBILE.


À qui appartiennent les données brutes et dérivées obtenues à partir des DHT portables ?

La propriété peut être incertaine, car la collecte de données implique plusieurs parties prenantes, notamment les patients, les fabricants d'appareils, les fournisseurs d'applis et les agrégateurs de données.

Les données brutes des capteurs résident généralement chez le fournisseur du DHT, tandis que les informations sommaires médicales et les tendances dérivées des données brutes traitées par l'IA peuvent résider dans le système de prestation de soins de santé, mais aussi chez le fournisseur du DHT.

Dans les juridictions de certains pays, les patients sont considérés comme les propriétaires de leurs données de santé. La plupart des juridictions régulent l'accès aux données de santé.

Les systèmes de santé revendiquent aussi la propriété des données générées au sein du système ou collectées lors des consultations externes des patients (y compris lorsqu'il s'agit de téléconsultations).


Lorsque les patients ont accès à leurs propres données, de meilleurs résultats médicaux sont obtenus.

Par exemple, il est démontré que les patients atteints de diabète qui utilisent une appli pour smartphone intelligent en open source et construite par la communauté, peuvent capturer les données de glycémie et d'insuline, ce qui  améliore le contrôle du diabète en ajustant les taux d'insuline plus souvent que lors d'un traitement intermittent habituel (Open-Source Automated Insulin Delivery in Type 1 Diabetes. Burnside MJ, Lewis DM, Crocket HR, Meier RA, Williman JA, Sanders OJ, Jefferies CA, Faherty AM, Paul RG, Lever CS, Price SKJ, Frewen CM, Jones SD, Gunn TC, Lampey C, Wheeler BJ, de Bock MI. N Engl J Med. 2022 Sep 8;387(10):869-881. doi: 10.1056/NEJMoa2203913.PMID:36069869).


Nous pensons que les patients devraient être mieux informés afin de comprendre les conditions d'utilisation et les politiques de confidentialité associées aux DHT qu'ils utilisent.

La transparence concernant les politiques et les principes régissant l'utilisation des données de DHT portables vis à vis des patients, des chercheurs et des professionnels de la santé est essentielle afin de permettre aux patients de donner leur consentement, pleinement éclairé, au partage de leurs données. Cette information doit être fournie dans un texte court et facile à comprendre plutôt que dans un long document de forme juridique.


L'intérêt d'avoir un "conseiller en santé numérique" au sein des équipes de soins.

Étant donné que l'utilisation des données de santé pour les DHT portables évoluent, il peut y avoir un besoin, au moins temporaire, d' avoir un « conseiller en santé numérique », semblable au conseiller en génétique, qui est membre de l'équipe de soins de santé. Sa mission serait d'aider à la fois les patients et les cliniciens à intégrer la technologie numérique dans leurs pratiques. Les tâches du conseiller pourraient aussi inclure la facilitation de l'accès à la technologie, l'enseignement des compétences en littératie numérique, le soutien aux pratiques de télésanté, la recommandation d'applis de santé mobile, le dépannage de problèmes techniques et l'interprétation de données cliniquement pertinentes provenant des applis de santé.


Les données personnelles de santé sont à la fois sensibles et précieuses.
Les données de santé provenant des DHT portables sont précieuses non seulement pour les soins aux patients, mais aussi pour la recherche sur la santé de la population, les initiatives de santé publique et le développement de nouvelles approches en matière de soins de santé.

Il est toutefois difficile de déterminer comment les données personnelles des patients peuvent être agrégées et utilisées à des fins de recherche tout en respectant leur vie privée.

L'un des scénarios pour les utilisateurs de DHT portables consisterait à donner leur consentement à l'agrégation de données anonymisées et à leur utilisation secondaire pour la recherche, ce qui est la façon dont les données des dossiers de santé électroniques (DSE) sont maintenant utilisées par les chercheurs.


Les patients pourraient alors choisir de partager ou non leurs données à des fins de recherche ou à d'autres fins.

Il peut être insuffisant d'assurer aux patients que seules leurs données anonymisées seront partagées, car la réidentification reste possible lorsque les données anonymisées sont partagées et associées à d'autres sources de données. Pour favoriser la transparence, il faut également envisager de promulguer des politiques qui permettent aux patients d'accéder à leurs propres données de santé, afin de gérer et de contrôler les données collectées par les applis de santé mobile.


COMMENTAIRES. Sur cette partie de la revue consacrée à la propriété des données de santé collectées par les applis de santé mobile, trois commentaires peuvent être faits.

Le premier est que  beaucoup de références de cette revue sont des articles récents, publiés dans le journal The New England Journal of Medicine. Compte tenu d'une sélection d'articles par le comité de lecture de ce journal parmi les plus sévères de la littérature médicale internationale (70% de rejets), on peut en déduire que les preuves de l'impact clinique des DHT portables citées dans cette revue sont fiables, reposant sur des données probantes.

Le deuxième commentaire concerne le débat lancé par les auteurs de la revue sur la propriété des données de santé collectées par les applis en santé mobile. Les patients en sont-ils propriétaires ou est-ce le système de santé dans la mesure où le traitement de ces données de santé peuvent avoir un intérêt général afin de mieux piloter le système de santé et de favoriser la recherche ? Les auteurs rappellent que le patient devrait pouvoir s'opposer au traitement de ses données de santé personnelles, après avoir été informé du risque de réidentification, malgré l'anonymisation initiale. On voit bien que les juridictions des pays, en particulier celles des Etats-Unis, n'ont pas encore tranché ce débat. C'est le cas de la France et des pays de l'Union Européenne. Il semble cependant exclu que le fournisseur des DHT puisse utiliser les données collectés par ses capteurs. S'il les héberge, il a l'obligation légale de les protéger et de ne pas les vendre à des fins commerciales.

Enfin, le troisième  concerne la proposition faite par les auteurs de créer un nouveau métier : le conseiller en santé numérique dont ils suggèrent un certain nombre de compétences et de missions. On ne peut que souscrire à une telle proposition.


11 janvier 2025