Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
On découvre, depuis quelques mois, des décisions étonnantes de la part de certaines Agences Régionales de Santé (ARS). Pour contractualiser avec certains promoteurs de projets de télémédecine, les ARS reconnaissent comme téléconsultations des pratiques qui relèvent en fait du simple téléconseil médical personnalisé ou de la téléexpertise, au motif que le projet soumis serait conforme au plan réglementaire à la définition de la téléconsultation dans le décret de télémédecine du 19 octobre 2010.
Donnons quelques exemples récents.
Telle plateforme de téléconseil médical personnalisé estime plus attractif pour son image, et probablement pour son modèle économique, d'apparaitre comme un service de téléconsultation "low cost" (voir sur ce site le billet "Business et télémédecine" dans la rubrique "On en parle"). L'analyse des textes réglementaires conduit des juristes de l'ARS et de la CNIL à reconnaitre que la demande de téléconsultation par les promoteurs du projet est conforme à la définition de l'acte dans le décret.
Telle plateforme de téléexpertise, par exemple pour un deuxième avis (voir le billet "2ème avis connecté" dans la rubrique "Edito de semaine"), est considérée comme réalisant des téléconsultations, au motif que c'est le patient lui-même, en accord avec son médecin traitant, qui remplit un questionnaire médical qui est ensuite envoyé au médecin spécialiste qui réalise une véritable téléexpertise du dossier, sans échange direct avec le patient, et dont le compte rendu est adressé au médecin traitant.
Tel projet de télémédecine qui n'aurait pas encore contractualisé avec l'ARS serait considéré comme un exercice illégal de la médecine.
Les ARS reconnaissent la nature des pratiques de télémédecine selon l'interprétation qu'elles font d'un texte réglementaire, comme si les pratiques médicales en télémédecine, dans leur grande diversité, devaient être d'abord autorisées par le droit. Le télémédecin est toujours dans une obligation de moyens pour l'exercice de son art. Il choisit les pratiques médicales, avec ou sans télémédecine, qui sont légitimées par un service médical rendu aux patients. Le droit ne peut intervenir dans une approche médicale d'evidence-based medicine.
La pratique de la médecine à distance, c'est à dire la télémédecine, est devenue légale par la loi HPST du 21 juillet 2009. Le décret du 19 octobre 2010 en décrit les différentes pratiques médicales, les conditions de mise en oeuvre et son organisation, permettant ainsi aux porteurs de projet de construire un projet médical de télémédecine qui réponde aux besoins des patients et en respecte les droits. La télémédecine n'est pas faite pour répondre aux besoins des médecins.
Un même projet peut utiliser plusieurs pratiques ou actes de télémédecine pour parvenir au service médical rendu au patient. Catégoriser un projet de télémédecine par une seule pratique médicale (téléconsultation ou téléexpertise ou télésurveillance) est probablement une des causes de la dérive actuelle que nous voulons dénoncer dans ce billet. La demande sociétale croissante d'un téléconseil médical personnalisé avant de se rendre chez son médecin pour une consultation classique n'avait pas, en 2009-10, l'actualité qu'elle a aujourd'hui. C'est une pratique légale de la télémédecine, conforme à l'article L.6316.1 du CSP, et qui doit faire partie désormais, de façon explicite, des pratiques réglementaires de télémédecine. Nous en avons déjà parlé sur ce site ( voir le billet "Innovons encore" dans la rubrique "Edito de la semaine").
Tous les projets de télémédecine qui sont opérationnels en France depuis plusieurs années n'ont pas tous passé contrat avec leur ARS de rattachement. Si la contractualisation était une obligation réglementaire dans les 18 mois qui ont suivi la parution du décret du 19 octobre 2010, force est de constater que peu de contrats ont été passés avant le 18 avril 2012. Le Ministére de la santé avait eu la prudence de préciser que cette contractualisation n'avait pas valeur d'autorisation d'exercer la télémédecine. Il serait donc abusif aujourd'hui de considérer qu'une pratique de télémédecine qui n'a pas fait l'objet d'un contrat avec l'ARS serait une pratique illégale de la médecine. Il existe aujourd'hui en France de nombreuses applications de télémédecine qui apportent un réel SMR aux patients et qui n'ont pas fait l'objet d'un contrat avec l'ARS, notamment un grand nombre de pratiques hospitalières de télémédecine. En 2015, très peu de CPOM avaent intégré les pratiques de télémédecine dans leur contrat avec l'ARS. Faire évoluer la 3ème partie du décret de télémédecine pour le rendre conforme à la réalité du terrain a été envisagé dès 2014.
La pratique de la télémédecine doit être légitimée d'abord par le service médical rendu aux patients. (voir sur ce site le billet consacré au service médical rendu dans la rubrique "Edito de semaine")
On a toujours dit que le décret de télémédecine du 19 octobre 2010 décrivait les conditions de mise en oeuvre de la télémédecine, rappelant aux médecins qu'ils devaient identifier leurs pratiques, respecter les recommandations de la HAS et/ou des Sociétés médicales savantes, avoir une démarche éthique en conformité avec le Code de déontologie médicale et prendre en compte les droits du patient, notamment le droit d'accepter ou de refuser ces pratiques médicales innovantes. Comme dans toute pratique en santé, le médecin doit s'assurer que le service médical rendu (SMR) aux patients n'est pas inférieur à celui qui est obtenu sans télémédecine. La pratique de la télémédecine peut aussi améliorer le SMR sans télémédecine. On parle alors d'amélioration du SMR (ASMR).
Le SMR et/ou l'ASMR reposent sur un bénéfice clinique ou social individuel bien identifié, un bénéfice collectif en termes de santé publique. Il est analysé selon le type d'intervention et/ou selon le mode organisationnel. C'est la prise en compte de tous ces critères qui détermine le niveau de prise en charge par les assureurs, notamment l'Assurance maladie.
Quelques illustrations...
Le télé-AVC, une pratique hospitalière de la télémédecine, utilise dans son process de la téléconsultation (le neurologue de l'UNV avec le patient dans le service d'urgences), de la télé-expertise (l'interprétation du scanner cérébral par le neurologue à la demande du médecin urgentiste), de la téléassistance (le neurologue téléassiste l'infirmière qui injecte le thrombolytique), de la télésurveillance (dans la demi-heure qui suit l'administration du thrombolytique). Le bénéfice clinique individuel apporté au patient qui a fait un AVC ischémique est évident à la condition que le thrombolytique soit administré dans les 3 heures qui suivent le début de l'AVC. (voir sur ce site le billet "Télémédecine (12) dans la rubrique "Publications"). C'est la Société savante de neurologie vasculaire qui a écrit le process du télé-AVC avec les différentes pratiques de télémédecine.
La télédialyse est une pratique de télémédecine dans les établissements de santé privés ou publics. Elle consiste à réaliser des séances de dialyse au plus proche du domicile du patient. Le bénéfice clinique ne doit pas être inférieur à celui de la dialyse dans un centre ambulatoire. Le bénéfice social individuel est important car la qualité de vie de ces patients est améliorée. Quant au bénéfice en termes de santé publique, il est également démontré puisque l'économie du transport représente 25% du coût global d'une séance de dialyse. Pour parvenir à cette ASMR, le process de télédialyse recommandé par la HAS en janvier 2010 intégre une télésurveillance en synchrone des paramètres de la dialyse, une téléassistance des infirmières qui sont auprès des patients par le néphrologue qui est à distance et enfin une téléconsultation de fin de séance où le néphrologue dialogue avec le patient pour juger de la qualité de la séance de dialyse, à partir de données cliniques fournies par l'infirmière et d'indicateurs biologiques de séance transmis par le générateur de dialyse, et que le néphrologue peut interpréter en "live" grace à des logiciels experts.
La téléradiologie est un ensemble de plusieurs pratiques de télémédecine, télédiagnostic ou téléconsultation, téléassistance du manipulateur de radiologie, téléexpertise de deuxième avis auprès de radiologues spécialistes d'organe. C'est l'organisation de la téléradiologie au plan territorial (GHT), ou régional ou national, avec toutes les pratiques diverses de télémédecine, validées par le Conseil professionnel de la radiologie, qui apporte un SMR ou une ASMR aux patients.
La télécardiologie est également un ensemble de pratiques de télémédecine qui, dans le cadre d'un dispositif médical implanté (défibrillateur), associe la télésurveillance quotidienne (éventuellement déléguée à une infirmière formée en cardiologie) et une téléconsultation en cas de besoin pour juger de la nécessité de revoir ou non le patient en consultation en face à face, ou dans le cadre d'une insuffisance cardiaque chronique qui associe également une télésurveillance quotidienne, et en cas d'alerte, une téléconsultation avant de prendre la décision d'une consultation ou d'une hospitalisation. C'est le Conseil professionnel de la cardiologie qui a validé les process de la télécardiologie.
La télédiabétologie, qui concerne la télésurveillance des patients diabétiques qui ont un traitement insulinique complexe, utilise aujourd'hui des dispositifs médicaux performants ( le système Diabeo en France). Comme pour l'insuffisance cardiaque, le process est construit avec plusieurs pratiques de télémédecine. Outre la télésurveillance, on y retrouve la téléassistance des infirmières libérales qui interviennent auprès des patients, dont certaines par délégation de compétence médicale (art. 51 de la loi HPST), ainsi que des téléconsultations médicales en cas d'alertes où se pose la question d'une hospitalisation.
Lorsque ces applications de télémédecine ont fait l'objet d'une contractualisation avec l'ARS, cette dernière a vérifié que l'ensemble du projet médical était bien conforme aux conditions de mise en oeuvre décrites dans le décret, notamment la protection des données personnelles en santé. Néanmoins, pour toutes ces pratiques, largement déployées aujourd'hui à travers le monde et validées par les Sociétés médicales savantes nationales et internationales, on peut s'interroger sur l'intérêt de poursuivre une contractualisation avec l'Etat français.
Les nouvelles pratiques que sont le téléconseil médical personnalisé et la téléexpertise doivent être jugées par l'ARS sur le SMR aux patients ou à la population générale.
Le téléconseil médical personnalisé n'est pas une téléconsultation, notamment parce qu'il n'a pas le même SMR. Le téléconseil médical personnalisé répond à une demande de la société et ne concerne pas seulement des questions de soins. Quand il s'agit de soins pour une maladie chronique, le médecin de la plateforme de téléconseil est très vite limité dans ses réponses car il ne dispose pas aujourd'hui d'un accès au dossier patient informatisé. Le bénéfice "clinique" de cette pratique médicale n'est donc pas évaluable, car l'appelant ne sera pas suivi par le médecin de la plateforme après son appel. Le bénéfice est par contre social, car il répond à une demande de la société "numérique" qui souhaite gérer ses questions de santé dans l'immédiateté. (voir le billet "Innovons encore" dans la rubrique "l'édito de semaine"). De plus, il apporte un bénéfice en termes de santé publique, car il oriente mieux le demandeur, soit vers une consultation immédiate ou différée chez son médecin traitant, soit vers les urgences de l'hôpital si c'est nécessaire, soit il est rassuré par l'avis médical donné. C'est une garantie que pourraient offrir les assureurs ou les mutuelles à leurs adhérents, car il ne s'agit pas, à proprement parlé, d'une prise en charge relevant de l'Assurance maladie.
A l'inverse, la téléconsultation programmée, lorsqu'elle s'insère dans un parcours de soin de patients atteints de maladies chroniques, en alternance avec des consultations en face à face, apporte une réelle ASMR. Le suivi des patients atteints de maladies chroniques par téléconsultations est à nos yeux la principale indication de cette pratique médicale. La prise en charge d'une maladie chronique ne peut relever du mode de prise en charge d'une maladie aiguë. Le mode de prise en charge de ces patients souvent très âgés, c'est à dire la fréquence des téléconsultations et consultations en face à face, doit s'adapter au niveau évolutif de la maladie chronique. C'est pourquoi l'ASMR sera jugée sur le bénéfice clinique individuel obtenu par l'association d'une télésurveillance d'indicateurs par des dispositifs médicaux, de façon synchrone ou asynchrone en fonction du niveau évolutif atteint, et de téléconsultations qui répondent à des alertes préalablement programmées. Il y aura également un bénéfice en matière de santé publique, qui participera au niveau de l'ASMR, avec une moindre fréquentation des urgences hospitalières et moins d'hospitalisations.
La téléexpertise est certainement l'acte de télémédecine qui structure le mieux la pratique de la médecine du XXIème siècle. Aucun médecin ne peut prétendre aujourd'hui tout connaître de la science médicale. La mutualisation des savoirs entre un médecin traitant, qui a la mission essentielle de gérer la coordination et la continuité des soins, et les médecins spécialistes d'organe qui n'ont jamais une vision globale des patients, est devenue une quasi obligation de nature éthique, souvent rappelée dans le Code de déontologie médicale (les articles R4127-6, -32, -33, -45,-47) . La téléexpertise permet de l'obtenir. Elle permet d'éviter des consultations spécialisées en face à face dont les délais d'obtention dans certaines spécialités médicales sont devenus intolérables, générant parfois des pertes de chance pour les patients. Elle a une fonction apprenante pour les médecins qui améliorent réciproquement leurs compétences. Elle permet, comme le téléconseil médical, de désengorger les cabinets de consultations en face à face et de redonner aux médecins traitants et aux médecins spécialistes plus de sérénité dans l'exercice de leur art à une période où la démographie médicale est devenue critique. Le SMR est évident, tant pour le bénéfice clinique, car il permet de ne pas rompre la continuité des soins et d'éviter des pertes de chance, que pour le bénéfice en santé publique, car il réduit les risques d'hospitalisation et le coût des transports évitables (voir sur ce site le billet "téléexpertise" dans la rubrique "Edito de semaine".)
Comme la Société Française de Télémédecine l'a proposé au Ministère de la santé lorsque le projet de révision du 3ème chapitre du décret a été lancé fin 2014, les ARS pourraient s'appuyer sur les autorités académiques médicales (Sociétés médicales savantes, Facultés de médecine) et les autorités ordinales pour valider certains projets de télémédecine qui n'ont pas encore suffisamment de références scientifiques dans la littérature médicale internationale. Il nous semble urgent de mettre en place ces nouvelles coopérations avec les ARS.