Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
Dans le billet précédent, nous nous interrogions sur le fait de savoir si les droits des patients étaient respectés dans les pratiques de la télémédecine et de la santé connectée. Dans ce nouveau billet, nous nous interrogeons sur les devoirs déontologiques des médecins qui pratiquent ou qui vont pratiquer la télémédecine. A une époque où les pouvoirs publics recommandent l’usage de la télémédecine pour renforcer l’accès territorial aux soins, il est légitime de se poser cette question.
Ce billet n'a pas la prétention d'être exhaustif sur les devoirs des médecins qui pratiquent la télémédecine. Il a simplement l'ambition d'attirer l'attention sur certaines pratiques de télémédecine, nées de l'évolution des besoins de la société et des organisations innovantes, lesquelles existent déjà ou vont se mettre en place en 2018. Le but principal du billet est d'aider les professionnels de santé médicaux à construire un projet de télémédecine efficace et pérenne qui évite certaines pratiques médicales dénoncées dans les arrêts judiciaires.
La déontologie médicale est définie par Philippe Pedrot (Dictionnaire de la santé et de la biomédicine, Ellipses,2006, P.140) comme « les devoirs qui s’imposent aux professionnels de la santé dans l’exercice de la pratique médicale ».
En 2009, le CNOM précisait dans son livre blanc que la télémédecine n’était qu’une forme de pratique médicale et que les normes déontologiques, telles que précisées dans la dernière version du code de 1995 (revue en 2012), s’appliquaient également aux médecins qui pratiquaient la télémédecine.
Si la plupart des médecins savent que la violation des normes déontologiques peut conduire à une action disciplinaire devant le Conseil régional de l’Ordre, ils sont probablement moins nombreux à savoir que depuis la fin des années 90 (Cour de cassation civile, 1ère, 18 mars 1997, affaire Audat), la méconnaissance des dispositions du Code de déontologie médicale peut être invoquée par la juridiction judiciaire à l’appui d’une action en dommage-intérêts dirigée contre un médecin.
Depuis que le code de déontologie médicale a été intégré au Code de la santé publique en 1995, les juges judiciaires font ainsi référence à ces normes réglementaires dans la rédaction de leurs jurisprudences. En 2000, le rapport annuel de la Cour de cassation soulignait l’importance des règles issues des codes de déontologie et rappelaient les différents arrêts qui en faisaient application.
Plutôt que de commenter les articles du code de déontologie un par un, ce qui serait fastidieux !, nous nous proposons d’analyser les principaux arrêts judiciaires qui font référence à certains articles du code, lesquels pourraient être cités également dans une action de l’ordre judiciaire envers un médecin qui serait à l’origine d’un accident médical dont le lien direct avec une pratique de la télémédecine serait reconnu par les experts.
Rappelons cependant que le décret de télémédecine du 19 octobre 2010, dans ses chapitres 1 et 2, donne également un cadre réglementaire pour la mise en œuvre des pratiques de télémédecine et que le respect de ces normes réglementaires assure au "télémédecin" une bonne couverture en responsabilité. Cependant, les organisations de télémédecine sont nombreuses et deviennent de plus en plus variées avec l'usage des outils de la santé connectée, aussi ne peut-on pas demander à un décret datant de 2010, avant l'ère des objets connectés et des applis mobiles de santé, de couvrir toutes les organisations innovantes qui sont apparues au cours des dernières années et qui vont continuer d'apparaitre avec le développement de la télémédecine voulu par les pouvoirs publics (voir le billet "La ministre a raison" dans la rubrique "Edito de semaine").
1) Un arrêt de 2005 (Cassation civ. 1ère, 29 nov. 2005) rappelle que l’article 60 du Code de déontologie (R.4127-60) oblige le médecin consultant à informer par écrit le médecin traitant de ses constatations.
Dans cet arrêt, le médecin consultant était un médecin spécialiste. Les juges voulaient dénoncer les risques pour le patient, d'informations médicales parcellaires données au médecin traitant, parce qu'elles n'étaient pas transmises par le médecin spécialiste.
La possibilité offerte aujourd’hui par les technologies numériques de téléconsulter plusieurs médecins, spécialistes d’organe ou spécialistes de soin primaire, sans en informer le médecin traitant pose problème pour assurer la continuité des soins, notamment chez les patients atteints de maladies chroniques.
Les français ont du choisir en 2005 un médecin traitant à la demande de l'Assurance Maladie Obligatoire (AMO). Un peu plus de 80% des français ont déclaré à cette période le nom d'un médecin traitant à l'AMO. Les solutions offertes par les TICs créent une situation nouvelle qui peut remettre en cause l'existence même du médecin traitant. Pour contraindre les français dans cette voie du médecin traitant, l'AMO instaura des conséquences financières pour l'assuré qui voulait consulter directement un médecin spécialiste sans l'aval de son médecin traitant (remboursement à 30% des actes réalisés sans l'accord du médecin traitant). Ces contraintes financières sont toujours d'actualité.
A une époque où les plateformes de téléconsultations non programmées se multiplient, nous avons déjà attiré l’attention (voir le billet "Parcours de soin/TLM dans la rubrique "On en parle") sur la nécessité d’informer le médecin traitant de la personne qui appelle la plateforme des raisons de cet appel, des conclusions et des éventuelles prescriptions que le médecin de la plateforme a été améné à faire. Nous invoquions l’intérêt pour le patient d’une telle démarche afinde conforter le parcours de soin primaire, notamment chez les patients atteints de maladies chroniques. L'arrêt en Cassation de 2008 donne une base juridique à cette recommandation.
Certains organisateurs de ces plateformes objecteront que l’appel d’une personne ou d’un patient à une plateforme de téléconsultations non programmées relève de son libre choix du médecin, droit fondamental qui lui est reconnu par le code de la santé publique (art. L.1110-8) et dont il peut surtout jouir lorsqu’il n’a pas choisi de médecin traitant (20% des français). Lorsqu’il en a un, mais qu'il ne peut le joindre dans un délai raisonnable (hors de l'urgence vitale qui relève du SAMU-centre 15), le libre choix d'appeler une plateforme de téléconsultations ne peut pas l'exonérer de faire connaître sa démarche au médecin traitant qu'il a choisi librement auparavant. .
D’autres organisateurs préciseront qu’ils demandent toujours à la personne appelante si elle désire que son médecin traitant soit informé de cet appel ou si elle se charge elle-même de le faire, arguant que la décision de cette personne de taire ou non à son médecin traitant cette démarche parallèle doit être respectée.
Mais on peut aussi penser qu'un patient n'a pas que des droits, mais aussi des devoirs envers son médecin traitant, s'il veut que celui-ci exerce correctement sa mission.
La question qui peut aussi se poser est celle de savoir si une personne qui a une maladie chronique et qui se fait suivre tantôt par son médecin traitant, tantôt par une plateforme de téléconsultations non programmées, est suffisamment informée des risques qu’elle prend pour elle-même (rupture dans la continuité des soins vis à vis de sa maladie chronique) et qu’elle fait prendre à son médecin traitant (connaissance incomplète de l'histoire clinique et risque d'erreur médicale) en ne voulant pas lui faire connaître sa démarche parallèle.
Faut-il donc attendre qu’une jurisprudence de "télémédecine" nous éclaire sur la bonne attitude que les médecins et les organisateurs de ces plateformes doivent adopter ou estime-t-on que l’arrêt de Cassation de 2005 est suffisamment éclairant pour que dans la pratique de téléconsultations non programmées auprès de plateformes, on prenne en considération que le médecin traitant doit être obligatoirement informé par le médecin de la plateforme ou le patient lui-même afin que la continuité des soins ne soit pas rompue ?
Il est vrai que l’usage du DMP, lorsqu’il a été ouvert par la personne appelante, devrait permettre d’apporter des réponses à ces interrogations. Encore faut-il que la personne appelante accepte que le compte rendu de cette téléconsultation soit déposé dans le DMP et puisse ainsi être consulté par le médecin traitant. Toute personne est propriétaire de son dossier médical et peut le gérer comme elle l'entend. Lorsque l'appelant révèle avoir une maladie chronique au medecin de la plateforme, il est quand même difficile de concevoir qu’une prescription d'ordonnance puisse être faite sans avoir eu préalablement connaissance du dossier médical de ce patient.
Aujourd'hui, très peu de plateformes de téléconsultation ont accès au dossier médical d'un patient atteint d'une maladie chronique ou au DMP, ce qui nous semble être un fonctionnement non conforme avec le décret de télémédecine dans son article R.61316-3, 1er paragraphe, alinéa c), lequel stipule que pour un acte de télémédecine l'organisation doit garantir l’accès des professionnels de santé aux données médicales du patient nécessaires à la réalisation de l’acte . Autant pour une maladie aiguë considérée comme bénigne les données de l'interrogatoire peuvent constituer ces données médicales et se révéler être suffisantes pour prescrire, autant pour une maladie chronique l'accès au dossier médical du médecin traitant semble être un préalable obligatoire pour prescrire et prévenir une erreur thérapeutique à l'origine d'un fait dommageable.
Nous pensons qu’en cas de préjudice porté à une personne en lien direct avec une pratique de téléconsultations pour laquelle le médecin traitant est tenu dans l'ignorance, le juge judiciaire cherchera à savoir si la personne était bien informée par l’organisateur et le médecin de la plateforme des risques encourus et si elle avait consenti de façon libre et éclairée à ce que son médecin traitant ne soit pas informé de sa démarche parallèle de téléconsultation auprès de ces plateformes.
2) Un arrêt de 2008 (Cassation civ.1ère, 27 novembre 2008) rappelle qu’en cas de doute diagnostique, le Code de déontologie (art.4127-32 et 4127-33) impose au médecin de donner à son patient des soins consciencieux et fondés sur les données acquises de la science, en faisant appel, s’il y a lieu, à l’aide de tiers compétents ou de concours appropriés.
Cet arrêt illustre parfaitement la nécessaire coopération entre les médecins de spécialités différentes pour que la prise en charge d'un patient soit la meilleure possible et fondée sur les données acquises de la science.
L'intérêt de la téléexpertise et de sa pratique est conforté par cet arrêt. Le lecteur pourra se référer aux billets déjà consacrés sur notre site à ce thème (voir les billets intitulés "la téléexpertise" dans la rubrique "le pratico-pratique" et dans la rubrique "Edito de semaine").
Nous voudrions cependant analyser ici deux situations qui nous semblent pouvoir engager la responsabilité des médecins ou des établissements concernés en cas de préjudice subi par un patient.
Tout d'abord, le besoin d'une téléexpertise spécialisée lors de la réalisation d'une téléconsultation non programmée par plateforme.
On présente souvent la téléconsultation non programmée par plateforme comme un moyen de répondre à des demandes de soins pour des affections aiguës et bénignes, notamment lorsque le demandeur ne peut obtenir immédiatement une consultation en face à face avec son médecin traitant.
Cependant plusieurs plateformes de téléconsultations non programmées intègrent dans leur offre la possibilité de renouveler une ordonnance chez une personne atteinte de maladies chroniques. Comme nous l'avons dit précédemment, il nous parait difficile de renouveler l'ordonnance d'un traitement d'une maladie chronique sans avoir eu connaissance au préalable du dossier médical du patient.
Mais le médecin qui réalise une téléconsultation non programmée peut aussi percevoir, lors de l'échange avec la personne appelante, qu'elle soit ou non atteinte d'une maladie chronique, le besoin d'avoir un avis spécialisé. N'étant pas le médecin traitant de l'appelant, et compte tenu des règles financières de prise en charge rappelées précédemment, il ne peut que conseiller à la personne de consulter son médecin traitant pour que celui-ci l'adresse à un médecin spécialiste. Pour que la continuité des soins soit assurée, le médecin de la plateforme, comme nous l'avons vu avec l'arrêt de 2005, a l'obligation de faire un courrier au médecin traitant pour lui signifier les raisons qui l'ont améné à conseiller à son patient de recueillir un avis spécialisé.
Le médecin de la plateforme peut-il prendre aussi l'initiative de demander l'avis d'un médecin spécialiste ? Un arrêt de la Cour de Cassation (Civ.1ère, 30 avril 2014) qui concerne l'exercice médical pluridisciplinaire précise les conditions à remplir si la prise en charge de l'appelant devient pluridisciplinaire. En s'appuyant sur l'article R.4127-5 du code de déontologie médicale, les jugent estiment qu'un médecin ne saurait être lié par le diagnostic établi antérieurement par un confrère, mais qu'il doit apprécier personnellement et sous sa responsabilité le résultat des examens et investigations pratiqués, et le cas échéant, en faire pratiquer de nouveaux conformément aux données acquises de la science.
En fait, peu de plateformes de télémédecine assurent aujourd'hui à la fois de la téléconsultation non programmée et de la téléexpertise asynchrone en allant jusqu'à prescrire des explorations à visée diagnostique.
On voit bien par cette rapide analyse que l'intérêt du patient est que ces plateformes de téléconsultations non programmées travaillent en étroite collaboration avec les médecins traitants afin d'assurer un parcours de soins coordonnés.
L'autre situation est celle d'un établissement de santé déjà équipé pour le télé-AVC au niveau de son service des urgences et qui pourrait développer des téléexpertises/téléconsultations spécialisées au sein du GHT, autres que neurologiques.
A une époque où on parle, d'une part de projet médical partagé (PMP) entre les établissements et structures de santé au sein d'un territoire, et d'autre part d'un financement de pratiques de télémédecine chez les patients hospitalisés difficile à identifier dans la T2A, les directeurs d'établissements de santé ne peuvent toutefois ignorer les moyens de télémédecine qu'ils ont mis en place pour le télé-AVC, ainsi que l'usage de ces mêmes moyens pour réaliser des téléexpertises/téléconsultations dans d'autres spécialités que la neurologie pour mieux gérer le parcours de soins gradué des patients au sein du territoire de santé, ce que résume la formule "le juste soin au bon endroit et au juste coût",
Lorsque l'ensemble des services d'urgences des établissements de santé d'un territoire sera équipé des outils nécessaires à la pratique du télé-AVC, il sera difficile alors de comprendre pourquoi ces mêmes outils ne pourraient pas être utilisés pour mieux gérer l'ensemble des filières de soins du PMP. Il faut rappeler que la jurisprudence de 2008 concernait un médecin urgentiste qui n'avait pas fait appel à des tiers compétents.
L'usage de téléconsultations/téléexpertises au sein des GHT pour améliorer les parcours des patients au sein du territoires nécessite des organisations professionnelles nouvelles (voir le billet "Oser en 2018" dans la rubrique "Edito de semaine"), en particulier la mise en place de plateformes de téléexpertises/téléconsultations territoriales, voire régionales. Il est de la responsabilité des établissements de santé et des autres acteurs du territoire de la Conférence territoriale de les mettre en place.
Tout préjudice survenant à un patient d'un territoire de santé qui serait lié à une prise en charge médicale inappropriée ou retardée au sein de filières de soins spécialisées décrits dans le PMP, pourrait, en cas de plainte de la victime, conduire l'ordre judiciaire à invoquer l'arrêt de 2008 et à étudier quels moyens organisationnels, dont ceux de la téléexpertise, auraient pu permettre de prévenir la perte de chance due à une prise en charge médicale tardive ou non appropriée, en s'appuyant sur les données acquises de la science en matière de télémédecine. Plusieurs études scientifiques ont montré que l'usage de la téléexpertise entre médecins de diverses compétences permettait de mieux gérer les parcours au sein d'un territoire et de réduire ainsi les pertes de chance.
15 octobre 2017