Faut-il continuer à comparer les résultats de la Télémédecine et de la médecine traditionnelle ? (1)

Une équipe d'universitaires américains (Washington Hospital Center, University of Cincinnati College of Medicine, Yale School of Medicine, University of South Carolina, Sidney Kimmel Medical College of Thomas Jefferson University) viennent de lancer un pavé dans la mare : la pertinence clinique des soins virtuels peut-elle vraiment être comparée à la pertinence des soins en présentiel ? Cette réflexion de fond portée par une équipe de chercheurs universitaires, non suspects d'un quelconque conflit d'intérêt avec l'industrie du numérique en santé, mérite d'être débattue, notamment en France où la période post-Covid a été marquée par la limitation de l'exercice de la télémédecine au motif que seule la médecine traditionnelle en présentiel apportait un service médical aux usagers de la santé et aux patients. Nous rapportons les principaux passages de cet article publié dans la principale revue américaine de télémédecine. Souhaitant le faire connaître dans sa totalité, nous le présentons dans deux billets successifs. Ce premier billet est consacré à la reconsidération de la pertinence clinique de la télémédecine et à son mode de remboursement.


Telehealth Clinical Appropriateness and Quality. Wang L, Fabiano A, Venkatesh AK, Patel N, Hollander JE.Telemed Rep. 2023 May 15;4(1):87-92. doi: 10.1089/tmr.2023.0019. eCollection 2023.PMID: 37283853.


Reconsidérer ce qu'est la pertinence clinique de la télémédecine


Les discussions sur la pertinence clinique de la télémédecine se caractérisent souvent par le placement des « soins virtuels »  dans une catégorie inférieure aux « soins en présentiel ».

Cette dichotomie est fausse. Les soins de santé, quels qu'ils soient, sont des soins de santé, qu'ils se produisent dans un service d'urgence ou au domicile par téléconsultation. En fait, l'alternative aux « soins virtuels » n'est pas nécessairement les soins en présentiel, mais souvent pas de soins du tout. Comment créer alors un système qui offrirait des soins appropriés, et qui orienterait les patients vers une forme de soins en fonction de leurs préférences et de leurs besoins personnels ?

Nous pensons que la réponse se trouve dans la transformation numérique du système de santé. Nous devrions adopter en santé le processus qui a transformé notre façon d'interagir avec le monde: la façon dont nous gérons nos opérations bancaires, la façon dont nous voyageons, la façon dont nous consommons du multimédia, etc.

Les "milléniaux" (ceux nés au XXIème siècle) ont récemment dépassé les baby-boomers en tant que groupe d'âge le plus important de notre pays. De plus en plus, les usagers réclament une facilité d'accès aux soins à leur demande, tout en conservant l'accès aux services traditionnels (p. ex. examens de laboratoire ou d'imagerie) selon leur besoin.

La pratique traditionnelle des soins primaires est caractérisée par le modèle conventionnel de rémunération à l'acte. Il se concentre sur une patientèle fidèle en établissant des relations de soins par des consultations régulières en présentiel, souvent programmées longtemps à l'avance. Cette forme de soins est intrinsèquement réactive : le médecin gère la maladie chronique de manière progressive, chaque consultation en présentiel intégrant les données antérieures  pour ajuster le schéma thérapeutique. Il y a en fait peu de visibilité sur la symptomatologie du patient ou le respect des recommandations de traitement entre les consultations. Leur fréquence est limitée par la disponibilité des rendez-vous médicaux, ce qui entraîne un accès aux soins à sens unique (« le médecin vous verra à telle date »). Un patient qui devient trop malade avant son prochain rendez-vous se retrouve à l'urgence hospitalière, voire admis à l'hôpital. À l'exception du dossier de santé électronique et du portail web pour le patient, l'interaction patient-médecin reste « techno-légère » et manque d'une intégration numérique plus élaborée.

En revanche, on pourrait imaginer un système de soins hybride, traditionnel et numérique, dans lequel un patient s'engage avec un cabinet de soins primaires à distance, qui agirait en tant que "contrôleur de la circulation aérienne", commanderait les examens de laboratoire et l'imagerie nécessaires, puis dirigerait le patient vers son centre de soins de proximité. Une fois que le médecin aura reçu les résultats des examens, le patient recevrait une invitation à discuter de ces résultats et du traitement, soit de manière asynchrone (par courriel ou par SMS), soit de manière synchrone (par téléconsultation). Cette approche hybride peut intéresser en particulier les patients plus jeunes, généralement en bonne santé, qui peuvent alors interagir directement avec leur professionnel de santé afin d'éviter des rendez-vous en présentiel, fastidieux et inutiles.

Un outil numérique asynchrone qui permette des messages aller-retour et des conseils cliniques en temps opportun (abandon du tabac, modification du régime alimentaire, exercice physique, etc.) peut finalement conduire à des soins plus complets et plus efficaces que l'absence de soins en présentiel, comme cela existe aujourd'hui chez les jeunes "milléniaux".

Amazon a récemment acheté OneMedical et a commencé à proposer ce type de modèle dans de nombreuses villes des États-Unis. Pour personnaliser davantage l'expérience du patient, des données sur les préférences des patients et les informations de gestion de la relation client ainsi que des données physiologiques via des dispositifs médicaux portables peuvent être collectées.


Modèles de paiement des soins:  parité entre les soins numériques et soins traditionnels


Bien que l'avantage de la télémédecine soit évident dans un modèle de soins fondé sur la valeur, la plupart des systèmes de santé, même ceux qui migrent vers la prestation de soins numériques, reposent principalement sur un modèle de rémunération à l'acte. Par conséquent, la parité des remboursements pour des soins par télémédecine et en présentiel, est un sujet de discussion fréquent.

Telle qu'elle est actuellement définie,  la parité des remboursements avec la consultation en présentiel, pour la téléconsultation, étouffe l'innovation. La parité des remboursements fixe les services de soins virtuels à leurs équivalents en présentiel. Plutôt que de tirer parti de la télémédecine pour réinventer le système de santé, nous limitons la prestation de soins à un statu quo imparfait. Au lieu de la parité des remboursements, l'objectif devrait être la parité des valeurs, telle que définie par la qualité plutôt que par le coût.

Historiquement, la qualité et la valeur ont été difficiles à calculer. Les mesures de la qualité des soins de santé ont été segmentées selon le lieu de prestation de soins, ce qui a donné lieu à des silos. Par exemple, les Centers for Medicare and Medicaid Services (CMS), le plus grand utilisateur de mesures de qualité et de modèles fondés sur la valeur aux Etats-Unis, identifient des mesures de qualité différente selon que les soins sont réalisés les établissements de soins infirmiers et dans les établissements de soins de longue durée, même si les patients passent de manière fluide de l'un à l'autre. Par exemple, un patient atteint d'insuffisance cardiaque congestive a le même processus de soins liés à sa maladie quel que soit son lieu d'hospitalisation, alors pourquoi les mesures de qualité devraient-elles différer ?

Si la télémédecine suivait le même plan en silo, nous ajouterions les « soins virtuels » comme une autre forme de prestation de soins. Il en résulterait une manière ponctuelle de mesurer la qualité sans prendre en compte les mesures longitudinales intersectorielles qui évaluent ce qui se passe dans la pratique réelle.

Ces divisions ont empêché les spécialistes de la mesure de la qualité d'atteindre leurs objectifs en matière de résultats significatifs. Nous devons considérer les soins virtuels comme un moyen de soigner la population. Notre objectif devrait être de faire progresser les résultats en matière de qualité de la santé et d'améliorer le bien-être, et ce, pour l'ensemble des soins, et pas seulement dans les limites d'un seul épisode de soins.

La figure ci-dessous, adaptée d'un rapport publié par le Health Care Payment Learning and Action Network illustre les modèles actuels de remboursement des soins. La catégorie 1 est un écosystème dans lequel tous les paiements sont rémunérés à l'acte. La plupart des soins de santé modernes aujourd'hui entrent dans cette catégorie. La catégorie 2 est la rémunération à l'acte avec une prime ou une pénalité de fin d'année subordonnée au respect des mesures de qualité. Nous n'avons pas encore défini la qualité et la valeur pour de nombreuses spécialités et procédures, ce qui rend difficile la transition de la catégorie 1 à la catégorie 2. De plus, nos équations de qualité existantes reposent fortement sur les mesures de processus, tout en manquant de mesures des résultats.













Dans la progression des modèles de remboursement, la catégorie 3 comprend les modèles d'organisations de soins responsables (ACO) et du Center for Medicare & Medicaid Innovation (CMMI) qui évoluent vers la capitation et la prise en charge du risque financier, pour une population définie, par l'organisation de divers prestations de soins. Même les organisations dotées de programmes de soins virtuels robustes et les ACO développés dépassent rarement 40 % des paiements dans les catégories 2 et 3. La catégorie 4 dans le paysage actuel représente un système de soins de santé intégré verticalement dans lequel un régime de soins de santé et un organisme de prestations sont fondus au sein de la même entité.

La parité des remboursements dans tous les services de télémédecine nous pousse vers la catégorie 1, c'est-à-dire à considérer les services de soins virtuels dans une vision de rémunération à l'acte. Ce faisant, les avantages spécifiques des soins virtuels sont négligés ou ignorés : leur capacité à changer l'équation de la valeur en fournissant des soins de haute qualité, de meilleurs résultats et une meilleure santé à un coût très différent des coûts des soins en présentiel. Nous devrions plutôt utiliser la télémédecine comme un moyen de faire avancer la réforme des remboursements et aider les organisations assurancielles à passer de la catégorie 2 aux catégories 3 et 4.


Commentaires (1). Il s'agit bien évidemment d'une vision américaine de la télémédecine dans le système de santé qui le caractérise. Mais il y a aussi des leçons à tirer pour le système de santé français. 

1) Depuis la fin de pandémie, les autorités sanitaires, assurancielles et déontologiques françaises ont voulu "recadrer" l'exercice de la télémédecine par un avenant négocié avec les représentants de la médecine libérale qui limite l'exercice des soins virtuels à 20% de l'exercice professionnel total sur une année (https://telemedaction.org/423570493/452442936). La forme "hybride" à la française prend-t-elle bien en compte les attentes des populations alors que le Président de la République, dans ses voeux, proposait que les soins virtuels représentent 50% de l'activité professionnelle globale sur une année, proposition refusée par les représentants de la médecine libérale (https://telemedaction.org/423570493/t-l-sant-dans-la-strat-gie-territoriale) ? Le supposé "mésusage" de la téléconsultation (https://www.conseil-national.medecin.fr/lordre-medecins/conseil-national-lordre/sante/telemedecine/teleconsultation-eviter-mesusages) ne traduit-il pas plutôt le besoin de formation des professionnels de santé qui veulent adhérer à ces nouvelles pratiques, que les ordres professionnels devraient plutôt accompagner que dénoncer ?

La vision de toutes ces autorités françaises est-elle vraiment juste et pertinente ? Prépare-t-elle à l'intégration du système de soins virtuels, qui se développe depuis le début du millénaire, dans notre système de santé qu'il faut rénover ? Répond-t-elle à la demande de soins des jeunes nés au début de ce millénaire, comme l'a révélée la période pandémique (https://telemedaction.org/422016875/453185455) ? L'analyse des universitaires américains montre qu'il faudrait aborder ce sujet avec une autre vision que celle de la médecine traditionnelle. Quelle est l'analyse de nos universitaires français ? Nous pouvons faire en France aussi bien que ce que commence à faire Amazon Santé aux Etats-Unis. La transformation numérique de notre système de santé réalisé avec brio au cours des trois dernières années nous le permet (https://telemedaction.org/423570493/les-4-piliers-de-la-m-decine-du-xxi-me-si-cle). Il nous faut aujourd'hui convaincre et accompagner les nouvelles générations de professionnels.

2) Comme aux Etats-Unis, le modèle économique de la télémédecine en France (téléconsultation, téléexpertise) repose sur la rémunération à l'acte, de même niveau que la rémunération des actes en présentiel, sans prendre en compte la valeur apportée par ces nouvelles pratiques dans les parcours de soins, en particulier chez les patients atteints de maladies chroniques. Le mode de financement de la télésurveillance médicale est une ouverture à une nouvelle stratégie de remboursement des soins virtuels qui sort de la rémunération à l'acte, puisqu'il repose sur la démonstration de la valeur apportée par les DMN (au niveau organisationnel, l'impact sur la morbidité, l'impact sur la mortalité).


11 juin 2023


Le prochain billet sera consacré à la deuxième partie de cet article sur la formation des professionnels de santé et le nouveau dialogue entre le patient et le médecin dans le système de santé numérique.