Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
Il y a eu au début du XXème siècle le Dadaïsme, mouvement intellectuel, littéraire et artistique qui se caractérisait par une remise en cause de toutes les conventions et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques, représenté en peinture par Salvador Dali, Marcel Duchamp, Tristan Tzara, Max Ernst.
Il y a au début de XXIème siècle, le Dataïsme, mouvement culturel et philosophique qui a conquis toute la communauté scientifique d'Amérique du Nord et qui se caractérise par la mise en avant des données massives, le Big data, comme nouveau processus de décision. Le Dataïsme qui s'appuie sur l'Intelligence artificielle (IA) supplanterait à terme l'humanisme qui relève de l'Intelligence humaine (IH).
A l'époque où l'on parle de plus en plus de l'impact de l'IA) et du traitement des données massives sur l'évolution de notre système de santé, il est intéressant de confronter les philosophies de ces deux innovations majeures du XXIème siècle : la télémédecine, qui utilise les NTIC et qui, par essence, reste une pratique humaniste, et le Dataïsme en santé qui utilise les NBIC et qui supplanterait à terme l'humanisme. La guerre que se livrent les deux intelligences, IA et IH, (voir l'excellent livre de Laurent Alexandre) débouchera t'elle sur la victoire de l'humanisme ou sa défaite ?
Le fondement du Dataïsme
L’univers tout entier est vu comme un flot de données, les organismes comme des algorithmes biochimiques. Les adeptes de ce mouvement se persuadent que la vocation cosmique de l’humanité est de créer un système universel de traitement de données.
Le Dataïsme promet le Saint Graal scientifique : une théorie unifiant toutes les disciplines scientifiques, de la musicologie à l’économie en passant par la biologie.
Aux yeux de ces adeptes, la cinquième symphonie de Beethoven, une bulle boursière et un virus sont trois aspects d’un flux de données pouvant être analysées en utilisant les mêmes concepts et outils. Il s’agit d’un langage commun pour les scientifiques, d’un pont entre les académies et d’un moyen de partager les informations.
Alors que le système de traitement mondial des données devient omniscient et omnipotent, la connexion à ce système devient la raison d’exister. La phraséologie associée à cette nouvelle philosophie pourrait être : « Si vous expérimentez quelque chose, enregistrez-le. Si vous enregistrez quelque chose, mettez-le en ligne. Si vous mettez quelque chose en ligne, partagez-le ».
Pour les Dataïstes, un tel système alimenté par un nombre suffisant de données biométriques et de puissance informatique pourrait comprendre les humains mieux qu’ils ne se comprennent eux-mêmes. Une fois ce système abouti, les humains perdraient leur autorité, et les pratiques humanistes telles que les élections démocratiques deviendraient "aussi obsolètes que les danses de la pluie"." "Une ère où les algorithmes et les données vont peu à peu remplacer l’autorité qui se trouve actuellement dans les mains de l’homme". (Yuval Noah Harari, auteur du best-seller "Sapiens, une brève histoire de l'humanité").
Selon les adeptes du Dataïsme, l’humanisme perdrait peu à peu ses avantages pratiques devant l’arrivée de deux vagues scientifiques : d’un côté, les biologistes qui déchiffrent les mystères du corps humain, et de l’autre les informaticiens qui possèdent un puissant pouvoir de traitement des données. L’association de ces deux sciences (NBIC) donne lieu à la création de systèmes externes capables de surveiller et de comprendre nos sentiments mieux que nous-mêmes. Ce système en place, l’autorité ne sera plus détenue par l’humain, mais par les algorithmes.
Il existe déjà un exemple célèbre de l’influence du Dataïsme en médecine. En 2013, l’actrice Angelina Jolie, après avoir effectué des tests génétiques, découvre qu’elle est porteuse d’une mutation du gène BRCA1 qui, selon les bases de données statistiques, engendre 87% de probabilité de développer un cancer du sein. Sans attendre le cancer, l’actrice a préféré faire confiance aux algorithmes et procéder à une double mastectomie.
Le fondement de la médecine humaniste (qu'elle soit en ligne numérique ou pas)
Aux États-Unis, un mouvement basé sur l’exigence d’une médecine humaniste est reconnu scientifiquement depuis une trentaine d’années. Son but est de donner à l’acte médical un sens humain. Ses fondements reposent sur un ensemble de connaissances en psychologie des émotions, en psychosociologie, en théorie de la communication verbale et non verbale et en mécanismes d’influence. La médecine humaniste est aujourd’hui une matière à part entière qui s’insère dans de nombreux programmes de formation en Amérique du nord.
Les médecins français, il y a plus de deux siècles, ont créé le concept de la médecine clinique illustrée par le contact direct du médecin avec la personne malade tant pendant sa formation universitaire et clinique qu'ensuite lors de l'exercice professionnel. Cette médecine au contact de l'humain est jugée essentielle par la profession médicale, notamment par le médecin de premier recours que beaucoup de pays appellent encore le médecin de famille.
Suite aux progrès considérables réalisés en sciences médicales, la fragmentation scientifique d’un état pathologique est de plus en plus poussée. Cela incite le médecin spécialiste à ne se focaliser que sur l’unique objectivation de la maladie, aujourd'hui de plus en plus chronique et multiple. D'où le rôle essentiel du médecin traitant de premier recours pour assurer une coordination du parcours de soins entre tous les avis spécialisés et assurer au patient une prise en charge qui prenne en compte l'homme tant au plan de sa santé physique et mentale, mais également de sa vie sociale.
La télémédecine, telle qu'elle a été définie en 2009 (loi HPST), n'est qu'une forme de pratique médicale à distance utilisant les NTIC et ne dérogeant pas aux règles de la déontologie médicale, lesquelles garantissent à la personne malade une pratique humaniste de la médecine. La télémédecine telle qu'elle est exercée en France (décret du 19 octobre 2010) cherche à rester à la fois clinique et humaniste (respect des droits des patients vis à vis des pratiques de télémédecine), tout en bénéficiant des aides apportées par les innovations numériques de la santé connectée, notamment les algorithmes de l'IA pour améliorer les diagnostics et/ou prévenir les erreurs médicales et les aléas thérapeutiques (voir le billet intitulé "TLM,IA et parcours" dans la rubrique "Edito de semaine").
La Société Française de Télémédecine (SFT) a intégré en 2015 les Sciences sociales et juridiques dans ses formations académiques (DIU de télémédecine) et ses congrès, convaincue qu'il fallait conduire une réflexion sociologique et éthique approfondie afin de conserver à la médecine du XXIème siècle une dimension humaniste.
C'est ce que Stephen Klasko, Président de l'Université Thomas Jefferson de Pennsylvanie, rappelle dans un récent éditorial (voir le billet "Télémédecine (18) dans la rubrique "Revue et publications") lorsqu'il explique que "l'intelligence artificielle apportera aux futurs médecins les connaissances scientifiques qu'ils n'auront plus besoin d'apprendre, et qu'il leur faudra par contre se perfectionner dans le savoir-faire humain, avoir les aptitudes à bien communiquer, la capacité de voir et d'observer."
La médecine du XXIème siècle sera t'elle dominée par le Dataïsme avec l'IA ou conservera t'elle son caractère humaniste avec l'IH ?
La "guerre" entre les deux intelligences ne fait que débuter. Il est certain que la "data" est le nouvel "or noir" du XXIème siècle, les quelques 3500 milliards de dollars amassés en moins de 10 ans par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazone, Microsoft) de la Silicon Valley en traduisent la réalité. On ne connait pas de façon précise la fortune amassée par les BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), mais nul doute qu'elle doit être de même niveau monétaire ou l'approcher. Dans cette course à la data, les données de santé représentent des gisements très convoités par tous ces géants du numérique. Le Dataïsme en santé a donc un bel avenir.
L'Europe devrait réagir et créer son propre Cloud européen pour préserver cet "or noir". L'investissement européen est certainement aujourd'hui insuffisant pour éviter une colonisation numérique par les GAFAM et les BATX (voir le billet intitulé "E-santé coloniale" dans la rubrique "Edito de semaine").
Cependant, ce qui semble être encore une force de l'Europe dans le domaine de la santé des populations est certainement la qualité de sa médecine clinique, du moins à travers les indicateurs fournis par l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Pour l'instant, tant les GAFAM que les BATX n'ont pas eu d'impact très significatif sur la santé des peuples américains et chinois. Dans ces deux grands pays, le Dataïsme est en train de dominer progressivement l'humanisme.
L'Europe avec la France doit maitriser le Dataïsme en santé pour qu'il demeure au service d'une médecine humaniste, et non la dominer. Elle doit conserver l'"or noir" de la data dans un Cloud européen pour qu'il profite à ses chercheurs. L'IA doit être au service de l'IH et non l'inverse. Le Dataïsme doit faire progresser les connaissances médicales, notamment dans le domaine épidémiologique. Le traitement des data par l'IA doit être au service de l'exercice médical (diagnostic, traitement) et permettre un plus grand humanisme dans la relation du patient avec le médecin. La télémédecine doit intégrer les systèmes d'IA dans ses pratiques innovantes, que ce soit dans la téléconsultation, la téléexpertise ou la télésurveillance des maladies chroniques. Un débat éthique sur le pouvoir décisionnel d'un algorithme doit être lancé en 2018 avec la révision des lois bioéthiques.
25 février 2018