Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
Avec l'avènement de "Mon espace Santé" (MES), véritable coffre-fort numérique des données personnelles de santé pour chaque citoyen "usager de la santé", les droits et devoirs des patients, ainsi que la responsabilité des professionnels de santé ne doivent-ils pas évoluer ?
Cette réflexion est d'actualité. Elle est illustrée par la crise Covid-19 où l'équilibre entre le droit des patients de refuser, en tant qu'acteur de leur propre santé, une vaccination sensée les protéger d'une maladie parfois mortelle, est mis en balance avec la responsabilité des professionnels de santé et des autorités sanitaires qui seraient accusés de mise en danger de la vie d'autrui si certaines mesures sanitaires, dont la vaccination, n'étaient pas prises pour protéger nos concitoyens.
L'accès à MES à partir du 1er janvier 2022 est à la fois l'aboutissement d'un long cheminement de la société française depuis 20 ans (loi Kouchner du 4 mars 2002) pour que les usagers de la santé deviennent les acteurs de leur propre santé, et la demande, par ces mêmes usagers, aux professionnels de santé de délivrer des soins de qualité conformes aux données acquises de la science. Si ces derniers défaillaient dans leur mission de soigner, leur responsabilité serait mise en cause.
Nous sommes ainsi sortis progressivement de cette relation asymétrique qui existait au 20ème siècle où la confiance déclarée par un patient envers un professionnel de santé, en particulier médical, était considérée comme un contrat implicite entre les deux parties (arrêt Mercier du 26 mai 1936) et le fondement même de l'obligation de délivrer des soins. La loi Kouchner a introduit l'obligation légale faite aux professionnels de santé d'informer les patients sur les bénéfices et risques d'un acte de soin et d'obtenir leur consentement avant qu'il soit réalisé.
Un professionnel de santé pourrait-il soigner à distance un usager de la santé sans connaître ses données personnelles de santé ? La réponse est négative, en particulier pour le médecin, car ce dernier a l'obligation réglementaire dans un acte de télémédecine d'accéder aux données de santé nécessaires à la réalisation de l'acte. (Art.6316-3 du CSP). Certaines données de santé peuvent être présentées oralement à un médecin non traitant par le patient lors d'une téléconsultation dont le motif est jugé pertinent par ce médecin qui ne connait pas le patient. (http://www.telemedaction.org/449707641)
Ces données personnelles de santé figurent aujourd'hui dans le dossier professionnel informatisé (DPI) du médecin traitant qui peut y accéder lorsqu'il réalise une téléconsultation. C'est la raison pour laquelle la téléconsultation doit être réalisée par un médecin qui connait déjà le patient. Il aura ainsi accès à ses données de santé qui figurent dans le DPI. A partir de 2022, ces données personnelles de santé ont vocation à figurer dans le DMP de MES.
Si le médecin téléconsultant n'est pas le médecin traitant de l'usager, ce médecin doit avoir accès aux données de santé qui figurent dans le DMP de MES. C'est une obligation réglementaire pour le médecin qui réalise une téléconsultation. Ainsi, l'usager qui télé consulte devrait avoir le devoir de donner l'accès à son DMP au médecin téléconsultant. Le médecin ne devrait réaliser cette téléconsultation que si l'usager, d'une part a activé MES et donc son DMP, d'autre part l'a autorisé à accéder à ce DMP.
Ce raisonnement pourra aussi s'appliquer à l'avenir aux professionnels de santé qui réaliseront un acte de télésoin. Dans le cadre d'un parcours pluriprofessionnel chez un patient atteint d'une maladie chronique, on ne peut pas envisager qu'un auxiliaire médical n'ait pas accès aux données de santé nécessaires à la réalisation d'un acte de soin en présentiel ou à distance. Le partage du secret professionnel concernant les données de santé a un cadre légal depuis la loi de modernisation du système de santé du 26 janvier 2016.
Comment va évoluer la responsabilité des professionnels de santé dans cette nouvelle relation asymétrique créée par MES ?
Aujourd'hui, lorsque survient un accident médical et que la juridiction civile est saisie
par la victime pour rechercher les responsabilités professionnelles qui lui permettront d'être indemnisée, le DPI que possède le médecin traitant et/ou l'établissement de santé est saisi par le juge afin que
l'expert judiciaire qu'il a nommé puisse répondre aux questions posées sur les causes de cet accident médical.
Demain, lorsque les données personnelles de santé seront dans le DMP de MES d'un patient, le juge en charge de la recherche des responsabilités, lors de la survenue d'un accident médical, devra-t-il aussi saisir le DMP de la victime pour éclairer l'expertise judiciaire qu'il aura demandée, en particulier lorsqu'un médecin non traitant sera mis en cause ? Nous allons tenter d'apporter un éclairage sur une situation qui ne manquera pas d'évoluer dans les prochaines années. Plusieurs questions sont ainsi posées.
Tout professionnel médical sollicité par un usager de la santé doit-il créer un DPI ?
La réponse est oui en 2021. "Le DMP n’a pas vocation à se substituer au dossier professionnel de chaque praticien. Il comprend les informations essentielles pour connaître l’état de santé du patient et qui permettent la coordination et la continuité des soins" lit-on sur le site de l'Assurance maladie en charge du DMP. Les médecins traitants doivent réaliser chaque année, pour chaque DMP de leur patientèle, un "volet médical de synthèse" pour "faciliter l'échange d'informations sur un patient et son suivi entre les différents professionnels de santé". On peut penser que dans un avenir proche ce volet médical de synthèse du DMP pourra être réalisé par un algorithme que le professionnel médical devra valider au nom du principe de "garantie humaine".(http://www.telemedaction.org/449286796)
MES risque-t-il à court ou moyen terme d'être mieux renseigné en données personnelles de santé qu'un DPI ?
La
réponse est oui, à partir de 2022. Le décret 2021-1048 relatif à la mise en oeuvre de l'espace numérique de santé (ENS), publié le 4 août 2021, précise le contenu de MES (http://www.telemedaction.org/450202746) : outre les données administratives communes à celles du DPI, les données de santé du DMP seront plus complètes que celles du
DPI, puisqu'elles recevront (art.R.1111-30 du CSP) les données relatives à la prévention, à l'état de santé et au suivi social et médico-social que les professionnels de santé
estiment devoir être partagées dans le DMP, afin de servir la coordination, la qualité et la continuité des soins, y compris en urgence, notamment l'état des vaccinations, les synthèses médicales, les lettres
de liaison, les comptes rendus de biologie médicale, d'examens d'imagerie médicale, d'actes diagnostiques et thérapeutiques, et les traitements prescrits. Dans l'idéal, le DPI du médecin traitant devrait
contenir toutes ces informations, mais pas celui d'un médecin non traitant.
Ce qui donnerait à MES une plus grande richesse de données de santé, ce sont celles que le titulaire de MES peut ajouter de sa propre initiative et qui ne seront pas forcément portées à la connaissance du médecin traitant et des autres professionnels de santé médicaux et non médicaux intervenant dans le parcours de soin, comme les constantes de santé produites par des services ou outils numériques référencés au catalogue de l'ENS, un questionnaire de santé librement renseigné par le titulaire contenant ses traitements en cours, les dernières interventions dont il a fait objet et ses antécédents médicaux, toutes autres données de santé utiles à la prévention, la coordination, la qualité et la continuité des soins ne figurant pas dans le dossier médical partagé.
Cette relation nouvelle entre le patient et le professionnel médical peut-elle à court ou moyen terme modifier le cadre actuel de la responsabilité médicale ?
Nous pensons que oui. Si aujourd'hui la responsabilité médicale est de nature contractuelle et repose sur la confiance donnée par un patient à son médecin, demain cette relation de confiance pourrait être inversée : c'est le médecin qui devra apporter toute sa confiance au patient pour que ce dernier lui fasse connaître des données qu'il aura colligées dans MES afin que le médecin dispose de tous les moyens nécessaires pour conduire un diagnostic et prescrire un traitement. Le DPI pourrait à court terme, à partir de 2022, devenir insuffisant pour élaborer un diagnostic et prescrire un traitement, ce qui augmenterait le risque d'erreur médicale ou d'accident médical.
En résumé, cette analyse, qui n'est à ce stade qu'une simple ébauche juridique d'une possible évolution des droits et devoirs des patients, et de la responsabilité médicale, à la suite du développement de MES, ne remet nullement en cause l'empowerment des patients, en particulier de ceux atteints de maladies chroniques, qui est un acquis incontestable des dernières années. Nous voulons simplement évoquer une évolution probablement nécessaire dans un avenir proche des droits et devoirs des patients vis à vis de leurs propres données de santé, et, en corollaire, inciter les juristes de la santé à une réflexion sur ce que pourrait devenir la responsabilité des professionnels de santé dans ce nouveau paysage de la santé.
25 novembre 2021