Quels sont les grands principes éthiques appliqués aux pratiques de Télémédecine fondées sur l'Intelligence Artificielle (IA) en Santé Publique ? (1)

En juin 2019, la chaire Jean Monnet de l'Université de Toulouse organisait un colloque consacré à la Télémédecine et IA en santé. Une monographie résumant ce colloque fut publiée dans les Cahiers Jean Monnet (l'image de ce billet). A cette époque, on commençait à entrevoir les alliances possibles entre l'IA et les pratiques de télémédecine. Depuis, ce sujet innovant a considérablement progressé. C'est ce que montre l'article que nous allons commenter.

L'article est publié par des chercheurs de l'Université de Macerata (Italie) et de l'Institute for Technology and Global Health de l'Université de Cambridge (Royaume-Uni). Il porte sur les grands principes éthiques appliqués à l'usage de l'IA en télémédecine. Nous présentons et commentons cet article dans deux billets successifs, le premier consacré aux pratiques de télémédecine fondées sur l'IA, le deuxième au cadre éthique spécifique à l'alliance de la télémédecine et de l'IA.

Ethics Principles for Artificial Intelligence-Based Telemedicine for Public Health. Tiribelli S, Monnot A, Shah SFH, Arora A, Toong PJ, Kong S.  Am J Public Health. 2023 May;113(5):577-584. doi: 10.2105/AJPH.2023.307225. Epub 2023 Mar 9.PMID: 36893365.


INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (IA), TELEMEDECINE, SANTE PUBLIQUE.


Dans le domaine de la télémédecine, l'IA ouvre de grandes possibilités. Elles peuvent dépasser la télémédecine traditionnelle. En effet, la grande quantité de données personnelles sur les usagers de la santé (c'est-à-dire les données de santé des patients) et celles des populations (c'est-à-dire les données agrégées) peuvent être collectées par des appareils de surveillance à distance pilotés par l'IA. Il en est aussi des données personnelles collectées lors de téléconsultations qui intègrent l'IA. Toutes ces données liées aux pratiques de la télémédecine peuvent être utilisées pour découvrir ou approfondir des connaissances nouvelles (par exemple, par la méthode des corrélations et des modèles). Elles sont difficiles et très coûteuses à obtenir par une simple programmation manuelle humaine.

Kuziemsky C , Maeder AJ , John O , et al. Role of artificial intelligence within the telehealth domain. Yearb Med Inform. 2019;28(1):35–40. https://doi.org/10.1055/s-0039-1677897 Crossref, MedlineGoogle Scholar.

Ces connaissances peuvent être exploitées par l'IA pour élaborer des modèles préventifs et prédictifs de santé, ainsi que des soins de santé personnalisés, tant au niveau individuel (c'est-à-dire les traitements cliniques personnalisés) qu'au niveau de la population, lesquelles permettent d'effectuer des interventions de santé publique qui ciblent uniquement certains segments de population ou de la société (autrement dit, une santé publique plus ciblée).

Rasmussen SA , Khoury MJ , Del Rio C. Precision public health as a key tool in the COVID-19 response. JAMA. 2020;324(10):933–934. https://doi.org/10.1001/jama.2020.14992 Crossref, MedlineGoogle Scholar

De ce point de vue, les pratiques de télémédecine qui intègrent l'IA pourraient devenir très utiles dans les systèmes de soins cliniques et de santé publique des pays du monde entier.

Bhaskar S , Bradley S , Sakhamuri S , et al. Designing futuristic telemedicine using artificial intelligence and robotics in the COVID-19 era. Front Public Health. 2020;8:556789. https://doi.org/10.3389/fpubh.2020.556789 Crossref, MedlineGoogle Scholar.


L'ETHIQUE DE L'IA


Parallèlement à l'intérêt croissant pour l'IA avec apprentissage automatique dans les pratiques de télémédecine, il y a une prise de conscience de l'existence de risques éthiques. Ces risques sont, d'une part une exacerbation possible de la discrimination et de l'inégalité en matière de santé, en raison de données erronées ou biaisées utilisées pour alimenter et entraîner les modèles d'apprentissage automatique, et d'autre part une atteinte à l'autonomie des patients en raison de l'utilisation abusive de données de santé personnelles pour des intérêts économiques tiers.

European Commission, Directorate-General for Communications Networks, Content and Technology. Ethics guidelines for trustworthy AI. 2019. Available at: https://data.europa.eu/doi/10.2759/346720. Available at: https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/d3988569-0434-11ea-8c1f-01aa75ed71a1. Accessed August 8, 2022. Google Scholar

Bien que la littérature ancienne ait déjà suggéré l'existence de risques éthiques spécifiques à l'usage de l'IA en général et dans les soins de santé en particulier, il existe peu de recherches éthiques sur les risques dans le contexte particulier de l'exercice de la télémédecine fondée sur l'IA, utilisée dans et pour la santé publique. Si ces risques ne sont pas pris en compte, l'énorme potentiel des pratiques de télémédecine fondées sur l'IA en santé publique, sera profondément compromis. À cet égard, les organisations et les praticiens de santé publique, ainsi que les chercheurs d'un large éventail de domaines où l'IA est impliquée, s'accordent sur la nécessité de respecter des principes d'éthique sur l'IA. Les politiques de santé publique et la réglementation juridique peuvent contribuer à détecter, prévenir et atténuer les risques de l'IA chez les personnes, et orienter de manière responsable la conception et l'adoption de systèmes fondés sur l'IA. Cependant, jusqu'à présent, aucun cadre éthique n'a été élaboré pour les pratiques de télémédecine fondées sur l'IA, notamment dans le cadre d'un bénéfice pour la santé publique.

Nous avons cherché à combler cette lacune en mettant en évidence le premier cadre unifié de principes éthiques à prendre en compte, à réviser ou à élargir, et à rendre opérationnel pour développer et déployer de manière responsable les pratiques de télémédecine fondées sur l'IA en santé publique. Dans ce but, nous discuterons d'abord de la synergie entre l'IA et la télémédecine.

Nous analyserons ensuite les principaux cadres éthiques et les principes (ou thèmes) connexes qui sous-tendent divers domaines mis en jeu par les pratiques de télémédecine fondées sur l'IA en santé publique.

En montrant à la fois les chevauchements et les différences entre les principes, et en particulier les différentes connotations et exigences éthiques que les principes éthiques impliquent dans les domaines considérés, nous identifierons et décrirons un ensemble global de 6 principes éthiques de l'IA qui nous semblent pertinents pour la conception et l'utilisation de la télémédecine fondée sur l'IA en santé publique.

Enfin, nous utiliserons de manière sélective certains des principes proposés pour illustrer leur place dans certaines applications pratiques de la télémédecine fondée sur l'IA. Nous montrerons comment ces principes permettent de mettre en évidence des risques contextuels. Cette analyse montrera également que les principes identifiés pour la conception et la mise en œuvre de la télémédecine fondée sur l'IA en santé publique doivent être explorés et encore affinés pour être vraiment efficaces.


L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE EN TELEMEDECINE.


Les possibilités qu'ont les systèmes de télémédecine fondés sur l'IA sont considérables. Ces systèmes peuvent offrir grâce au traitement de grandes quantités de données une amélioration de l'efficacité des soins, une aide à la décision clinique et à la prise en charge des patients, ainsi qu'une amélioration de l'équité en santé. De telles possibilités sont de plus en plus reconnues dans les domaines de la télémédecine et de la santé publique.

Khoury MJ , Ioannidis JP. Medicine. Big data meets public health. Science. 2014;346(6213):1054–1055. https://doi.org/10.1126/science.aaa2709 Crossref, MedlineGoogle Scholar

Cependant, en raison des progrès rapides de l'IA, il n'existe que peu d'aperçus complets et à jour des applications de télémédecine fondées sur l'IA dans la littérature. Ces applications peuvent être regroupées dans 3 catégories selon leur fonction clinique en soins de santé.


Le diagnostic à distance

Les outils d'aide au diagnostic à distance sont de plus en plus utilisés pour faire des recommandations en matière de dépistage, de diagnostic, de traitement ou de prévention des maladies, sans nécessiter des contacts en présentiel avec les professionnels de santé. Ces recommandations sont construites à partir de grandes quantités de données collectées chez les patients, allant des antécédents médicaux personnels ou familiaux à l'imagerie qui peut être acquise à distance. Ainsi, ces outils peuvent faire progresser l'équité en santé en favorisant l'accès aux établissements de santé publique et aux traitements cliniques, en particulier chez les personnes vivant dans des zones mal desservies ou chez les patients touchés par une maladie grave. Les patients peuvent alors utiliser certains de ces outils directement sans la présence synchrone de professionnels de la santé. Par exemple, ils peuvent tenir des conversations avec des chatbots qui utilisent le traitement du langage naturel pour obtenir des informations qui nécessitent une transmission aux professionnels de la santé.

Un exemple d'outils dans le domaine de la santé publique est SGDormBot (Bot MD, Singapour), outil de télémédecine fondé sur l'IA qui fut utilisé pendant la pandémie de COVID-19 sur WhatsApp pour un dépistage de masse en temps réel de l'état de santé des travailleurs migrants à Singapour, sur la base des symptômes décrits, en vue d'une intervention clinique rapide.

Chen J , See KC. Artificial intelligence for COVID-19: rapid review. J Med Internet Res. 2020;22(10):e21476. https://doi.org/10.2196/21476 Crossref, MedlineGoogle Scholar

Avec d'autres outils, les utilisateurs peuvent être les cliniciens, comme dans le cas de la téléophtalmologie, où ces cliniciens reçoivent les données de patients, recueillies à domicile. Ils les évaluent ensuite pour évoquer un diagnostic.

Li J-PO , Liu H , Ting DSJ , et al. Digital technology, tele-medicine and artificial intelligence in ophthalmology: a global perspective. Prog Retin Eye Res. 2021;82:100900. https://doi.org/10.1016/j.preteyeres.2020.100900 Crossref, MedlineGoogle Scholar

Pour soutenir les évocations diagnostiques des cliniciens, d'autres outils fondés sur l'IA peuvent être utilisés, comme les systèmes de recommandation en santé publique, afin de générer d'autres recommandations sur les traitements à mettre en oeuvre, outils fondés sur des modèles construits à partir des données collectées de différentes interventions réalisées chez des patients avec leurs résultats.


La téléconsultation

L'infrastructure de la télémédecine devient de plus en plus sophistiquée, avec l'essor des plateformes de téléconsultation et la numérisation des dossiers médicaux. Les téléconsultations ont été largement perçues comme augmentant le confort des patients en réduisant les déplacements et les temps d'attente. Les téléconsultations sont de plus en plus pratiquées sur des plateformes en ligne alimentées par l'IA avec des fonctionnalités qui aident les médecins dans leur travail et améliorent l'expérience de la consultation médicale virtuelle. L'une de ces fonctionnalités est la reconnaissance vocale associée à l'enregistrement automatisé de la parole par apprentissage automatique. Cette fonctionnalité peut traiter la voix et la traduire en documentation clinique. Ces plateformes, lorsqu'elles utilisent la reconnaissance vocale, peuvent réaliser l'enregistrement du dialogue, ce qui aide à tracer les notes médicales, les antécédents des patients et les données médicales de la téléconsultation dans le dossier du patient. Aujourd'hui, des outils utilisent des algorithmes de reconnaissance faciale pour reconnaître les émotions, permettant aux cliniciens de juger l'état émotionnel d'un patient et ainsi de mieux appréhender ses problèmes de santé.

Babylon Health (Babylon Health, Londres, Royaume-Uni) en est l'excellent exemple. C'est un outil de télémédecine fondé sur une IA qui intègre toutes ces fonctionnalités (reconnaissances vocale et faciale) ont été adoptées par le National Health Service du Royaume-Uni.

Les dossiers de santé électroniques (DSE) ont également le potentiel d'être "augmentés" par l'IA, grâce aux techniques d'apprentissage automatique. Ces techniques peuvent détecter de nouvelles évolutions des maladies et prédire certains résultats de santé tant au niveau individuel que collectif. Enfin, les algorithmes peuvent aider à optimiser le triage des patients qu'il convient d'adresser aux professionnels de la santé, à partir de critères pertinents, réduisant ainsi la surcharge hospitalière (l'accès aux urgences) tout en améliorant la santé des patients et la gestion de leurs soins.


La télésurveillance des patients chroniques

La surveillance et la gestion à distance des patients chroniques utilisent des outils capables de recueillir, de traiter et de transmettre les données de santé d'un patient vers ses professionnels de la santé. L'acquisition de données à l'aide d'appareils implantés ou portés ou d'applications sur smartphones est associée à des capacités d'analyse utilisant l'apprentissage automatique. Cette organisation de télémédecine intègre des flux de données qui parviennent aux professionnels dans leur travail clinique leur permettant de faire des ajustements et des prédictions en temps réel et de faire des commentaires et prescriptions personnalisés. Les systèmes de télésurveillance sont particulièrement utiles pour surveiller des affections chroniques comme le diabète, l'insuffisance cardiaque, la maladie de Parkinson, etc., ainsi que chez des patients bénéficiant d'une réadaptation post-chirurgicale. Le but de la télésurveillance est aussi d'autonomiser les patients qui vivent leur santé avec beaucoup d'appréhension.

L'exemple d'un tel système de télésurveillance, pertinent pour la santé publique, est celui qui permet de reconnaître une activité humaine, grâce à des capteurs installés dans les chambres des patients, assurant la surveillance à distance des résidents de foyers logements ou d'établissements de soins pour personnes âgées. Les capteurs pilotés par l'IA notent les différents états fonctionnels des résidents et adressent des informations aux professionnels de la santé, ce qui permet d'éviter les chutes, les décompensations cardiaques, et autres complications de maladies chroniques. Ces alertes de télésurveillance permettent aux professionnels d'ajuster les traitements, en dominant les limites imposées par la distance géographique.


COMMENTAIRES. Cette première partie appelle plusieurs commentaires.

Tout d'abord, l'usage de l'IA n'est pas réservé aux pratiques présentielles, il s'étend également aux pratiques distancielles avec certaines spécificités éthiques. Comme le disent les auteurs, nous globalisons les problèmes éthiques de l'IA, sans les appliquer aux spécificités organisationnelles des pratiques de télémédecine. C'est le mérite de cet article d'approfondir le sujet.

Ensuite, les auteurs rappellent à juste titre que les pratiques distancielles génèrent des données de santé particulières que l'on ne collecte pas dans les pratiques présentielles, dites traditionnelles. Ils donnent l'exemple de la télésurveillance médicale des patients atteints de maladies chroniques. Le suivi de ces patients en présentiel génère moins de données personnelles de santé que le suivi en distanciel. Or ce sont probablement ces données collectées dans le suivi distanciel qui permettront, grâce à l'IA, de mieux connaître l'évolution d'une maladie et les causes de son aggravation.

Enfin, les auteurs sont des médecins de santé publique. Ils insistent à juste titre sur l'intérêt des données de santé générées par les pratiques de télémédecine, traitées par l'IA, dans la gouvernance de la santé publique d'un pays. Une des conditions est de pouvoir mélanger les données de santé des patients aux données globales d'une population représentative.


3 novembre 2023

Le prochain billet traitera des principes éthiques de l'alliance des pratiques de télémédecine avec l'IA