Construisons ensemble la médecine du XXIème siècle
Le décret du 3 juin 2021 permet à tous les professionnels de santé, qu'ils soient médicaux, pharmaciens ou auxiliaires médicaux, de pratiquer la télésanté (télémédecine et télésoin), notamment de solliciter par téléexpertise un avis auprès d'un expert médical. Cette formidable avancée du droit de la santé doit permettre d'amplifier la collaboration interprofessionnelle permise par le numérique en santé, un nouveau mode de collaboration qui s'est révélé très utile et efficace pendant la pandémie Covid-19.
Ce décret a voulu sacraliser cette nouvelle coopération interprofessionnelle qui a eu du succès auprès du grand public pendant la pandémie et qui a bénéficié aux patients fragiles lorsqu'ils étaient exposés à la contamination virale. Durant cette pandémie, a loi d'urgence sanitaire a permis de s'affranchir de contraintes administratives pour laisser place à l'initiative professionnelle. Cette période de pandémie fut certes éprouvante pour les professionnels de santé, mais aussi exaltante, un grand nombre ne souhaitant plus, après la pandémie, voir le retour de contraintes administratives trop lourdes pour permettre les innovations organisationnelles qui répondent aux nombreux besoins d'amélioration de l'accès aux soins. (https://www.thinktankcraps.fr/un-systeme-de-sante-reviste-par-le-covid/).
Ce mouvement libérateur d'innovations organisationnelles n'a pas uniquement touché la France, mais la plupart des pays de la planète, qu'ils soient développés ou en développement. En effet, de nombreux pays ont saisi l'occasion donnée par cette catastrophe sanitaire pour faire évoluer les organisations professionnelles de leur système de santé, notamment en développant l'usage de la télésanté et du numérique en santé. Ce fut la naissance du concept de la médecine hybride dans la littérature internationale à partir de 2022, caractérisée par des parcours de soins alternant les soins distanciels et les soins présentiels non-évitables, en particulier chez les patients atteints de maladies chroniques (https://telemedaction.org/422016875/m-decine-hybride-du-21-me-si-cle)(https://telemedaction.org/422021881/m-decine-hybride-au-21-me-si-cle)(https://telemedaction.org/422021881/consultations-pr-sentielles-vitables(https://telemedaction.org/422021881/consultations-pr-sentielles-vitables-2). Le décret français du 3 juin 2021 permet le développement de cette médecine hybride.
Un constat consensuel : un accès aux soins difficile en France qui pourrait être amélioré par de nouvelles organisations.
Nul ne peut contester que l'accès aux soins dans le secteur ambulatoire soit devenu un parcours du combattant pour la plupart des citoyens français, en particulier pour celles et ceux qui vivent en dehors de grandes métropoles et de villes du littoral où sont concentrés la plupart des professionnels de santé libéraux. La liberté d'installation des médecins libéraux, voulue par les syndicats de médecins et appuyé par les médecins parlementaires, ne sert pas l'intérêt général des citoyens, en particulier ceux qui vivent dans les territoires ruraux et les territoires d'outre-mer où la désertification médicale est la plus importante. Les citoyens semblent s'être habitués à entendre de la part de cabinets libéraux de médecins généralistes ou de médecins spécialistes qu'ils ne prenaient plus de nouveaux patients. Et pourtant, cette situation pourrait être améliorée par des organisations professionnelles innovantes permises par la télésanté et la santé numérique (https://telemedaction.org/423570493/acc-s-territorial-aux-soins).
Lorsque des solutions organisationnelles innovantes tentent de se mettre en place pour améliorer l'accès aux soins, comme les nouvelles formes de téléconsultation (https://telemedaction.org/think-tank/1-res-preconisations), la délégation de taches médicales aux pharmaciens d'officine pour le diagnostic et le traitement des angines et des cystites (https://www.egora.fr/actus-pro/politiques/angine-et-cystite-les-pharmaciens-officiellement-autorises-delivrer-des), ou la délégation attribuée aux infirmières/infirmiers du secteur libéral (IDEL), infirmiers en pratique avancée (IPA) compris, avec le récent décret relatif aux conditions de l'accès direct et de prescriptions initiales des infirmiers/infirmières en pratique avancée (https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000051013550), ou avec le projet de loi sur la téléconsultation infirmière et le droit de prescription et de renouvellement des ordonnances (https://www.linkedin.com/posts/fr%C3%A9d%C3%A9ric-valletoux-57402770_presse-le-magazine-egora-revient-sur-activity-7283053480888401921-j8iD?utm_source=share&utm_medium=member_ios)(https://www.sniil.fr/avenir-infirmiere-liberale-nouveaux-textes/), ce sont les mêmes représentants de la médecine libérale qui s'y opposent au motif que des professionnels de santé non-médecins ne peuvent pas exercer la médecine car ils feraient perdre des chances aux patients.
Le développement ou l'extension des pratiques de télésanté, comme la téléexpertise à tous les professionnels de santé depuis le décret du 3 juin 2021, suscite chez les représentants de la médecine libérale une opposition (https://www.lequotidiendumedecin.fr/delegations-de-taches-des-dispositifs-gagnants-gagnants), au motif que ces pratiques distancielles peuvent être responsables de pertes de chance chez les patients. Il est vrai que certaines pratiques déviantes ne servent pas la cause des soins distanciels (https://telemedaction.org/423570493/le-far-west-de-la-t-l-consultation). Mais ne vaudrait-il pas mieux les traiter au cas par cas, comme cela est déjà fait pour les pratiques déviantes de soins présentiels, au lieu de condamner toutes les nouvelles pratiques distancielles ?
L'absence d'accès à des soins essentiels de premier et de second recours ne crée-t-elle pas des pertes de chance plus importantes que celles supposées de la délégation de taches aux professionnels paramédicaux ou de l'implication de tous les professionnels de santé aux pratiques de téléexpertise qui favorisent des organisations professionnelles innovantes ?
Et pourtant, dès avril 2014, le Conseil National de l'Ordre des Médecins avait pris une position très claire pour promouvoir la coopération entre les professionnels de santé dans le respect de la compétence propre de chaque professionnel (https://www.conseil-national.medecin.fr/publications/actualites/cooperations-professionnels-sante) et la loi de modernisation du système de santé de janvier 2016 avait créé les conditions juridiques d'un exercice en équipe de soins et d'une nouvelle compétence infirmière (l'infirmier en pratique avancée ou IPA) (https://www.legifrance.gouv.fr/dossierlegislatif/JORFDOLE000029589477/).
Quelles peuvent être les améliorations d'accès aux soins et de leur continuité permises par la téléexpertise ?
Pour le pharmacien d'officine
Le pharmacien est coresponsable de la prescription médicamenteuse faite par un professionnel médical (médecin, sage-femme, chirurgien-dentiste). Il assure la dispensation des médicaments aux patients. Il peut renouveler une ordonnance arrivée à son terme en attendant la nouvelle consultation médicale.
L'article R.4235-48 du code de la santé publique (CSP) précise que le pharmacien doit assurer dans son intégralité l'acte de dispensation du médicament, associant à sa délivrance :
1° L'analyse pharmaceutique de l'ordonnance médicale si elle existe ;
2° La préparation des doses à administrer;
3° La mise à disposition des informations et les conseils nécessaires au bon usage du médicament.
Il a un devoir de conseil particulier lorsqu’il est amené à délivrer un médicament qui ne requiert pas une prescription médicale. Il doit par des conseils appropriés et dans le domaine de ses compétences participer au soutien apporté au patient».
Coresponsable de la prescription médicamenteuse, le pharmacien d'officine réalise l’analyse pharmacologique de la prescription, ce qui suppose avant toute chose de vérifier la validité de l’ordonnance et la régularité formelle de celle-ci (date, durée du traitement), mais aussi le respect des règles de délivrance du médicament prescrit. Certains médicaments nécessitent une ordonnance sécurisée ou ne peuvent être prescrits que dans un cadre hospitalier. Ensuite, le pharmacien, par une analyse pharmacologique, vérifie la pertinence de la prescription, le dosage prescrit et il doit détecter, le cas échéant, d’éventuelles erreurs de dosage ou des interactions entre les différents médicaments délivrés et les éventuels traitements en cours dont le pharmacien a connaissance grâce au dossier pharmaceutique informatisé (DPI) accessible sur l'ensemble du territoire par toutes les officines.
Le pharmacien, expert du bon usage du médicament, est responsable de cette analyse pharmacologique à la fois complexe et risquée. Si l’analyse fait appel à des données objectives et à des règles de bonnes pratiques, la vérification de la posologie, la détection d’interactions entre différents médicaments, les précautions d’emploi supposent de prendre en considération des données subjectives propres au patient. Cela est simple si le pharmacien connaît bien les antécédents du patient, grâce au DPI ou à l'espace santé du citoyen (MES) si le patient n'est pas connu du pharmacien. Le pharmacien a ainsi la responsabilité de mettre en garde le médecin et le patient lorsqu'il détecte des interactions potentielles entre les médicaments prescrits par le médecin.
On perçoit ainsi l'intérêt pour le pharmacien d'officine d'utiliser la téléexpertise auprès du professionnel médical prescripteur lorsqu'il estime que la prescription pose un problème. Alors que cette requête auprès du médecin prescripteur se faisait auparavant par téléphone sans traçabilité de l'échange, la pratique d'une téléexpertise avec le médecin traitant par messagerie sécurisée donne une traçabilité de l'échange et permet de mieux évaluer la coresponsabilité de la prescription médicamenteuse en cas de préjudice porté au patient par une prescription inadéquate.
Pour le personnel infirmier libéral (IDEL) et/ou en pratique avancée (IPAL)
Le site de l'Assurance maladie précise les 4 actes que l'IDEL et l'IPAL peuvent réaliser à distance en télésoin, à la suite suite de la signature de l'avenant 9 des infirmiers du 23 mars 2023 et entré en application le 5 juillet 2023 :
Pour la prise en charge du suivi de patients atteints de maladies chroniques (ICC, BPCO, Diabète insulino-requérant) confié par le médecin traitant ou le médecin spécialiste, le cadre juridique pour les IPA est aujourd'hui consolidé par le décret du 20 janvier 2025 relatif aux conditions de l'accès direct et de prescriptions initiales des infirmiers/infirmières en pratique avancée (https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000051013550). L'IPA "participe à la prise en charge globale des patients dont le suivi lui est confié par un médecin". Il est autorisé à prescrire "des produits de santé ou des prestations soumis ou non à prescription médicale obligatoire" dont la liste est (sera) arrêtée par le ministre de la Santé après avis de l'Académie Nationale de Médecine.
L'IDEL peut également solliciter une téléexpertise auprès d'un professionnel médical, en particulier dans le cadre du suivi de patients chroniques (ICC, BPCO, diabète insulino-requérant). Le professionnel médical, sur la base des données transmises, construites à partir d'un raisonnement clinique infirmier, juge nécessaire ou non de voir le patient en consultation présentielle ou en téléconsultation (https://telemedaction.org/think-tank/webinaire-25-janvier).
L'exemple le mieux connu de téléexpertise requise par un infirmier concerne les soins chez des patients atteints de plaies chroniques. Avant le décret du 3 juin 2021, l'IDEL en charge de plaies chroniques, au domicile ou en Ehpad, devait solliciter l'avis du médecin traitant, pas toujours compétent en soins de plaie chronique, lequel devait alors solliciter l'avis d'un médecin spécialiste expert, ou prescrire une hospitalisation de jour pour que la plaie chronique puisse être évaluée par une IDE hospitalière, titulaire du DU de plaie chronique, éventuellement complétée par l'avis d'un médecin hospitalier spécialisé (dermatologue, chirurgien vasculaire, gériatre, etc.).
Depuis le décret, la démarche est devenue plus simple. L'IDEL peut solliciter directement le médecin spécialiste des plaies chroniques, soit de manière asynchrone en adressant une photo par messagerie sécurisée, soit de manière synchrone par Visio si le médecin veut évaluer lui-même la plaie dans plusieurs dimensions grâce à une caméra manipulée par l'IDEL. Lorsque la téléexpertise est synchrone en Visio, il ne s'agit pas nécessairement d'une téléconsultation si le seul dialogue se fait entre le professionnel infirmier et le professionnel médical. A la fin de la téléexpertise, le médecin expert peut faire une prescription de soins à l'IDEL.
Pour l'orthophoniste
Depuis le 6 avril 2022, les orthophonistes peuvent avoir recours à la téléexpertise et la facturer à l’Assurance Maladie.
La téléexpertise permet à un orthophoniste de solliciter l’avis d’un professionnel médical face à une situation médicale donnée. Par exemple, à la fin d'une première série de séances de rééducation d'une aphasie post-AVC prescrite par le neurologue ou de la rééducation d'un enfant dyslexique ou bègue prescrite par le pédiatre, l'orthophoniste peut solliciter la poursuite des séances de rééducation auprès du médecin prescripteur, sur la base de données suffisamment complètes de l'état du handicap à la fin de cette première période, afin que le professionnel médical juge l'opportunité ou non de poursuivre cette rééducation. S'il confirme la nécessite de poursuivre cette rééducation, il adresse une nouvelle prescriptions de l'orthophoniste remettra au patient.
La téléexpertise permet d'éviter de nouveaux rendez-vous présentiels auprès des spécialistes au seul motif de renouvellement de la rééducation orthophonique, les délais d'obtention d'une consultation médicale en présentiel pouvant être trop longs et interrompre ainsi la continuité des soins orthophoniques nécessaire à leur efficacité.
Le site de l'Assurance maladie (Amélie.fr) précise que l'acte de demande de téléexpertise est valorisé à hauteur de 10€ par téléexpertise. Chaque orthophoniste peut réaliser au maximum 2 actes de téléexpertise par an pour le même patient. L'acte de demande de téléexpertise est à facturer avec la lettre-clé traçante RQD.
Tous les patients peuvent bénéficier de téléexpertise. Ils doivent être informés sur les conditions de réalisation de la téléexpertise et avoir donné leur consentement après avoir reçu ces informations.
La téléexpertise doit être réalisée dans des conditions permettant de garantir la confidentialité des échanges entre l'orthophoniste requérant et le professionnel médical requis, ainsi que la sécurisation des données transmises.
L'acte de téléexpertise doit faire l'objet d'un compte-rendu établi par le professionnel médical requis qu'il archive dans son propre dossier patient et qui doit être transmis au professionnel de santé requérant ayant sollicité l'acte. Le compte-rendu est intégré dans Mon Espace santé du patient lorsqu'il est ouvert.
Les orthophonistes reçoivent des aides à l'équipement dans le cadre du forfait d’aide à la modernisation et l’informatisation du cabinet, d’une aide à l’équipement en télésanté selon les modalités suivantes :
Pour le masseur-kinésithérapeute
Depuis le 8 février 2024, les masseurs-kinésithérapeutes (MKT) peuvent avoir recours à la téléexpertise et la facturer à l’Assurance Maladie (avenant 7 à la convention nationale, article 2.3.2). La téléexpertise permet à un masseur-kinésithérapeute de solliciter l’avis d’un professionnel de santé médical face à une situation donnée.
Par exemple, au décours d'une chirurgie de la hanche, le MKT suit une première prescription du chirurgien à la sortie de l'établissement de santé. Il peut proposer au terme de cette première séquence un renouvellement des séances sur la base d'un constat d'une amélioration de la marche qui peut encore progresser. Un autre exemple est celui d'une rééducation cardiaque au décours d'un infarctus du myocarde prescrite par le cardiologue, rééducation qui doit être poursuivie selon le MKT qui obtient le renouvellement de séances sur la base de données complètes permettant au cardiologue expert de juger. La même démarche peut être faite pour une rééducation d'un handicap neurologique post-AVC.
En clair, la continuité des soins en rééducation est assurée grâce à la téléexpertise requise par le MKT auprès du professionnel médical prescripteur, ce qui améliore la performance des soins.
Le site de l'Assurance maladie précise (Améli.fr) que la demande de téléexpertise par un MKT est valorisée à hauteur de 10 € par téléexpertise, que chaque MKT peut réaliser au maximum 2 actes de téléexpertise par an pour un même patient et que l'acte de demande de téléexpertise est à facturer avec la lettre-clé traçante RQD.
L'avenant 7 à la convention des MKT précise que tous les patients peuvent bénéficier de téléexpertise. Ils doivent être informés sur les conditions de réalisation de la téléexpertise et avoir donné leur consentement après avoir reçu ces informations. Il précise les modalités de réalisation de l'acte avec l'obligation d'un compte rendu versé dans MES du patient s'il est ouvert et dans le DPI du professionnel de santé, médical et non-médical.
Pour l'orthoptiste
Alors que le syndicat des orthoptistes (SNAO) s'est réjoui de l'accès à la téléexpertise requise après la parution du décret du 3 juin 2021 (https://www.orthoptiste.pro/informations/actualites-generales/la-teleexpertise-enfin-possible-pour-les-orthoptistes/), cette pratique de télésanté n'a pas été retenue dans l'avenant 14 à la convention orthoptique conclu avec l'Assurance maladie le 21 juillet 2021, seul le télésoin figure dans cet avenant. Il n'en n'est pas fait état dans les avenants suivants (15 conclu le 10 octobre 2022 et 16 conclu le 12 juin 2023). On peut cependant considérer que le protocole Muraine, signé le 15 juillet 2018, mis en place par l'arrêté du 1er mars 2021 est bien une pratique de téléexpertise pour les orthoptistes (https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000043261479)
Dans le but d'améliorer la filière des soins visuels, l'IGAS a préconisé, dans son rapport de septembre 2020, la téléexpertise pour les orthoptistes et les opticiens-lunetiers afin d'améliorer l'accès aux soins de réfraction dans les déserts ophtalmologiques, dépourvus d'ophtalmologistes et d'orthoptistes (https://www.igas.gouv.fr/La-filiere-visuelle-modes-d-exercice-pratiques-professionnelles-et-formation). Le syndicat des ophtalmologistes français (SNOF) s'oppose à cette évolution de l'organisation professionnelle des soins visuels incluant la téléexpertise dans le but d'améliorer l'accès au bilan visuel dans les déserts ophtalmologiques, au motif (erroné) que la pratique de la téléexpertise par les opticiens-lunetiers, permise par le décret du 3 juin 2021, serait un exercice illégal de la médecine.
30 janvier 2025